Bertran s’était-il rendu compte que Geoffroy était “the wiliest and most plausible of all the king’s sons”, comme l’écrit Kate Norgate (L. C.) ? Ce serait tout à son honneur, car l’historienne anglaise précise que le comte “was also the most generally distrusted and disliked”.
Toujours est-il que Bertran semble avoir entretenu de très bonnes relations avec le troisième fils d’Aliénor. De fait, alors que le Jeune Roi devait devenir un jour le souverain de Bertran, que Richard, était un suzerain bien proche, aucun lien féodal ne créait de dépendance entre le comte de Bretagne et le seigneur d’Hautefort. Les arrière-pensées qui altéraient nécessairement les rapports de Bertran avec les fils aînés d’Henri II n’étaient pas ici de mise.
Le jeune homme, tout comme ses frères et sœurs d’ailleurs, avait servi dès l’enfance d’instrument à la politique de son père : celui-ci le fiança en 1168, alors qu’il avait huit ans, avec Constance, la fille de Conan de Bretagne, afin de mettre la main sur cette province.
Bertran rencontra sans doute le jeune comte à la cour de Limoges en 1173, occasion à laquelle il composa peut-être en son honneur le sirventés-chanson Rassa, tant creis e mont’e puoia. Le senhal qu’il donnait au prince, Rassa, “conjuration”, était bien adapté, puisque, quelques jours après, les trois fils du roi s’enfuyaient à la cour de France, à l’instigation de leur mère, qui, moins heureuse qu’eux, fut capturée et allait devoir attendre, pour voir s’achever ses peines et ses prisons, la mort de son mari, quelque seize ans plus tard.
Après l’échec de cette conspiration, le roi Louis VII raccommoda les princes avec leur père et, comme ses frères, Geoffroy fut renvoyé dans ses terres et obtint des châteaux pour sa sauvegarde, ce qui ne laisse pas une très haute idée de l’autonomie du comte de Bretagne.
Pour trouver une compensation et sûrement par goût, il succéda à sa mère Aliénor en manifestant son intérêt pour la poésie d’oc et d’oïl (1) en accueillant à sa cour troubadours et trouvères. C’est ainsi qu’il s’oppose à Gaucelm Faidit (éd. Mouzat, nº 47) dans un partimen bilingue sur un thème assez léger, savoir s’il vaut mieux un dous fer’e penre en beizant al comenser, o al partir.
En ce qui concerne la politique, Geoffroy paraît tout d’abord moins remuant que ses aînés. On le rencontre ainsi à Grandmont pour la Saint-Jean de 1182 en compagnie de son père et il assiste au Puy-Saint-Front à la réconciliation de ses frères. De même, il est à Noël à la cour solennelle que son père tient à Caen, puis il le suit au Mans. Lorsque le roi lui demande de prêter hommage à Henri le Jeune pour la Bretagne, le comte ne fait pas de difficultés pour s’exécuter. Aussi peut-on dire que si, par la suite, Geoffroy trahit son père sans vergogne, il reste dans le même temps fidèle au serment prêté au Jeune Roi.
On ne sait quelle fut l’attitude de Geoffroy pendant la tragi-comédie d’Angers ; il devait montrer une modération suffisante pour que son père lui fît confiance. Dans la première version des Gesta, suivant laquelle Richard, après avoir refusé de prêter hommage à Henri le Jeune, se serait enfui en Poitou, provoquant alors la colère de son père qui aurait chargé Henri et Geoffroy de punir le rebelle, le Jeune Roi aurait confié à son cadet la mission de rentrer en Bretagne pour y lever une armée de Brabançons avec laquelle il aurait ensuite envahi les terres de Richard. On se souvient que, selon la seconde version, Henri II envoya Geoffroy en Poitou afin de convoquer les barons à Mirebeau où serait prononcé un serment de paix éternelle. Le.comte souleva ceux qu’il devait apaiser, contraignant son père à envoyer un second messager de paix, aussi infidèle que le premier.
Faute de pouvoir choisir entre ces deux versions, on remarquera que, selon Geoffroy de Vigeois, l’arrivée de Geoffroy à Limoges précéda celle du Jeune Roi.
Quel qu’ait été le déroulement des faits, Geoffroy joua un rôle de premier plan. On n’en éprouve que plus de surprise devant sa réaction à la mort de son frère : le comte s’enfuit, abandonnant ses alliés qui combattent encore. Il va s’empresser d’obtenir un pardon que son père lui accorda le 3 juillet à Angers : Interim rex misit pro Gaufrido filio suo comite Britanniae, qui veniens apud Andegavim, fecit cum eo pacem de auxilio quod regi fratri suo contra eum fecerat ; et juravit illi fidelitatem contra omnes homines (Gesta, t. I, p. 304), avant de se réconcilier avec Richard.
