Tandis que Plantagenêts et Capétiens se disputaient quelques châteaux du Vexin et du Berry, des événements d’une autre portée se déroulaient en Orient. Dans la première semaine du mois de juillet 1187, la bataille des Cornes de Hattîn, près de Tibériade, où se heurtaient les troupes de Saladin et les soldats chrétiens de Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, s’achevait par la déroute des chrétiens. Les Génois écrivaient au pape Urbain III : Tekedinus, Saladinis nepos, Guidonem regem Jerusalem fugam arripientem, et crucem ligni Dominici cepit (Gesta, t. II, p. 11).
Les cités de Terre sainte ne résistèrent guère : la citadelle de Jérusalem tomba pendant les premiers jours d’octobre et le 11 novembre, Saladin mettait pour la seconde fois le siège devant Tyr où s’était enfermé Conrad de Montferrat.
C’est probablement d’abord sous la forme d’une rumeur que la nouvelle du désastre parvint en Occident. Richard l’apprit à la fin du mois d’octobre et, sans hésiter, il reçut la croix des mains de l’archevêque de la ville de Tours, où il se trouvait alors.
Il était le premier des grands princes à se croiser ; les autres montrèrent moins de zèle.
Pourtant, la situation demandait une intervention urgente, et Conrad de Montferrat, entre les deux sièges de Tyr (1), avait envoyé l’évêque même de la ville, dans l’espoir qu’on organiserait rapidement une croisade de secours.
C’était un personnage bien extraordinaire que ce Conrad de Montferrat, dont le père, le marquis Guillaume, venait d’être capturé à la bataille de Hattîn. Fuyant Constantinople, il arriva en vue des côtes de Terre sainte tout juste après la débâcle, et peu s’en fallut qu’il ne tombât entre les mains des vainqueurs lorsque son bateau toucha au port d’Acre. Il comprit à temps la situation et fit voile vers Tyr où il trouva une foule de soldats échappés de la bataille auxquels il fournit le chef qu’ils avaient perdu.
Quand Saladin, repoussé une première fois à la mi-août 1187, revint mettre le siège devant la ville, les chrétiens avaient oublié leur panique et leur résistance fut si vigoureuse que le sultan renonça dans les premiers jours de 1188.
Quand l’évêque Josse rejoignit les souverains de France et d’Angleterre à la mi-janvier, ils se trouvaient près de Gisors dans l’une de leurs sempiternelles conférences. Il leur annonça la chute de la ville sainte, ce qui n’était plus une nouvelle, et il est probable qu’il leur fit part, comme d’un exemple pour eux aussi bien que pour leur entourage, de la conduite de Conrad de Montferrat, qu’il avait laissé dans une situation difficile, sinon critique.
Devant leurs barons, Henri II et Philippe n’avaient pas le choix : les deux rois prirent la croix en même temps que les plus grands princes, le duc de Bourgogne et les comtes de Flandre et de Champagne.
Le fait que la dîme saladine ait été promptement levée ne doit pas faire croire que ces souverains envisageaient un rapide départ. Henri II, qui avait témoigné son émotion (chagrin ou colère ?) à la nouvelle que son fils s’était croisé, a été accusé d’avoir lui-même suscité les troubles qui rappelèrent Richard en Aquitaine. Geoffroy de Lusignan aurait ainsi reçu de l’argent du vieux roi pour se soulever (Roger de Wendover, O. C. p. 144).
À partir de là, les guerres entre Henri II, Richard et Philippe ne cesseront plus avant la mort du vieux roi à l’été 1189 et la croisade semble rejetée à l’arrière-plan. En fait, ce n’est pas entièrement exact et cette préoccupation ne laisse pas en repos l’esprit des contemporains, si bien que, lorsque les barons du roi de France refusent de combattre les troupes anglo-normandes, ils n’allèguent évidemment pas les sterlings que Bertran les accuse d’avoir reçus, mais leur refus d’un combat entre chrétiens en un pareil moment : dicentes quod nunquam arma gestarent contra christianos, donec redierint de perigrinatione sua Jerosolimitana (R. de Howeden, O. C. t. 343).
Après la conférence du 22 juillet où Richard et Philippe réglèrent momentanément les problèmes en suspens, rien ne s’opposait plus aux préparatifs de la croisade. Ils furent pourtant encore bien longs : Richard devait se faire couronner et il avait besoin de temps pour prendre en main son royaume, si bien que le roi de France lui dépêcha en novembre Rotrou du Perche pour le convoquer au rassemblement général de Vézelay, prévu pour le 1er avril 1190. Vers la mi-décembre, Richard regagna le continent et passa la Noël en Normandie : trois rencontres réunirent les deux rois et la dernière coïncida le 15 mars 1190 avec la mort de la reine de France. On remit au 24 juin le grand rassemblement de Vézelay et Richard profita de ce délai pour mettre de l’ordre dans ses domaines continentaux. Il n’arriva à Vézelay que le 3 juillet. De là, les deux rois gagnèrent Lyon où leurs routes divergeaient : Philippe partit pour Gênes où une maladie l’immobilisa ; Richard se rendit à Marseille pour y attendre sa flotte, mais il perdit patience et rallia sans elle la Sicile où il retrouva Philippe. Après bien des péripéties, un traité fut signé qui devait apurer l’éternel contentieux.
