IX. (132, 6.)
Orth. : C.
Les manuscrits. — Les vers 8 (une syll. manque) et 39 (idem) attestent une source commune à C et R.
Forme. — 5 coblas unissonans de 9 vers avec la formule (Maus, n. 787, p. 126) :
7a 7b 7c’ 8d 8d 8e 8e 6f’ 10f’
Elias de Barjols n’a pas inventé cette forme. Robert, évêque de Clermont, avait composé sur cette mélodie sa cobla au Dauphin d’Auvergne (95, 3 ; H n. 156, Studj, V, p. 503). Le Dauphin répondit par une cobla (119, 9 ; H n. 157, ibid., p. 507) gardant la forme et les rimes choisies par son partenaire ; et cette forme, sans doute nouvelle alors, doit avoir attiré l’attention du Dauphin, puisqu’il commence par une allusion aux sons breus de la cobla de l’évêque (ms. et Rayn. : Li evesque troban en sos breus Mais volon..., corr. : L’evesque troban sos breus Mais volon...). Cet échange de couplets date de 1215-16, comme nous le montrerons ailleurs. — Elias de Barjols reproduit cette forme exactement, en gardant la suite et les désinences des rimes. Un troubadour de la seconde moitié du treizième siècle, Olivier de la Mar, imitera encore la même formule, en gardant les rimes, dans un sirventés dont une strophe nous est parvenue (311, 1 ; H n. 245, ibid., p. 541 ; les vers 4 et 6 exigent des corrections). Toutes les pièces de ce groupe sont donc sorties de la cobla de l’évêque de Clermont, dont elles sont une reproduction fidèle.
Le premier trait remarquable de cette structure est de contenir trois rimes, dissoutas : a, b, c, nombre élevé des rimes qui ne trouvent pas leur correspondance dans la même strophe (cf. Bartsch, Jahrbuch, I, pp. 175-7 ; et Appel, Peire Rogier, pp. 29-30). Elias de Barjols, dont la chanson est seule complète, y ajouta une autre particularité : le mot cor, du deuxième vers, revient à la même place, dans toutes les strophes, en rime-refrain. Ce mot se trouve à la même place dans la cobla de l’évêque, ce qui d’ailleurs paraît une coïncidence accidentelle. En introduisant une rime-refrain dans une formule antérieure, Elias ne heurtait pas l’usage, car de pareils développements secondaires étaient admis. Les rimes-refrains ne sont pas une rareté chez les troubadours. Environ trente exemples ont été réunis par Stimming et Appel (Bertr. de Born¹, pp. 102-3 ; Peire Rogier, pp. 24-5 ; d’après Stimming, ibid., et Stengel, Rom. Verslehre, p. 82, § 183, quelques exemples sont mentionnés aussi dans P. Heyse, Studia Romanensia, p. 11, ouvrage que je n’ai pas pu consulter). Autres exemples : Raimbaut d’Aurenga 389, 23, clars au v. 1 ; viva et gaia aux vv. 5 et 7, changeant mutuellement leur place de strophe en strophe (cf. Maus, n. 760, et Stengel Ms. a, R. d. l. r., XLV, pp. 213-4) ; Guilhem Ademar 202, 2, testa au v. 3 ; Folquet de Marseille 155, 14, amors au premier, et merces au dernier vers ; Raimbaut de Vaqueiras 392, 3, crotz au v. 7 ; Arnaut de Maruelh 30, 6, amor au v. 2, honor au v. 7 ; Ricau de Tarascon 422, 1, amor au v. 2 ; Aimeric de Pegulhan 10, 15, amor au v. 1, ce qui fut imité par Sordel 437, 6, par Perdigon 370, 1, par Anon. 461, 231, et ne fut pas imité par Peire Cardenal 335, 4 lorsqu’ils reproduisirent la formule d’Aimeric (cf. Maus, p. 54) ; le même Aimeric de Pegulhan 10, 17, mals au derniers vers, et dans 10, 10, dieu au v. 2 ; Aimeric de Belenoi, dans 9, 1, dolor au v. 2 ; Elias Cairel 133, 2, tresca au v. 3, et entenda au v. 7 ; 133, 1, art au v. 2, part au v. 3 (et -vers au v. 1, -versa au v. 7, sauf la dern. str.) ; 133, 12, platz au v. 6, joy e solatz au v. 7 ; Lanfranc Cigala, dans 282, 9 (de même forme), garde platz et solatz, et ajoute encore chan, subs. au v. 4, et chan 1 sg. ind. pr. au v. 9 (Maus, pp. 55-6) ; de même dans Peire Bremon 330, 16, aclau au v. 2, suau au v. 3, legor au v. 4, et dans Peire Cardenal 335, 13 (même formule), aclau seul au v. 2 (Maus, p. 54) ; Peire Bremon a encore, dans 330, 7, per que ? à l’avant-dernier vers (Maus, n. 427), et dans 330, 2 amor au v. 3 ; Peire Cardenal 335, 25, amor au v. 9 (Maus, p. 12), et 335, 17, cor au v. 6 ; Daude de Pradas 124, 11, merce au v. 7 (cf. ms. A, n. 358, Studj, III, p. 387) ; Alegret 17, 2 sec (v. et adj.) au v. 1 (cf. MG. 353). Les exemples pourraient être multipliés (cf. Maus, nos 198 et 291 pour 248, 78 et pour 230, 3). Remarquable est Guilhem d’Autpol 206, 1, Esperansa de totz ferms esperans avec be au v. 3, mort au v. 8 et alba au derniers vers (Appel, Chr.², p. 93, nº 58).
