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Gouiran, Gérard. L'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born. Aix-en-Provence: Université de Provence, 1985.

Édition revue et corrigée pour Corpus des Troubadours, 2012.

080,039- Bertran de Born

 

Deuxième Partie.
 
LA GUERRE ET LA DISCORDE.

 

Chapitre II
 
LES GUERRES DES PLANTAGENETS
 
LE CYCLE DE GEOFFROY DE BRETAGNE.
 

Bertran s’était-il rendu compte que Geoffroy était “the wiliest and most plausible of all the king’s sons”, comme l’écrit Kate Norgate (L. C.) ? Ce serait tout à son honneur, car l’historienne anglaise précise que le comte “was also the most generally distrusted and disliked”.

Toujours est-il que Bertran semble avoir entretenu de très bonnes relations avec le troisième fils d’Aliénor. De fait, alors que le Jeune Roi devait devenir un jour le souverain de Bertran, que Richard, était un suzerain bien proche, aucun lien féodal ne créait de dépendance entre le comte de Bretagne et le seigneur d’Hautefort. Les arrière-pensées qui altéraient nécessairement les rapports de Bertran avec les fils aînés d’Henri II n’étaient pas ici de mise.

Le jeune homme, tout comme ses frères et sœurs d’ailleurs, avait servi dès l’enfance d’instrument à la politique de son père : celui-ci le fiança en 1168, alors qu’il avait huit ans, avec Constance, la fille de Conan de Bretagne, afin de mettre la main sur cette province.

Bertran rencontra sans doute le jeune comte à la cour de Limoges en 1173, occasion à laquelle il composa peut-être en son honneur le sirventés-chanson Rassa, tant creis e mont’e puoia. Le senhal qu’il donnait au prince, Rassa, “conjuration”, était bien adapté, puisque, quelques jours après, les trois fils du roi s’enfuyaient à la cour de France, à l’instigation de leur mère, qui, moins heureuse qu’eux, fut capturée et allait devoir attendre, pour voir s’achever ses peines et ses prisons, la mort de son mari, quelque seize ans plus tard.

Après l’échec de cette conspiration, le roi Louis VII raccommoda les princes avec leur père et, comme ses frères, Geoffroy fut renvoyé dans ses terres et obtint des châteaux pour sa sauvegarde, ce qui ne laisse pas une très haute idée de l’autonomie du comte de Bretagne.

Pour trouver une compensation et sûrement par goût, il succéda à sa mère Aliénor en manifestant son intérêt pour la poésie d’oc et d’oïl (1) en accueillant à sa cour troubadours et trouvères. C’est ainsi qu’il s’oppose à Gaucelm Faidit (éd. Mouzat, nº 47) dans un partimen bilingue sur un thème assez léger, savoir s’il vaut mieux un dous fer’e penre en beizant al comenser, o al partir.

En ce qui concerne la politique, Geoffroy paraît tout d’abord moins remuant que ses aînés. On le rencontre ainsi à Grandmont pour la Saint-Jean de 1182 en compagnie de son père et il assiste au Puy-Saint-Front à la réconciliation de ses frères. De même, il est à Noël à la cour solennelle que son père tient à Caen, puis il le suit au Mans. Lorsque le roi lui demande de prêter hommage à Henri le Jeune pour la Bretagne, le comte ne fait pas de difficultés pour s’exécuter. Aussi peut-on dire que si, par la suite, Geoffroy trahit son père sans vergogne, il reste dans le même temps fidèle au serment prêté au Jeune Roi.

On ne sait quelle fut l’attitude de Geoffroy pendant la tragi-comédie d’Angers ; il devait montrer une modération suffisante pour que son père lui fît confiance. Dans la première version des Gesta, suivant laquelle Richard, après avoir refusé de prêter hommage à Henri le Jeune, se serait enfui en Poitou, provoquant alors la colère de son père qui aurait chargé Henri et Geoffroy de punir le rebelle, le Jeune Roi aurait confié à son cadet la mission de rentrer en Bretagne pour y lever une armée de Brabançons avec laquelle il aurait ensuite envahi les terres de Richard. On se souvient que, selon la seconde version, Henri II envoya Geoffroy en Poitou afin de convoquer les barons à Mirebeau où serait prononcé un serment de paix éternelle. Le.comte souleva ceux qu’il devait apaiser, contraignant son père à envoyer un second messager de paix, aussi infidèle que le premier.

