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Cluzel, Irénée. Princes et troubadours de la maison royale de Barcelone-Aragon. "Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona", 27 (1957-1958), pp. 321-373.

242,022=023,001a- Giraut de Bornelh

 

I
ALPHONSE II D'ARAGON
(1162-1196)

Les historiens de la Catalogne donnent à ce monarque le surnom de « Chaste ». Il est certain que le bien-fondé de cette appellation peut être discuté. Nous nous proposons d'examiner le problème, en nous limitant à l'étude des textes provençaux où le roi est cité. Ils sont assez nombreux et contradictoires. Tout d'abord, nous trouvons des allusions à Alphonse II dans plusieurs Vidas ou Razos consacrées aux troubadours suivants (1) : Arnaut de Mareuil, Bertran de Born, Folquet de Marseille, Guillem de Cabestaing, le Moine de Montaudon, Peire Raimon de Toulouse, Peire Rogier, Peire Vidal, Uc Brunet (2). En négligeant certaines allusions anodines des textes relatifs à Folquet de Marseille (3) et à Uc Brunet (4), on peut classer les documents en deux catégories : ceux qui sont hostiles et ceux qui sont favorables au roi. Nous rangeons dans la première catégorie les Biographies d'Arnaut de Mareuil, et surtout de Bertran de Born. Cette dernière, en particulier, est très violente : elle présente le souverain comme un ami déloyal, un amant perfide et cynique, un être vénal, cruel et sans foi à l'occasion (5). L'outrance même de ces accusations suffirait à les rendre suspectes. On sait d'ailleurs le peu de crédit que méritent, d'une façon générale, les Biographies. Dans le cas qui nous occupe, les razos ne font que développer les assertions de Bertran de Born « fauteur systématique de discorde... condottière besogneux et sans scrupule » (6). Tous les autres textes sont favorables au roi ; il nous apparaît comme un souverain ami des lettres, généreux, galant et chevaleresque (7). On peut ajouter qu'il pratiquait magnifiquement le pardon des injures, puisqu'il admirait ouvertement Bertran de Born (8). En étudiant les témoignages laissés par les troubadours eux-mêmes, nous relevons aussi des graves contradictions au sujet de la personnalité d'Alphonse II. Nombreux furent les poètes qui ont entretenu avec lui des relations, bonnes ou mauvaises. Aux noms cités à propos des Biographies, il faut ajouter : Aimeric de Sarlat, Arnaut Daniel (9), Guillem de Berguedan, Guiraut de Borneill, Guiraut (ou Guerau) de Cabrera (10), Guiraut del Luc, peut-être Pons de Capdeuil (11), Raimbaut de Vaqueiras, peut-être Raimbaut d'Orange (12), et Raimon Vidal de Besalú. On peut donc retenir comme à peu près assuré un total de dix-neuf poètes (13). Dans ce nombre, trois seulement expriment à l'égard d'Alphonse II des sentiments d'hostilité : Bertran de Born (14), Guillem de Berguedan (15), et Guiraut del Luc (16). Nous avons noté le faible degré de confiance qu'il faut accorder à Bertran de Born. Guillem de Berguedan fut, lui aussi, un autre « condottière », ou plutôt un mercenaire, entièrement dénué de sens moral, et manquant de toute mesure lorsqu'il s'agissait d'insulter et de diffamer. C'était d'ailleurs un vassal remuant, en rébellion contre son roi. Il ne peut donc être regardé comme impartial, et son témoignage est sans valeur. Quant à Guiraut del Luc, rappelons que ses opinions sont éminemment suspectes, puisqu'elles traduisent uniquement son attachement au roi de Castille, qui le protégeait. Si Raimbaut de Vaqueiras ne peut être classé parmi les admirateurs enthousiastes du roi, il serait exagéré de voir en lui un violent adversaire. Dans le sirventès « Pillet, 392, 22 », d'ailleurs assez obscur, et qu'on peut dater aux environs des années 1176-77 (17), le troubadour manifeste bien plus son amitié envers Guillaume IV de Baux que son inimitié à l'égard d'Alphonse : il lui reproche seulement de ne pas intervenir contre le comte de Toulouse (18). De même, dans le sirventès « Pillet, 392, 11 » (19), ses reproches sont, pour le même motif, exprimés en termes mesurés et discrètemnet élogieux. En somme, les accusations de mauvaise foi portées notamment contre le roi par l'abbé Millot (20) ne reposent que sur les injures calomnieuses de Bertran de Born et de Guillem de Berguedan. Les autres troubadours, si nous exceptons Guiraut del Luc, chantent à l'envi les louanges d'Alphonse. Bon, courtois, preux, courageux, tels sont les adjectifs accolés au nom du roi (ou à son titre) par Aimeric de Sarlat (21), Arnaut de Mareuil (22), Folquet de Marseille (23) et Guiraut de Borneill (24). C'est encore le pretz et la générosité du souverain que chante Arnaut Daniel (25). Raimon Vidal de Besalú parle avec nostalgie de ce roi qui tan valc et servic (26). On peut de même voir un éloge implicite dans une pièce du moine de Montaudon (27). Quant à Peire Vidal, il cite quatorze fois soit un roi Amfos soit le roi « d'Aragon ». Trois citations ont sans doute pour objet Pierre II (28), et deux autres probablement Alphonse VIII de Castille (29). Les dix qui restent (30) semblent concerner Alphonse II. Elles sont, en général, très élogieuses. Peire Vidal décerne au monarque les adjectifs suivants : bos, francs, valent, car, ric, cortes. Il souligne sa générosité (Pillet, 364, 2), son mérite (Pillet, 364, 42), sa mesura (Pillet, 364, 40) et ses vertus guerrières (Pillet, 364, 18). On peut noter, au passage, que la reine Sancha, femme d'Alphonse II, est évoquée dans les mêmes termes flatteurs (Pillet, 364, 42) (31). Nous arrêterions là ces considérations si Mr. Pattison, comme nous l'avons noté ci-dessus, ne voyait une allusion au roi dans les vers suivants de Raimbaut d'Orange : « ...que·l reis non a cor d'ufana, / a parven ni a semblan, / qar absol novia tiran… » (Pillet, 389, 33). Ce serait une protestation, assez discrète d'ailleurs, contre la rupture des fiançailles d'Alphonse II et d'Eudoxie Commène, fille de l'empereur de Byzance. Toutefois, l'érudit américain ne présente son opinion que comme une conjecture, au demeurant fort admissible.

