XIII. (132, 2.)
Orth. : E.
Les manuscrits. — E et a’ présentent deux rédactions, mais dans chacune desquelles se sont glissées des altérations sensibles du texte original : cf. E, vv. 11-2, 14, 28, 34, 37, 40 ; a’, vv. 3, 12, 19, 22, où ces altérations sont même assez graves (3, 19) ; parfois tous les deux : v. 27. On ne peut donc ni prendre comme base ni rejeter l’un ou l’autre des textes, et il faut les combiner en ayant recours à d’autres raisons que le classement et la qualification des mss., ce qui ne se fera pas toujours sans laisser subsister des doutes.
Ainsi, l’ordre des strophes et des demi-strophes diffère, et même en deux points. D’abord, les strophes III et IV de a’ sont IV et III dans E ; nous acceptons l’ordre de a’ parce que sa IVe strophe est une conclusion des trois autres et fait suivre l’énoncé des griefs de la décision : amors aissi·us dic de no. Les deux demi-strophes de E, II et III, sont inversement placées dans a’ ; on verra en regardant ces deux strophes que la pensée de la chanson est suffisamment vague pour que l’une des combinaisons soit aussi acceptable que l’autre. Toutefois, l’ordre de E, que nous acceptons, paraît avoir cette supériorité que, dans la strophe II (·us es), enmalezida correspond mieux à l’antithèse du beau temps ancien et du mauvais actuel, dont il est question dans la première demi-strophe, et, dans la strophe III, iauzimens de la seconde partie se rapporte à guizardo de la première. En somme, l’ordre que nous acceptons présente une certaine gradation dans la pensée.
Quant aux envois, il est évident qu’il y en a deux différents, l’un dans a’, l’autre, mutilé, dans E. C’est un fait assez général que certains mss. n’aient qu’une tornada ou même aucune, lorsqu’il y en a deux en réalité ; dans ce cas les manuscrits se complètent les uns les autres. Rien n’autorise donc à suspecter l’authenticité des envois (d’autant plus que la construccion erronée de a’ disparaît du moment que l’on remplace non par no·m).
Forme. — Chanson de 5 coblas unissonans de 8 vers avec la formule :
7a 7b 7b 7a 7c’ 7c’ 7d 7d
C’est la suite de rimes la plus fréquente parmi les chansons provençales conservées (Maus, n. 535, p. 116) ; formule, au point de vue de la longueur des vers, représentée dans une trentaine de pièces. Toutefois, Elias n’a repris les rimes d’aucune, et les siennes n’ont été reprises par aucune autre.
Date, localisation. — C’est cette chanson qui a conduit Diez à placer la date 1230 à côté du nom d’Elias. Les vers 33-4, qui parlent du valen rei de Leo qu’es senher dels Castellas, indiquent une époque postérieure à l’union de la Castille et du Léon, qui datent de 1230.
Le ms. a’ ajoute la tornada, vv. 95-9, où Béatrice (comtesse de Provence) est nommée, ce qui établit une date postérieure à 1220.