Faute de pouvoir choisir entre ces deux versions, on remarquera que, selon Geoffroy de Vigeois, l’arrivée de Geoffroy à Limoges précéda celle du Jeune Roi.

Quel qu’ait été le déroulement des faits, Geoffroy joua un rôle de premier plan. On n’en éprouve que plus de surprise devant sa réaction à la mort de son frère : le comte s’enfuit, abandonnant ses alliés qui combattent encore. Il va s’empresser d’obtenir un pardon que son père lui accorda le 3 juillet à Angers : Interim rex misit pro Gaufrido filio suo comite Britanniae, qui veniens apud Andegavim, fecit cum eo pacem de auxilio quod regi fratri suo contra eum fecerat ; et juravit illi fidelitatem contra omnes homines (Gesta, t. I, p. 304), avant de se réconcilier avec Richard.

La paix ne s’était pas pour autant installée dans les esprits, car la mort du Jeune Roi avait fait naître de nouvelles ambitions ; Richard, déjà pourvu des biens de sa mère, devenait l’héritier des terres paternelles et entendait bien ne rien lâcher ; Geoffroy guignait l’Anjou ; Henri II voulait que Richard laissât l’Aquitaine à Jean. L’entente, à peine rétablie, ne devait pas résister au refus de Richard en septembre 1183. Dès le mois de février 1184, le roi permit à Jean d’attaquer Richard et, à l’été, Jean et Geoffroy ravageaient le Poitou tandis que Richard se vengeait sur les Bretons : comes Gaufridus Britanniae, et Johannes frater ejus, filii regis, magnum congregaverunt exercitum, et in manu hostili intraverunt in terram Ricardi comitis, fratris eorum, et villas succenderunt, et praedas abduxerunt ; similiter faciebat comes Ricardus de terra Gaufridi fratris sui (Ibid. p. 320). Pour ramener le calme, il fallut qu’Henri II convoquât ses trois fils à sa cour, en Angleterre, en décembre 1184. Après les avoir réconciliés, il garda près de lui Jean et Richard et renvoya Geoffroy en Normandie ; il ne permit à Richard de regagner ses terres qu’à la fin du mois. En fait, cette réconciliation n’allait pas modifier l’attitude de Richard et son père dut, pour le soumettre, en venir à des mesures extrêmes, sans que le comte de Poitou ait jamais pour autant accepté de laisser l’Aquitaine à Jean. Le vieux roi ne pouvait aller plus loin, et c’est sans doute ce que signifie la campagne de 1186 où Richard n’aurait pu intervenir contre le comte de Toulouse sans l’aveu de son père.

Geofroy comprit-il qu’il n’avait rien à attendre des sanctions d’Henri II contre son héritier ? Il songea peut-être qu’il réaliserait mieux ses desseins en s’appuyant sur le roi de France qui ne manifestait pas à son trop grand vassal angevin la reconnaissance qu’il était en droit d’attendre après sa médiation dans la guerre de Flandre.

C’était la politique constante des rois de France d’attirer auprès d’eux et de soutenir contre leur père les fils rebelles du Plantagenêt ; Louis VII avait ainsi accueilli les conjurés de 1173 ; Henri le Jeune s’était réfugié en 1182 auprès de son beau-frère, Philippe, qui, dans l’avenir, allait soutenir Richard contre Henri II avant de devenir le partisan de Jean, tout au moins tant que celui-ci ne fut pas roi d’Angleterre.

C’est ainsi que nous retrouvons Geoffroy à la cour de France en 1186 : on ne s’étonnera pas qu’il y ait reçu le meilleur accueil. Qu’allait-il y faire ? Selon Benoît de Peterborough (O. C. p. 350), quidam dicebant quod ipse Gaufridus ad regem Franciae profectus erat, et obsides ei dare volebat de Britannia ; et quod ipse valde superbe locutus erat, scilicet, se vastaturum Normanniam. Ces beaux projets tournèrent court ; selon le même chroniqueur, nunciatum est regi... quod Gaufridus Britanniae, filius suus, dum in execrabilibus nundinis, quas torneamentum vocant, se huc et illuc frequenter agitaret, milites ex diverso venientes, lanceis suis illum et equum in quo sedebat humi projecerunt. Qui cum se eis nullatenus reddere voluisset, pedibus equorum conculcatus, et praedictorum militum duris ictibus ita conquassatus est, quod in brevi vitam finivit... apprehendit eum dolor dirus viscerum et amara interiorum tormenta : et qui paulo ante sidera contingere videbatur, obitu miserabili functus est.

