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Gouiran, Gérard. L'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born. Aix-en-Provence: Université de Provence, 1985.

Édition revue et corrigée pour Corpus des Troubadours, 2012.

080,019- Bertran de Born

 

Première Partie.

LES AMOURS DE BERTRAN DE BORN.

 

Chapitre II
 
UNE SAXONNE EN NORMANDIE.
 
 
En 1168, Henri II et Aliénor marièrent leur fille aînée, Mathilde (1156-1189) au duc de Saxe et de Bavière, Henri le Lion (1129-1195).

En 1179, ce prince, qui avait refusé de prêter main forte à son suzerain, Frédéric Barberousse, pour une expédition en Italie, fut mis au ban de l’Empire à l’assemblée de Magdebourg : on lui accordait un délai d’un an pour se soumettre. Il ne fallut que six mois à Frédéric pour contraindre, en 1180, son rival malheureux à capituler ; il lui confisqua ses duchés avant de l’exiler.

C’est ainsi que le banni arriva avec sa femme auprès d’Henri II. Tandis que le duc partait en pèlerinage pour Saint-Jacques de Compostelle, la duchesse, enceinte, s’installa à Argentan, en Normandie.

C’est dans cette province, à Caen, que le roi d’Angleterre tint sa cour de Noël, cette année-là, avant de passer en Anjou.

Même si l’on est peu porté à faire confiance à l’auteur des razos, qui croit que la dame chantée par le troubadour s’appelle réellement Hélène et qui, visiblement, essaie de trouver dans le texte les événements qui l’ont inspiré, il n’y a aucune raison pour mettre en doute le contenu des chansons elles-mêmes. La Saisa, dont le rang est tellement supérieur à celui de Bertran (2. 18) qui s’assoit auprès d’elle sur un feltre emperiau (2. 23), celle qui a chance de ceindre la corona romana (2. 23) ne peut être que Mathilde de Saxe. Les chansons sont aussi claires en ce qui concerne la présence de Bertran en Normandie : il est assis auprès de la duchesse (2. 27), a connu l’expérience d’Argentan (3. 53-55) et les tornadas des mss. CER de la chanson nº 3 affirment explicitement la présence du troubadour en Normandie.

Ainsi, ces deux chansons ont été composées à la fin de 1182. Il est difficile de préciser davantage : Thomas et Appel placent Ges de disnar avant Casutz sui ; Stimming 3 et Kastner préfèrent l’ordre inverse. Selon ce dernier, le vers Per saludar torn entre·ls Lemozis (2. 9) témoignerait de l’intention de Bertran de rentrer chez lui. On voit que ce départ peut fort bien n’avoir été que symbolique et servir à l’expression d’un nouveau compliment.

Si l’on se fie aux chansons, on remarquera une certaine progression de la familiarité entre Ges de disnar et Casutz sui, comme le marque, même si le poète opère une rapide retraite, le baiser demandé (3. 15). Si nous suivons Nelli (1), nous remarquerons que dans Ges de disnar, le poète est seul à éprouver de l’amour, tout au plus nous dit-il : Car a son grat m’en esgau, ce qui montre que la dame est au courant de ses sentiments et l’accepte tout juste pour pregador. Dans Casutz sui, le baiser qu’il a l’audace, vite réprimée, de quémander est précisément la marque qui le ferait passer à un autre statut, celui d’entendedor, d’après Nelli.

Cette progression d’une chanson à l’autre m’a conduit à suivre Thomas et Appel, et à placer Ges de disnar no·n fora oi mais maitis avant Casutz sui de mal en pena.

 

Nº 2 : Ges de disnar no·n fora oi mais maitis.

 

Razon

Cette razon se trouve dans trois manuscrits : F (81 vº-82), I (181 vº-182) et K (167).

Texte de base : K.

 

1
Bertrans de Born si era anatz vezer una seror del rei
 
Richart que fon maire del emperador Oth, la quals avia nom
 
ma domna Eleina, que fo moiller del duc de Samsoigna.
 