Mais je n’oserais pas affirmer que la mention du Léon et de la Castille indique nécessairement une date postérieure à l’union. Les relations des deux pays à l’époque des troubadours passèrent par plusieurs phases. D’abord, Alfonse VII (1126-57), « empereur » dès 1135, est souverain de la Castille et du Léon ; il est célébré par les anciens troubadours : par Cercamon probablement (cf. Bertoni, Noterelle prov. dans R. d. l. r., t. XLV, 1902, pp. 348 et suiv., 352), par Marcabru (293, 35, 23, 22 ; cf. Suchier, Jahrbuch, XIV, p. 153, et P. Meyer, Romania, VI, pp. 119-29), par Peire d’Alvernhe (323, 7 ; cf. Mila, p. 81, et Zenker, P. d’Alv. Lieder, p. 24). Après la mort d’Alfonse VII, Sancho, son fils, lui succède comme roi de Castille (1157-58), et bientôt après Alfonse VIII, fils du dernier (né en 1155, règne : 1158-1214 ; marié avec Eléonore d’Angleterre dès 1170). L’autre fils d’Alfonse VII, Ferdinand II, lui succède comme roi de Léon (1157-88). Le dernier n’est point connu comme protecteur des troubadours. Alfonse VIII, au contraire, fut un des plus célèbres d’entre eux. C’est pourquoi les allusions des troubadours de cette époque (1170-88) ne sont pas toujours entièrement libres de confusion dans les titres. Marcabru, dans sa pièce 293, 9, qui est de 1180 environ et certainement antérieure à 1185 (Suchier, ibid., p. 156), oppose au roi Alfonse d’Aragon un autre Alfonse vas Leo ; cet Alfonse ne saurait être, comme le croit Suchier, Alfonse IX de Léon, qui succéda à son père seulement en 1188 (né le 15 août 1171), mais, comme l’avait cru Mila² (p. 103), Alfonse VIII de Castille (qui sera nommé peut-être encore dans 293, 36) ; nous y aurions donc une légère inexactitude due à l’unité sous Alfonse VII, protecteur de Marcabru. Guilhem de Berguedan, célébrant Alfonse VIII dans 210, 17 (Mila², p. 309), dit : Reis castellas qu’es en luec d’emperaire, mais dans 210, 20 (Milà, 307-8 ; cf. 293 ; de 1174-80), il dit de sa femme : E vos, domna, reina pros e gaia Emperatritz ; et Perdigon 370, 5, str. VI, MG. 511, parlant d’Alfonse d’Aragon et ensuite d’Alfonse VIII de Castille : ... E·l rei N’ Anfos eissamen C’ab ricx faitz d’emperador Creis honor... La confusion ne fut plus possible du jour où, en 1188, Alfonse IX eut succédé à Ferdinand II dans le royaume de Léon (1188-1230) et commença à être connu comme protecteur des troubadours. Rien d’étonnant que pour cette époque (1188-1214), la confusion entre la Castille et le Léon ne se produise pas dans les mentions très nombreuses relatives soit à Alfonse VIII de Castille, soit à Alfonse IX de Léon. Après la mort d’Alfonse VIII (1214) et de son fils, l’infant Enrique (1218), la Castille passa sous la domination de Ferdinand, fils d’Alfonse IX de Léon, qui réunira de nouveau les deux royaumes en 1230, après la mort de son père, ce qui n’empêchera pas quelques nouvelles inexactitudes des troubadours (cf. P. Meyer, Les derniers troubadours, dans Bibl. de l’Ecole des Chartes, XXX, p. 279, n. 4 ; et De Lollis, Sordello, p. 26, en bas). Je n’ose donc placer catégoriquement cette chanson après 1230, d’autant plus que, la biographie avec laquelle s’accorde le fait que nous n’avons aucune trace provençale de l’activité d’Elias après 1230, nous porte à croire qu’Elias, en 1230, était déjà entré en religion. La mention du valen rei de Leo Qu’es senhers dels Castellas pourrait bien se rapporter à Ferdinand III de la maison de Léon et souverain de la Castille même avant l’union de 1230.
En tout cas, la chanson est postérieure à 1220 (Béatris). Elle se rattache à la précédente, qui date de 1225-28 environ, par une nouvelle habitude littéraire, qui consiste à consacrer la dernière strophe à une allusion étrangère au reste de la chanson purement amoureuse, là à Frédéric, ici au valen rei ; c’est d’ailleurs un trait assez fréquent chez les troubadours et de pareilles allusions se trouvent parfois, non à la fin, mais au milieu des chansons amoureuses. En somme, je ne sais pas s’il faut tenir étroitement à cette date de 1230 et s’il ne suffit pas de mettre 1225-30.
On se demandera enfin comment l’idée est venue à Elias de « transmettre » sa chanson à un roi d’Espagne. Il eut toujours des liens avec ce pays. Nous savons que précisément un peu avant cette date Sordel quitta la Provence, où il se trouvait dans le même milieu qu’Elias, c’est-à-dire à la cour comtale et à celle de Blacatz, pour faire un voyage en Espagne, d’où il ne devait revenir qu’après 1230 (cf. De Lollis, Sordello, pp. 26-9). Elias put donc penser à un souverain espagnol. D’ailleurs, ces apostrophes aux princes contemporains peuvent bien n’avoir été parfois qu’un trait d’actualité qui pouvait contribuer à répandre davantage une chanson. Il y a une sorte d’aveu, assez franc, dans les paroles d’Elias (vv. 37-8) : E si es per lui grazida Meils n’er cantad’ e auzida.