On doit, en outre, tenir compte de l'étude récente de Mr. M. de Riquer sur le roman de Jaufre (32). L'auteur est catégorique : « ...el Jaufre es escrito por un poeta de la corte de Alfonso II y a él dedicado... » Il faut donc, si l'on admet cette conclusion solidement fondée sur des arguments ingénieux et convaicants, ajouter l'auteur anonyme (ou plutôt les auteurs anonymes) de Jaufre à la liste des troubadours qui ont célébré Alphonse.

Enfin, suivant Milá y Fontanals (33), le troubadour Pons Barba aurait également chanté Alphonse II dans le sirventès « Pillet, 374, 2 ». Mais nous croyons que le monarque évoqué dans la strophe V de la pièce est Alphonse VIII de Castille, puisque la tornada paraît opposer précisément à ce dernier souverain le roi d'Aragon : « ... Rey d'Aragon tornem a vos... ».

En conclusion, les témoignages hostiles à Alphonse II émanent de personnalités dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont guère dignes de foi. Si l'on peut donc sans doute faire des réserves sur le bien-fondé du surnom attribué par les chroniqueurs à notre Alphonse II, nous estimons cependant qu'il n'a pas été le potentat cynique, luxurieux et sans foi, mis notamment en scène par le biographe provençal de Bertran de Born.

Les deux poèmes que lui attribue la tradition manuscrite témoignent d'un réel et sûr talent. La canso (Pillet, 23, 1) est un modèle de pièce courtoise, écrite dans une excellente langue littéraire, au style élégant et fluide. Rien ne permet de lui donner une date. On retrouve les mêmes qualités dans les couplets que le roi échangea avec Guiraut de Borneill (Pillet, 23, 1.ª) pour défendre la position des ricx dans les problèmes de casuistique amoureuse. Comme on relève chez Raimbaut d'Orange, mort en 1173, un écho des idées exprimées par le roi, la pièce doit être antérieure à cette date (34).

 

Texte et graphie : K (A. Kolsen a donné de cette tenson une édition critique fondée sur le ms. D ; c'est pourquoi nous imprimons ici la leçon de « K », en normalisant la graphie du son « k », noté indifféremment « qu » et « q » dans le manuscrit).