Bella domna era e molt cortesa et enseingnada e fazia gran
5
honor en son acuillimen et en son gen parlar. E·N Richartz
 
q’era adoncs coms de Peitieus si l’assis lonc sa seror, e
 
si·l comandet qu’ela·ill disses e·ill fezes plazer e grant
 
honor. Et ella, per la gran voluntat qu’ella avia de pretz
 
e d’onor, e per qu’ella sabia qu’En Bertrans era tan fort
10
presatz hom e valens e qu’el la podia fort enansar, si·ll
 
fetz tant d’onor qu’el s’en tenc fort per pagatz e
 
enamoret se fort de leis, si qu’el la comenset lauzar e
 
grazir. En aquella sazon que l’avia vista, el era ab lo
 
comte Richart en un’ost, el temps d’invern, et, en
15
aquel’ost, avia grant desaise. E cant venc un dia d’una
 
domenga, era ben meitzdia passatz que non avian manjat ni
 
begut e la fams lo destreingnia mout ; et adoncs fetz
 
aquest sirventes que dis : “Ges de disnar no·n fora oi mas
 
maitis ...”
     

Argument :

Bertran de Born était allé rendre visite à une sœurdu roi Richard qui fut la mère de l’empereur Othon. Elle s’appelait madame Hélène et avait épousé le duc de Saxe. C’était une belle dame, très courtoise et très cultivée, et son accueil et ses gracieuses paroles faisaient honneur aux gens. Richard, qui était alors comte de Poitiers, fit asseoir Bertran auprès de sa sœuret recommanda à celle-ci de lui être agréable et de l’honorer par ses paroles et ses actes. Comme elle aspirait au mérite et à l’honneur et savait que Bertran était tenu en très haute estime, valeureux et capable de rehausser son prestige, elle lui accorda de telles marques d’honneur que Bertran en fut très satisfait et s’éprit d’elle de sorte qu’il se mit à la louer et à la glorifier. Au moment où Bertran était allé lui rendre visite, il se trouvait avec le comte Richard dans une armée ; c’était l’hiver et une grande disette sévissait dans cette armée. Et il arriva un dimanche où il était bien midi passé et l’on n’avait ni mangé ni bu, et la faim tourmentait extrêmement Bertran ; alors il composa ce sirventes qui dit : “Il ne serait certes pas question aujourd’hui de prendre le petit déjeuner à midi passé ...”.

 

Apparat critique :

1) serror I, Rich. F. 2) qe fo F, Ot F, qals F. 3) dompna F, qe I, muiler F, Sansoigna F, Sansoingna I. 4) dompna F, enseignada F, grant F. 5) acoillimen F, gens F, E R. F. 6) qu’ I, adoncs manque à F, Piteus F, s’aissis l’onor sa soror F, lonc temps sa s- IK, serror I. 7) si·ll dis e si·ll c- q’ ella li dizes F, e·il I, fez F. 8) la manque à F, q’ F, prez F. 9) F ajoute après onor : aver, per so q’ F, qe B- F, cossi F. 10) pressatz F, valenz e q’el F, enanssar F, si·l I. 11) fez FI, tan F, q’ F, et F. 12) innamoret se d’ella fort F, q’ F, comesset F. 13) aqella sazo q’el F, con F. 14) R. F, una F. 15) ella o- F, gran F, qan F. 16) domimga F, dias IK, qe F, ne F. 17) destreignia molt F, fez F. 18) agest FI, F s’arrête après sirventes, for’oi mais matis I.

 

Chanson

 Texte de base : A

Seul le manuscrit J présente une certaine originalité, mais il ne contient que les six premiers vers de la chanson. Les liens les plus étroits lient I et K (vv. 1, 16, 23, 25, 26, 30, 32, 34 et 42). Le plus souvent, D est proche de cette tradition (vv. 15, 18 et 24), bien qu’il présente aussi des leçons communes avec A (vv. 10, 26 et 32). F se joint la plupart du temps au groupe DIK (vv. 21, 29 et 30) ou à IK dans la strophe V qui manque à D (vv. 33, 35 et 36), mais il se rapproche aussi, quoique sur des points secondaires, de A (vv. 18 et 24). C’est dire que le manuscrit A présente quelques leçons originales, mais elles ne sauraient amener à douter de son appartenance à la même tradition que DFIK.

 

Notes:

(1) René Nelli : L’Érotique des Troubadours, Paris 1974, t. I, pp. 382-385. ()

 

 

 

 

 

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