IV
Le contre-texte féminin
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Un poème homosexuel ?
Bieiris de Romans
On ne sait rien sur cette trobairitz qui, d'après le nom qui lui est attribué, devait être originaire de Romans, près de Montélimar, d'où provenait également le troubadour Folquet de Romans (première moitié du XIIIe siècle). Son lieu d'origine n'est toutefois pas absolument sûr, puisque dans le seul manuscrit qui nous ait conservé son unique pièce, on a simplement Bieiris de R. Mais comme c'est le même manuscrit qui nous a transmis les pièces de Folquet de Romans, lui aussi transcrit Folquet de R., on peut présumer que son lieu d'origine est bien le même. Quant à son prénom, à vrai dire assez rare, rien ne s'oppose, phonétiquement, à ce qu'il corresponde à la forme occitane de Béatrice.
Quoi qu'il en soit, son unique pièce pose un problème. C'est en effet le seul poème d'amour écrit par une femme à l'adresse d'une autre femme : car il paraît peu vraisemblable qu'un éventuel troubadour masculin ait caché son identité derrière un senhal féminin. Devant cette anomalie réelle d'un poème homosexuel (et surtout lesbien) en plein XIIIe siècle, on a pensé que Bieiris pourrait être une mauvaise transcription d'un prénom masculin : d'où l'identification supposée avec Alberico (occ. Alberis) da Romano, troubadour italien du XIIIe siècle. Cette thèse n'est appuyée sur rien. On a pensé aussi que Na Maria pouvait être la Sainte Vierge (mais ne l'a-t-on pas dit aussi à propos de Jaufre Rudel ?) et qu'il s'agirait alors d'un amour mystique ; mais la formulation érotique, tout à fait traditionelle et troubadouresque, rend cette hypothèse fragile.
De toute façon, le texte ne présente d'intérêt que s'il a été réellement écrit par une femme. Si l'auteur en est un homme, en effet, il s'agit d'une pièce assez commune, véhiculant les topiques et les motifs habituels de la fin’amor. Dans le cas contraire ce serait sans doute le seul poeme « lesbien » de toute la lyrique occitane. Il est fort difficile de conclure, surtout si l'on fait intervenir, à priori, des arguments moralisants. Disons plutôt que cette indécision même, qui nous irrite est bien le signe d'une absence totale, à l’intérieur du texte, d'une écriture spécifiquement féminine qui lèverait toute ambiguïté. Le poème est donc bien dans le code, mais il le dévie. S'il est l'œuvre d'un homme, il est quelconque, s’il est l'œuvre d'une femme, il serait le type même d'un contre-texte particulièrement séditieux, ou plus simplement ludique : dans les deux cas un texte de rupture.
PILL.-CARST. : 93/1. Texte : SCHULTZ : p. 28 (d'après MAHN : Werke, III, p. 331).