Philippe quitta la Sicile le 30 mars 1191 et aborda devant Acre le 20 avril tandis que Richard, parti le 10 avril, mais qui prit encore le temps de conquérir Chypre et de s’y marier, ne devait atteindre la Terre sainte que le 8 juin 1191.
Il y avait presque quatre ans que Jérusalem était tombée et que Conrad de Montferrat attendait des secours.
Nº33 : Nostre Seigner somonis el meteis.
Les troubadours et les trouvères se sont faits les porte-parole d’une opinion publique bouleversée par la nouvelle du désastre de Tibériade. Il n’est pas possible de dire quel est le poète qui a, le premier, appelé à la croisade, mais il est certain qu’on n’attendit pas pour cela de connaître la chute de Jérusalem.
Dans une chanson que Stroński attribue à Folquet de Marseille (O. C. nº27) et d’autres à Aimeric de Belenoi, on peut lire : Que·l conquist que nostr’ancessor Conquisteren Terra Major Perdem qui no·l secor viatz, E·ill crotz on Ihesus pres dolor E mort, e·y fo per nos levatz (vv. 19-23), allusion directe à la perte de la vraie croix qui répond étroitement au vers 5 de la chanson de Bertran : Qar presa es la vera crotz e·l reis, qui rappelle presque mot pour mot les lettres d’Orient. De la même façon, le vers suivant : E·l sepolcres ha de secors fraichura prouve que Bertran ignorait la chute de Jérusalem, qu’il appelle à secourir, tout comme Folquet, proclamant que Richard ajuda premier e secor al Sepulcre on Dieus fo pauzatz (vv. 49-50).
En revanche, le texte de la chanson de Conon de Béthune Ahi ! Amors, com dure departie (éd. Wallensköld, 1968, pp. 6-7) montre que le trouvère connaît l’issue de la bataille de Tibériade : la croix que Turc ont (v. 20), mais aussi qu’il sait que Jérusalem est prise : S’irons vengier la honte dolereuse Dont chascuns doit estre iriés et honteus ; Car a nos tans est perdus li sains lieus Ou Dieus soffri por nos mort angoisseuse (vv. 43-46) : il ne s’agit plus de secourir, mais de venger, et le sépulcre n’est plus en danger, mais perdu.
Il est intéressant de constater que les chansons de Bertran et de Folquet sont tout à la gloire de Richard, et que certaines ressemblances se font jour entre les deux textes : à la strophe II de Bertran font écho ces vers : Selh cui Dieus det sen e vigor Et a de totz bos pres l’onor Qu’es coms et er reys apellatz (vv. 46-48). Outre la parenté du vers 48 avec le vers 10 de Bertran : Cel qui es coms e ducs e sera reis, on notera le thème du bos pres qui connaît une telle fortune chez notre poète.
Enfin, on trouve dans les manuscrits IKd quatre vers supplémentaires à la gloire de Philippe qui venait de prendre la croix, encore que le dizen de Bertran et le silence gardé sur les faits et gestes d’Henri II ne permettent pas de savoir s’il s’agit d’une allusion à la prise de croix de la mi-janvier. Je serais plutôt enclin à penser que, à la suite de la conférence de Mouzon, où Philippe et Frédéric Barberousse avaient parlé de la situation des chrétiens de Terre sainte, une rumeur, nous avons vu quel peut en être le rôle, avait fait croire à Bertran que le roi de France avait pris la croix en décembre 1187.
Il est probable que Bertran a composé les deux premières strophes dès que Richard s’est croisé, c’est-à-dire au début de novembre 1187 et qu’il a entrepris un peu plus tard une strophe supplémentaire.
Il est évidemment impossible de savoir si cette chanson a jamais été complète : il se peut que des nouvelles successives aient conduit Bertran à changer de propos et à préférer chanter le marquis de Montferrat plutôt que des princes dont il a sans doute vite compris que leur zèle avait grand besoin d’être fortifié par l’exemple de Conrad et peut-être aussi par quelques vigoureuses critiques.
Chanson
Texte de base : F.
Dispositiondes strophes :
L’étude de détail ne fait pas ressortir de nombreuses différences entre ces manuscrits. IKd, qui ont la particularité de présenter quatre vers d’une troisième strophe, se ressemblent étroitement (vv. 2, 7, 8, 9 et 14).
Dc et F présentent un certain nombre de leçons communes qui les séparent de IKd aux vers 2, 13 et 18.
Notes:
(1) Peter Hölzle : Die Kreuzzüge in der okzitanischen und deutschen Lyrik des 12. Jahrhunderts, p. 346. (↑)