Première Partie.
LES AMOURS DE BERTRAN DE BORN.
Chapitre II
UNE SAXONNE EN NORMANDIE.
En 1168, Henri II et Aliénor marièrent leur fille aînée, Mathilde (1156-1189) au duc de Saxe et de Bavière, Henri le Lion (1129-1195).
En 1179, ce prince, qui avait refusé de prêter main forte à son suzerain, Frédéric Barberousse, pour une expédition en Italie, fut mis au ban de l’Empire à l’assemblée de Magdebourg : on lui accordait un délai d’un an pour se soumettre. Il ne fallut que six mois à Frédéric pour contraindre, en 1180, son rival malheureux à capituler ; il lui confisqua ses duchés avant de l’exiler.
C’est ainsi que le banni arriva avec sa femme auprès d’Henri II. Tandis que le duc partait en pèlerinage pour Saint-Jacques de Compostelle, la duchesse, enceinte, s’installa à Argentan, en Normandie.
C’est dans cette province, à Caen, que le roi d’Angleterre tint sa cour de Noël, cette année-là, avant de passer en Anjou.
Même si l’on est peu porté à faire confiance à l’auteur des razos, qui croit que la dame chantée par le troubadour s’appelle réellement Hélène et qui, visiblement, essaie de trouver dans le texte les événements qui l’ont inspiré, il n’y a aucune raison pour mettre en doute le contenu des chansons elles-mêmes. La Saisa, dont le rang est tellement supérieur à celui de Bertran (2. 18) qui s’assoit auprès d’elle sur un feltre emperiau (2. 23), celle qui a chance de ceindre la corona romana (2. 23) ne peut être que Mathilde de Saxe. Les chansons sont aussi claires en ce qui concerne la présence de Bertran en Normandie : il est assis auprès de la duchesse (2. 27), a connu l’expérience d’Argentan (3. 53-55) et les tornadas des mss. CER de la chanson nº 3 affirment explicitement la présence du troubadour en Normandie.
Ainsi, ces deux chansons ont été composées à la fin de 1182. Il est difficile de préciser davantage : Thomas et Appel placent Ges de disnar avant Casutz sui ; Stimming 3 et Kastner préfèrent l’ordre inverse. Selon ce dernier, le vers Per saludar torn entre·ls Lemozis (2. 9) témoignerait de l’intention de Bertran de rentrer chez lui. On voit que ce départ peut fort bien n’avoir été que symbolique et servir à l’expression d’un nouveau compliment.
Si l’on se fie aux chansons, on remarquera une certaine progression de la familiarité entre Ges de disnar et Casutz sui, comme le marque, même si le poète opère une rapide retraite, le baiser demandé (3. 15). Si nous suivons Nelli (1), nous remarquerons que dans Ges de disnar, le poète est seul à éprouver de l’amour, tout au plus nous dit-il : Car a son grat m’en esgau, ce qui montre que la dame est au courant de ses sentiments et l’accepte tout juste pour pregador. Dans Casutz sui, le baiser qu’il a l’audace, vite réprimée, de quémander est précisément la marque qui le ferait passer à un autre statut, celui d’entendedor, d’après Nelli.
Cette progression d’une chanson à l’autre m’a conduit à suivre Thomas et Appel, et à placer Ges de disnar no·n fora oi mais maitis avant Casutz sui de mal en pena.
Nº3 : Casutz sui de mai en pena.
Chanson
Texte de base : B.
Disposition des strophes : R.
Disposition des strophes :
ABTa
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1
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2
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5
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3
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4
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CE
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1
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2
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5
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3
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4
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e
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DFIK
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1
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2
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3
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5
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4
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R
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1
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2
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3
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4
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5
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e
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L’étude détaillée des manuscrits fait ressortir trois ensembles : AB-R, DFIK et CE.T-a.
Les manuscrits A et B, qui divergent rarement, sont isolés des autres textes aux vers 2, 21, 24, 37, 47, 49 et 52 ; ils donnent des leçons différentes aux vers 29, 56 et 60.
Dans la famille CETa, qui ressort des vers 20, 21, 24, 37, 40, 43, 53 et 60, il semble qu’un lien privilégié unisse C et E, ainsi que le confirme leur composition strophique identique. C’est ainsi qu’ils se différencient de T aux vers 3, 8, 9, 18, 19, 26, 29, 39, 41, 52 et 56. En revanche, il est rare que E et T s’opposent à C (vv. 6, 23 et 25) et il n’existe aucune leçon commune à CT qui ne le soit également à E. Il n’en reste pas moins que l’ensemble CET se manifeste clairement aux vers 9, 27, 36 et 59. Les lectures de a sont souvent les mêmes que celles de CET, mais le copiste adopte aussi assez fréquemment celles de AB : on a souvent l’impression que celui-ci avait le choix entre deux traditions, l’une représentée ici par AB et l’autre, par CET – seul le vers 9 contient une leçon commune à DFIK et a–. Ainsi, au vers 40, s’opposent : Que qand (qan A) remir sas faissos dans AB et Quan (Can T) mir sas bellas (belhas C, belas E) faissos (faisos E) dans CET. Le copiste de a, comme s’il mêlait les deux traditions, écrit un vers hypermêtrique : Can remir sas bellas faissos. Le vers 34 fournit un autre aspect de cet éclectisme.
La famille DFIK, que signale déjà l’ordre commun de ses strophes, apparaît isolée aux vers 9, 13, 16, 17, 19, 21, 22, 24, 30, 36, 47, 48, 49, 50, 52, 56, 57 et 58. Dans ce groupe uni, les failles sont rares : tout au plus peut-on remarquer que, si la ressemblance des manuscrits jumeaux IK est totale (vv. 4, 45 et 46), D peut rejoindre F (vv. 4 et 29) ou IK (vv. 16, 34 et 37) ou même adopter une tradition différente (v. 5).
L’ordre particulier des strophes de R et le grand nombre de ses leçons originales lui donnent une place à part. S’il contient, comme CE, une tornada, elle n’est pas identique à la leur. R suit parfois AB (vv. 14, 32, 36 et 42), parfois DFIK (vv. 9, 20, 24, 33 et 48), rarement CET (vv. 22 et 24) ; des passages qui montrent une relation avec CET (v. 59) ou Ta (v. 47) ont été corrigés dans le sens d’AB. R adopte de préférence les leçons communes à AB et DFIK (vv. 5, 8, 20, 23, 27, 34, 43, 53 et 59) ou à AB et CET (vv. 6, 9, 13, 17, 30 et 50), ce qui conduit à le rapprocher du groupe AB.
Notes:
(1) René Nelli : L’Érotique des Troubadours, Paris 1974, t. I, pp. 382-385. (↑)