Tornada (date et localisation). — L’envoi nomme la comtessa valen de Savoia et le pros marques, qui n’est autre que son mari, le comte de Savoie. Ce titre entra, en effet, dans la maison Humbertine au commencement du onzième siècle (cf. A. de Gerbaix-Sonnaz, Studj storici sul contado di Savoia e marchesato in Italia, 3 voll. en 6 parties, 1883-1902, Torino ; vol. I, pp. 2, 210 et suiv.). Thomas I (1178-1233), dont il s’agit dans la tornada d’Elias, porte dans les actes, à côté du titre simple de comes Sabaudiae, non moins souvent celui de comes Sabaudiae (ou bien Maurianensis) et marchio in Italia (ou bien Italiae) ; (cf. Mon. Hist. Patr., Chartarum, t. I, à la table ; cf. Guichenon, Hist. généal. de la royale maison de Savoie, t. II, ff. 44-55 ; L. Würstenberger, Peter der Zweite, Gr. v. Sav., Mkgr. in It., 4 vol., Bern, 1856-58, v. IV, extr. d. chartes, pp. 14-36). Il n’y a non plus rien d’étonnant dans le fait que l’on trouve ·l marques, mais la comtessa. Au contraire, notre troubadour est en cela parfaitement d’accord avec les coutumes. « Che il marchesato fosse segno di un ufficio militare si scorge anche dal motivo che i soli maschi ne portavano il titolo », dit Gerbaix-Sonnaz, I, 2, p. 230 (cf. dans Guichenon, II, f. 55, pour Thomas I et sa femme : Comitissa Sabaudiae uxor Marchionis in Italia). — L’Art d. v. l. d.³, III, f. 615, col. 2, et Mas-Latrie, col. 1703, nomment deux femmes de Thomas I : Béatrice de Génevois et Marguerite de Faucigny. En réalité, il eut une seule femme, Marguerite de Génevois, qui lui survécut et ne mourut qu’en 1257 ; ce fait, qui a été prouvé déjà par Würstenberger, ibid., I, a. 1856, pp. 87-97, a été précisé par F. Salvio, I primi conti di Savoia, Ric. stor., dans Miscellanea di storia italiana edite per cura della R. Deputazione di storia patria, t. XXVI, a. 1807, pp. 538-40 et 494-5 (cf. F. Torraca, Le donne ital. nella poesia provenzale, p. 14, et Bertoni, Giorn. stor., XXXVIII, p. 148, n. 47). Bertonia relevé quelques mentions de la cour de Savoie dans les troubadors (Giorn. stor. d. l. it., XXXVI, p. 20, et XXXVIII, p. 145, n. 18 ; pp. 148-9, n. 56).
Cette tornada, qui doit saluer le marquis et la comtesse de Savoie de la part de notre troubadour, qui était alors en Provence, indique un moment très proche du mariage de Raimon-Bérenger de Provence avec Béatrice de Savoie. La date précise de ce mariage n’est pas connue. Si Guichenon (I, p. 263) écrit : « Béatric de Sauoye fut mariée au mois de decembre 1220 et non point l’an 1219, comme ont écrit Saxi et quelques autres, avec Raymond Berenger, comte de Provence », il s’appuie, comme il l’indique, sur Philibertus Pingonius (Inclyt. sax.-sab. princ. arbor gentilina, Aug. Taurinorum, 1581, p. 34, n. 164) : « Beatrix, Thomae filia... nupsit Raimondo Berengario provinciae Narbonensis comiti ex Aragonum Regibus oriundo anno MCCXX » (mais sans la date de décembre). La datation de 1219 provient d’une charte conservée qui a trait à la dot de Béatrix à payer à Raimon-Bérenger et qui est du 5 juin 1219 (cf. L. Cibraio et D. C. Promis, Docum. sig. et mon., Turin, 1833, pp. 120-3 ; cf. Invent. des Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, I, p. 98, liasse B, 311). Toutefois, la date du mariage ne peut être de beaucoup postérieure à cette dernière, puisqu’une fille issue de ce mariage, Marguerite de Provence, épousa saint Louis au mois de mai 1234. On peut donc admettre que le mariage de Raimon-Bérenger avec Béatrice eut lieu vers la fin de 1219 ou le commencement de 1220, et la chanson d’Elias serait sans doute à peu près contemporaine de l’acte de juin 1219 et du départ pour la cour de Savoie des ambassadeurs provençaux.