Si le cortes coms Jaufres dont parle Gaucelm Faidit (éd. J. Mouzat, nº 50, v. 51) a mis dans son camp trouvères et troubadours, le jugement des historiens est plus sévère, comme le montrent les conclusions que tire de cette mort Guillaume de Newburgh (O. C., t. I, pp. 234-235), qui ne se laisse jamais trop impressionner par un vain respect humain : Cumque, ad irritandum patrem, regi Francorum sedulo militans grandia moliretur, divini judicii pondere obrutus, molitiones suas Parisius cum vita finivit, ibique sepultus, patri quidam, cui minus officiosus exstiterat, modicum, Francis vero, quibus multum placuerat, ingentem luctum reliquit. Cet immense chagrin, qui ne semble pas avoir été dicté par la seule politique, se manifesta par la fondation de quatre chapelles en mémoire de Geoffroy, deux par Philippe Auguste, une autre par Marie de Champagne, demi-sœur du défunt, et la dernière par le chapitre même de Notre-Dame de Paris (2).

Les relations de Bertran avec Rassa s’étaient sans doute bien refroidies après ce qu’il faut bien appeler la trahison du Comte de Bretagne. Le choix de Bertran, qui resta désormais fidèle à Richard, ne put guère les rapprocher dans les années 1184-1185. Cependant, au nom de leur ancienne amitié, le troubadour consacra à la mémoire du comte son dernier planh.

 

Nº 19 : Seigner En coms, a blasmar.

 

Après une étude serrée des chroniques, Clédat (Du rôle... p. 51) situe la composition de ce sirventès en février 1183, au moment où Geoffroy de Bretagne était allé lever des troupes dans son comté. Thomas (O. C. p. 145) se demande si l’on ne doit pas voir dans ce texte une allusion au siège de Limoges du mois de juin 1183.

Selon Kastner (3), cette chanson se rapporte bien au siège de Limoges, capitale du vicomte Aimar V, que conduisit en personne le roi Henri II : Rex iterum Lemovicense castrum obsedit die Inventionis Beati Martialis (Geoffroy de Vigeois, O. C. p. 337). Elle traite également de la lutte des cités lombardes liguées contre l’empereur allemand vers l’époque du soulèvement aquitain. Le sirventès aurait été écrit peu après la mort du Jeune Roi qui ruina les espérances des insurgés, pendant qu’Aimar négociait la reddition de sa cité, en un moment où Geoffroy s’était enfui en Bretagne au lieu de venir secourir les assiégés. Bertran, se sentant trahi et voyant le danger le menacer, aurait souhaité se réconcilier avec Henri II et Richard, en se retournant contre ses récents alliés, ce qui expliquerait son attitude envers Aimar et les reproches qu’il adresse è Geoffroy dans la tornada.

On ne saurait ajouter ou retrancher quoi que ce soit à l’hypothèse de Kastner ; on remarquera toutefois que nous manquons d’éléments pour en étayer les dernières suppositions. Le contenu de la chanson semble indiquer que Bertran n’avait pas encore perdu tout espoir en Geoffroy à qui il promet, bien qu’il vienne de transgresser les règles d’une fin’amor qui ressemble fort ici à la stratégie militaire, les biens de Richard, à condition que le comte de Bretagne ne se tienne pas à l’écart de la bataille en cours. En ce qui concerne les relations de Bertran avec Aimar et ses suzerains angevins, la strophe qui s’y rapporte est beaucoup trop obscure pour qu’on puisse s’avancer très loin sur le chemin des hypothèses.

 

Chanson

Texte de base : A.

Il existe une étroite ressemblance entre les textes. On notera que A présente des leçons isolées aux vers 3, 15, 26, 33, 43, 50 et 51, et D aux vers 11, 13, 27 et 47. Il semblerait que D soit davantage lié au manuscrit A que ne l’est le groupe IK, comme en témoignent les vers 7, 8, 46, 48 et 49.

 

Notes:

(1) Rita Lejeune : “Rôle littéraire de la famille d’Aliénor d’Aquitaine”, Cahiers de Civilisation Médiévale, juillet-septembre 1958. ()

(2) Cf. A. de Bouard, Diplôme de Philippe Auguste instituant deux chapellenies pour l’âme de Geoffroy, comte de Bretagne, Paris, 1925. ()

(3Modern Language Review, nº 31, 1936, pp. 26-27. ()

 

 

 

 

 

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