La paix ne s’était pas pour autant installée dans les esprits, car la mort du Jeune Roi avait fait naître de nouvelles ambitions ; Richard, déjà pourvu des biens de sa mère, devenait l’héritier des terres paternelles et entendait bien ne rien lâcher ; Geoffroy guignait l’Anjou ; Henri II voulait que Richard laissât l’Aquitaine à Jean. L’entente, à peine rétablie, ne devait pas résister au refus de Richard en septembre 1183. Dès le mois de février 1184, le roi permit à Jean d’attaquer Richard et, à l’été, Jean et Geoffroy ravageaient le Poitou tandis que Richard se vengeait sur les Bretons : comes Gaufridus Britanniae, et Johannes frater ejus, filii regis, magnum congregaverunt exercitum, et in manu hostili intraverunt in terram Ricardi comitis, fratris eorum, et villas succenderunt, et praedas abduxerunt ; similiter faciebat comes Ricardus de terra Gaufridi fratris sui (Ibid. p. 320). Pour ramener le calme, il fallut qu’Henri II convoquât ses trois fils à sa cour, en Angleterre, en décembre 1184. Après les avoir réconciliés, il garda près de lui Jean et Richard et renvoya Geoffroy en Normandie ; il ne permit à Richard de regagner ses terres qu’à la fin du mois. En fait, cette réconciliation n’allait pas modifier l’attitude de Richard et son père dut, pour le soumettre, en venir à des mesures extrêmes, sans que le comte de Poitou ait jamais pour autant accepté de laisser l’Aquitaine à Jean. Le vieux roi ne pouvait aller plus loin, et c’est sans doute ce que signifie la campagne de 1186 où Richard n’aurait pu intervenir contre le comte de Toulouse sans l’aveu de son père.
Geofroy comprit-il qu’il n’avait rien à attendre des sanctions d’Henri II contre son héritier ? Il songea peut-être qu’il réaliserait mieux ses desseins en s’appuyant sur le roi de France qui ne manifestait pas à son trop grand vassal angevin la reconnaissance qu’il était en droit d’attendre après sa médiation dans la guerre de Flandre.
C’était la politique constante des rois de France d’attirer auprès d’eux et de soutenir contre leur père les fils rebelles du Plantagenêt ; Louis VII avait ainsi accueilli les conjurés de 1173 ; Henri le Jeune s’était réfugié en 1182 auprès de son beau-frère, Philippe, qui, dans l’avenir, allait soutenir Richard contre Henri II avant de devenir le partisan de Jean, tout au moins tant que celui-ci ne fut pas roi d’Angleterre.
C’est ainsi que nous retrouvons Geoffroy à la cour de France en 1186 : on ne s’étonnera pas qu’il y ait reçu le meilleur accueil. Qu’allait-il y faire ? Selon Benoît de Peterborough (O. C. p. 350), quidam dicebant quod ipse Gaufridus ad regem Franciae profectus erat, et obsides ei dare volebat de Britannia ; et quod ipse valde superbe locutus erat, scilicet, se vastaturum Normanniam. Ces beaux projets tournèrent court ; selon le même chroniqueur, nunciatum est regi... quod Gaufridus Britanniae, filius suus, dum in execrabilibus nundinis, quas torneamentum vocant, se huc et illuc frequenter agitaret, milites ex diverso venientes, lanceis suis illum et equum in quo sedebat humi projecerunt. Qui cum se eis nullatenus reddere voluisset, pedibus equorum conculcatus, et praedictorum militum duris ictibus ita conquassatus est, quod in brevi vitam finivit... apprehendit eum dolor dirus viscerum et amara interiorum tormenta : et qui paulo ante sidera contingere videbatur, obitu miserabili functus est.
Si le cortes coms Jaufres dont parle Gaucelm Faidit (éd. J. Mouzat, nº 50, v. 51) a mis dans son camp trouvères et troubadours, le jugement des historiens est plus sévère, comme le montrent les conclusions que tire de cette mort Guillaume de Newburgh (O. C., t. I, pp. 234-235), qui ne se laisse jamais trop impressionner par un vain respect humain : Cumque, ad irritandum patrem, regi Francorum sedulo militans grandia moliretur, divini judicii pondere obrutus, molitiones suas Parisius cum vita finivit, ibique sepultus, patri quidam, cui minus officiosus exstiterat, modicum, Francis vero, quibus multum placuerat, ingentem luctum reliquit. Cet immense chagrin, qui ne semble pas avoir été dicté par la seule politique, se manifesta par la fondation de quatre chapelles en mémoire de Geoffroy, deux par Philippe Auguste, une autre par Marie de Champagne, demi-sœur du défunt, et la dernière par le chapitre même de Notre-Dame de Paris (2).