 

 

Notes:

(1). Nous tenons compte des observations d'A. Jeanroy (La poésie lyrique des troubadours, Toulouse-Paris, 1934, I, p. 190-92), qui rectifient le travail de M. Milá y Fontanals (De los trovadores en España, Barcelona, 1861, p. 84-115). Ce dernier mentionnait, en effet, parmi les protégés du roi, Marcabru, évidemment antérieur à ce règne, et Guillem Rainol d'Apt, sans doute postérieur, puisqu'il fait allusion à la mort de Pierre II (Pillet, 231, 1.ª). Il faut probablement aussi exclure Certan (Pillet, 113 et 185, 2 ; voir : Milá, op. cit., p. 115, note de la page 114) ; suivant P. Meyer (op. cit., p. 57, note 3), suivi par Pillet, il s'agirait d'Henri I de Rodez. ()

(2). Jeanroy (op. cit., I, p. 192, note), sans doute d'après Andraud (La vie et l'œuvre du troubadour Raimon de Miraval, Paris, 1902, p. 7), ajoute le troubadour Uc de Saint Circ. Mais, pour les derniers éditeurs des Biographies provençales (J. Boutière et A. H. Schutz, Toulouse-Paris, 1950, p. 426, note), « lo bon rei Amfos » de la biographie d'Uc de Saint Circ est Alphonse VIII de Castille. C'est aussi notre avis. Par ailleurs, Andraud (op. cit., p. 7) omet Bertran de Born et Guillem de Cabestaing. En outre, Jeanroy fait certainement une confusion en écrivant : « ...Alfonse n'a peut-être pas été le héros des scandaleuses aventures que lui prêtent (les Biographies) de Peire Vidal et de Raimon de Miraval » (op. cit., I, p. 190). Vérification faite, la Vida de Peire Vidal ne prête aucune scandaleuse aventure à notre monarque ; quant aux Razos concernant à la fois Peire Vidal et Raimon de Miraval, c'est Pierre II — et non Alphonse — qu'elles mettent en scène (Boutière et Schutz, op. cit., p. 303 ; voir page 297, et Andraud, op. cit., p. 128). Nous excluons donc Raimom de Miraval, dont le sirventès «Pillet, 406, 11» contrairement à l'opinion de Milá (op. cit., p. 114), concerne Alphonse VIII de Castille (Andraud, op. cit., p. 70-71). ()

(3). Boutière et Schutz, p. 102 et 104. ()

(4). Ed. Boutière-Schutz, p. 327. ()

(5). Ed. Boutière-Schutz, p. 52-53 et 59-61. ()

(6). A. Jeanroy, op. cit., II, p. 199. ()

(7). Ed. Boutière-Schutz, p. : 99, 163-64, 171-72, 216, 230, 233, 246-47. ()

(8). Ed. Boutière-Schutz, p. 35. ()

(9). Suivant R. Lavaud (Annales du Midi, n.º 89, janvier 1911, p. 9), l'activité d'Arnaut Daniel s'est exercée entre 1180 et 1200, et l'on sait que ce troubadour a séjourné en Aragon-Catalogne (R. Lavaud, Annales du Midi, n.º 86, avril 1910, p. 176). Il est donc très vraisemblable qu'Arnaut Daniel ait bien célébré Alphonse. ()

(10). Guiraut de Cabrera a vécu sous le règne d'Alphonse, mais nous ne pensons plus qu'il fasse allusion au roi dans son « Enseignement » (Voir notre article : A propos de l'« Ensenhamen » du troubadour catalan Guerau de Cabrera, « Boletín de la Real Ac. de Buenas letras de Barcelona », XXVI, 1954-56, p. 87). ()

(11). La « chanson de croisade » (Pillet, 375, 22) est adressée à Pierre II (Jeanroy, op. cit., I, 192, note). Les dates probables de l'activité de ce troubadour (1196-1220) font conjecturer qu'il n'a pas célébré Alphonse. ()

(12). Suivant Mr. W. T. Pattison (The Life and Works of the troubadour Raimbaut d'Orange, Minneapolis, 1952, p. 183). ()

(13). Andraud (op. cit., p. 7) ajoute : Cadenet, Elias de Barjols et Pistoleta. Nous ne le suivons pas : Cadenet paraît avoir célébré Pierre II (Ed. C. Appel, p. 18). C'est d'Alphonse II de Provence qu'il est question dans la Biographie d'Elias de Barjols (Ed. Boutière-Schutz, p. 92). Quant à Pistoleta, nous pensons, avec Niestroy (Der Trobador Pistoleta, Halle, 1914, p. 3), qu'il a chanté Pierre II. A. Jeanroy se contredit au sujet de ce dernier poète : il cite Pistoleta comme client d'Alphonse (op. cit., I, p. 191) et de Pierre II (op. cit., I, p. 413). ()

(14). Pillet : 80, 23 ; 80, 28 ; 80, 32 ; 80, 35. Dans « 80, 28 », on relève une allusion à la personne du roi : « ...un senhor flac e gran... ». ()

(15). Pillet : 210, 4.ª ; 210, 17 ; 210, 17.ª ; 210, 20. Les accusations les plus circonstanciées se trouvent dans « 210, 17 » : « Reïs, s'anc nul temps… ». ()

