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Bec, Pierre. Burlesque et obscénité chez les troubadours. Pour une approche du contre-texte médiéval. Paris: Stock, 1984.

012,001=108,001- Alaisina Yselda

 

IV
 
Le contre-texte féminin

 

44
 
Prendre un mari ou rester vierge ?
 
Tenson entre Na Carenza et N'Alaisina Iselda
(ou N'Alaïs et Na Iselda ?)

 

Contrairement à la précédente cansó, dont le contenu pouvait paraître ambigu, voici une pièce assez exceptionnelle sur un sujet dont la spécificité féminine ne saurait être contestée. Deux dames de la haute société (ou trois ?) discutent, dans le cadre d'une tenson, non pas sur un problème très subtil de casuistique amoureuse, mais sur le fait de savoir s'il vaut mieux se marier ou rester vierge, l'un des inconvénients du mariage étant avant tout les conséquences physiques des maternités, qu'on nous décrit ici d'une manière très réaliste.

Ce curieux poème, écrit probablement vers la fin du XIIIe siècle et transmis par un manuscrit italianisant, pose un certain nombre de problèmes : de lecture d'abord (car la langue en est très corrompue), d'interprétation ensuite. On y a vu parfois un texte allégorique et mystique, voire cathare ou gnostique, le mari coronat de sciensa du vers 14 étant le Christ en personne ; le dilemme posé par la tenson serait alors le suivant : vaut-il mieux se marier (et avoir des enfants) ou entrer en religion ? On a même supposé (Meg Bogin) que les deux jeunes femmes résidaient dans un couvent et écrivaient pour demander conseil à une femme plus avisée, vivant dans le monde. Cette affabulation méconnaît le cadre habituel de la tenson qui n'a rien d'épistolaire et où chaque personnage (et c'est le cas ici) répond à tour de rôle. Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est que les deux sœurs (ou une seule) redoutent par-dessus tout les effets enlaidissants des grossesses, mais ne peuvent se résoudre à vivre seules. Na Carenza, dame sans doute plus expérimentée, leur conseillerait donc, selon R. Nelli, d'épouser le Christ : elles auraient ainsi un mari et point d'enfants. Mais ce coronat de sciensa est-il vraiment le Christ ou plus simplement un mari sage et continent ? se demande Nelli.

La difficulté majeure réside toutefois dans la deuxième tornada, où Dame Carenza prend la parole. Étant donné les incertitudes linguistiques du texte, les difficultés n'en sont que plus grandes. Nelli suppose lui aussi que « C'est dans une maison religieuse — cathare ou catholique — que les deux sœurs s'apprêtent à entrer. Et Dame Carenza, toujours très prudente, leur demande de prier pour elle dès qu'elles y seront ».

En réalité, rien ne nous prouve qu'il faille absolument voir dans cette pièce une quelconque connotation mystique. Et tout d'abord, y a t-il deux ou trois femmes ? Bien sûr, il est fait mention de doas serors (vers 2), mais en fait une seule prend la parole. Et il ne faut pas oublier que ce poème est une tenson (elle est considérée comme telle dans le manuscrit) et une tenson à deux partenaires, non à trois : il n'y a en effet que deux coblas (coblas tensonadas) et deux tornadas. La partenaire qui répond à Dame Carenza parle toujours à la première personne du singulier. S'il y a deux sœurs, l'une est donc absolument passive dans la discussion (cf. aussi la note 9). Quant à l'interprétation mystique, il me semble qu'elle est partie du vers 14, où l'on a hypostasié le coronat de sciensa en l'affublant gratuitement de majuscules. En fait, il doit s'agir simplement d'un mari (d'un clerc ?) dont les qualités d'intelligence et de culture compléteraient les qualités courtoises de N'Alaisina Iselda, décrites aux vers 9-11 : le fruit de ce mariage ne pourrait être alors que glorios, c'est-à-dire « remarquable ». Il est bien évident que s'il s'agissait du Christ en personne, la jeune femme n'aurait pas repris dans la première tornada sa hantise des effets physiques de la maternité.

Quant à la dernière tornada, je me demande tout rondement si Na Carenza, en réponse aux appréhensions de N'Alaisina, ne lui propose pas son aide de femme plus mûre et plus experte, lorsqu'elle sera en mal d'enfant et que la délivrance ne sera pas loin. Le departir ne serait pas la mort mystique, mais une simple séparation, et l'intervention du Glorios ne correspondrait qu'à une simple périphrase d’adieu. Bien sûr, le poème n'aurait plus rien de mystique. Mais qu’y faire ? Il n’en serait cette fois-ci que plus « féminin (1) ».

 

PILL.-CARST.: 12/1. Texte : BEC.

  

 

Note :

1. Pour l'interprétation de cette pièce, nous renvoyons le lecteur à notre article : Avoir des enfants ou rester vierge ? Une tenson occitane du XIIIe siècle entre femmes, in « Mélanges dédiés à la mémoire d'Erich Köhler », à paraître en 1984.

 

 

 

 

 

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