Les relations de Bertran avec Rassa s’étaient sans doute bien refroidies après ce qu’il faut bien appeler la trahison du Comte de Bretagne. Le choix de Bertran, qui resta désormais fidèle à Richard, ne put guère les rapprocher dans les années 1184-1185. Cependant, au nom de leur ancienne amitié, le troubadour consacra à la mémoire du comte son dernier planh.
Nº 20 : Rassa, mes si son primier.
Clêdat (Du rôle ... pp. 34-36) n’est pas très précis sur la date de composition de ce sirventés : après avoir écrit qu’il la plaçait aussitôt après celle d’Un sirventes que motz (1176), il admet que certains passages font allusion à des événements qui se succèdent jusqu’au début de 1183. C’est cette dernière date qu’ont retenue Diez (Leben ... p. 208) ainsi que Thomas et Appel qui placent ce sirventés tout de suite après Ges no mi desconort.
Selon Kastner, Geoffroy a fait la paix avec son père et son frère aîné au début de juillet, tout de suite avant la prise d’Hautefort par Richard et Alphonse II (6 juillet 1183). Son exemple aurait été suivi par les autres conjurés, y compris Aimar de Limoges, mais non par Bertran qui aurait soutenu un combat sans espoir jusqu’à la chute de son château. Voilà pourquoi Bertran se plaindrait en disant qu’il n’est pas criminel d’avoir résisté jusqu’au bout et qu’il n’y a aucune raison valable pour ne pas lui rendre son château et sa terre maintenant que la paix a été conclue.
En réalité, Aimar rendit Limoges avant que Geoffroy n’eût obtenu le pardon de son père et nous avons vu que, lorsque Hautefort tomba, Périgord et Angoulême n’avaient pas conclu la paix. Il est peut-être aussi exagéré de parler de combat sans espoir lorsqu’on sait que la forteresse de Bertran, qui avait la réputation d’être presque inexpugnable, fut rendue au bout de sept jours. Il est tentant de se demander si Bertran n’a pas gardé l’espoir tant que la rébellion était légitimée par la participation d’un des princes Plantagenêts, comme le montrerait la tornada de la chanson nº 20. Mais, lorsque le seigneur d’Hautefort apprit que Geoffroy s’était soumis le 3 juillet, il ne s’obstina pas dans une résistance inutile. Peut-être espérait-il, oubliant sa querelle avec Constantin et les menaces que Richard avait proférées l’année précédente (17.14), qu’on lui rendrait ses biens immédiatement. Lorsque le comte de Poitou lui enleva son château pour le donner, ou le rendre, à Constantin, il est normal que Bertran se soit alors tourné vers son allié de la veille, Geoffroy de Bretagne, qui avait obtenu son pardon et dont le troubadour espérait une intervention auprès des vainqueurs.
Si l’on examine le ton de ce sirventés, il semble qu’il ait été la première composition du poète après la perte de son château, car Bertran est totalement abattu, ce qui n’est plus le cas dans Ges no mi desconort où il proclame Ges no·i dei aver dan (v. 13). D’autre part, il serait mal venu de demander à Rassa d’intervenir en sa faveur s’il avait déjà lancé les strophes vengeresses de ce sirventés. Ainsi donc, Bertran a dû s’adresser au comte Geoffroy à la fin de l’été 1183.
Chanson
Texte de base : A.
Ordre des strophes :
ADIK
|
1
|
2
|
3
|
4
|
5
|
6
|
e
|
e’
|
|
C
|
1
|
3
|
2
|
4
|
5
|
6
|
-
|
e’
|
|
M
|
1
|
3
|
2
|
6
|
4
|
5
|
-
|
-
|
e’’
|
Parmi ces manuscrits, seul M occupe une place à part. Le ms. C s’accorde généralement avec le groupe ADIK, que l’ordre des strophes signalait déjà. Il présente pourtant un certain nombre de leçons communes avec M (vv. 5, 15, 20, 25, 27, 30 et 31). Dans l’ensemble ADIK, on retrouve le couple IK (vv. 11, 20, 33, 40, 41, 48, et 49) auquel se joint une fois de plus D (vv. 15, 23, 39 et 43). On peut noter qu’au vers 21 A présente une leçon coreilla, identique à celle de D : correilla, alors qu’on rencontre une autre forme dans C : querrela et IK querrella.
Notes:
(1) Rita Lejeune : “Rôle littéraire de la famille d’Aliénor d’Aquitaine”, Cahiers de Civilisation Médiévale, juillet-septembre 1958. (↑)
(2) Cf. A. de Bouard, Diplôme de Philippe Auguste instituant deux chapellenies pour l’âme de Geoffroy, comte de Bretagne, Paris, 1925. (↑)