(16). M. de Riquer : El trovador Guiraut del Luc, « Boletín de la R. Ac. de Buenas Letras de Barcelona », XXIII, 1950, p. 209. ()

(17). Milá y Fontanals, op. cit., p. 86. ()

(18). Voici les vers pouvant désigner Alphonse II: « ...c'ueimais es bels e grans / e per semblanz / als enemics salvatges / e·l poders e·l paratges / taing qu'a bon pretz s'egaill... » (Mahn, Gedichte..., n.º 610). C'est, dans le fond, un véritable éloge. Notons que l'allusion à la personne du roi est d’accord avec l'expression de Bertran de Born. ()

(19). Mahn, Werke..., I, p. 360. ()

(20). Histoire littéraire des troubadours, I, p. 132 : « Ses vices et surtout sa mauvaise foi étaient capables de le décrier aux yeux du public ». ()

(21). Pillet, 11, 1. Voir : R. I.avaud, Les trois troubadours de Sarlat, Périgueux, 1912, p. 2. Mais un doute peut subsister sur l'identité du roi d'Aragon, puisque le troubadour cite en même temps Guillem (VIII) de Montpellier (1172-1204). ()

(22). Pillet, 30, 1. Voir :Ed. R. C. Johnston, Paris, 1935, p. 123. L'activité d'Arnaut de Mareuil s'étant exercée entre 1171 et 1190 (Ed. Johnston, p. XVII), le roi de la tornada est certainement Alphonse. ()

(23). Pillet, 155, 5 et 15. Voir : Ed. S. Stroński, Cracovie, 1910, p. 13-14 et 85. Dans la deuxième pièce, Folquet loue surtout la « droiture » du roi, ce qui contraste évidemment avec les affirmations de Millot. (...qu'el no crey saubes fallir / a nulh home que·y an ab cor valen…). ()

(24). Pillet, 242, 2. Voir : Ed. Kolsen, Halle, tome I, 1910, p. 178. Nous négligeons les pièces « Pillet, 242, 15 » et « 242, 48 », où Milá y Fontanals voyait un éloge du roi ? Elles ne font, en réalité, que de vagues allusions à un roi ou à un Senher cui serf Aragos. ()

(25). Pillet, 29, 13. Voir : E. Lavaud, Annales du Midi, n.°86, p. 170. ()

(26). Milá y Fontanals, op. cit., p. 337 (pièce : Abrils issia...). Il est probable d'ailleurs que Raimon Vidal ne parle du roi que par ouï-dire, car ce troubadour n'a sans doute atteint l'âge d'homme que sous le règne de Pierre II. ()

(27). Pillet, 305, 11. Voir : (R. Lavaud), Les Troubadours Cantaliens, Aurillac, 1910, II, p. 280. Dans cette pièce, Saint Julien, patron de l'hospitalité, déclare : « En Cataloign'ai totz mos ces / E·i sui amatz... ». ()

(28). Pillet, 364, 8 ; 364, 13 ; 364, 38. ()

(29). Pillet, 364, 17 ; 364, 39. ()

(30). Pillet, 364, 2 ; 364, 10 ; 364, 12 ; 364, 16 ; 364, 18 ; 364, 24 ;  364, 34 ;  364, 40 ; 364, 42 ; 364, 47. ()

(31). Suivant A. Jeanroy (op. cit., I, p. 193, note), Guillem de Berguedan aurait fait aussi l'éloge de la reine Sancha (Pillet, 210, 20). M. de Riquer (El trovador Guilhem de Berguedán y las luchas feudales de su tiempo, Castellón, 1953, p. 9) pense plus justement qu'il s'agit d'Eléonore de Castille, femme d'Alphonse VIII. Quant à Bertran de Born, c'est bien la reine Sancha qu'il célèbre dans le sirventès « Pillet, 80, 32 », pourtant si dur à l'égard d'Alphonse II. ()

(32). Los problemas del « Roman » provenzal de « Jaufré », dans « Recueil de travaux offert à Mr. Clovis Brunel », Paris, 1955, p. 444-47. ()

(33). Op. cit., p. 432. ()

(34). W. T. Pattison, The troubadours of Peire d'Alvernhe's satire in Spain, « Publications of the Language Association of America », I, 1935, p. 20. Suivant Mr. B. Panvini, Guiraldo di Bornelh, trovatore del sec. XII, Catania, 1949, p. 111, le débat entre Alphonse II et le « maître des troubadours » serait de 1172. On ignore la date exacte de la naissance du roi (1157 ? 1154 ? 1152 ?). En tout état de cause, il s'exerça de bonne heure à l'art des vers (Voir l'étude citée de Mr. de Riquer sur le Roman de Jaufre, p. 444, note 2). ()

 

 

 

 

 

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