Troisième Partie.
LES DIVERS ABOUTISSEMENTS DE LA POESIE MORALE.
Chapitre II
LA POESIE SATIRIQUE.
Contre des jongleurs
Nº 42 : Fuilheta, vos mi preiatz qe ieu chan.
Selon Reimann (O. C. p. 36), les deux strophes adressées au jongleur Fuilheta seraient le début d’un texte dont la suite serait perdue et qu’un copiste, séduit par l’identité de structure et de rimes, aurait fait suivre des strophes d’une chanson de croisade de Bertran. De fait, une faute de déclinaison et l’existence de plusieurs hiatus conduisent Reimann à refuser à Bertran de Born la paternité de ces coblas. Levy, tout en le suivant, est beaucoup plus prudent et rappelle que rien n’interdit l’hiatus dans la poésie médiévale (R. L. R. 1884, p. 43).
Ces interrogations soulèvent une fois encore la question du sirventés au jongleur : si les deux sirventés à Fuilheta(s) sont bien de notre troubadour, il faut alors conclure que l’auteur de telles pièces avait le droit de prendre d’assez larges libertés avec les règles de composition. Cependant, il n’existe aucune raison déterminante de penser que Bertran n’est pas l’auteur de ces deux textes. Je crois même, comme Appel (Studj Medievali, N. S. II, 1929), que, tout hétérogène qu’il est (cf. Notes à chanson nº34), le texte du manuscrit M pouvait être chanté comme un ensemble : les deux premières strophes apprennent à l’auditeur que Fuilheta est venu demander une chanson à Bertran, qui lui répond sur le mode traditionnel, et les trois coblas suivantes peuvent fort bien être la chanson que le poète accepte, toute plaisanterie achevée, de confier au jongleur.
En réalité, le lecteur moderne est surtout gêné par l’aspect disparate du texte de M : l’habitude d’un certain classicisme nous amène à ne pas apprécier que le poète ait pu grouper deux strophes de railleries contre un jongleur et une chanson de croisade d’une élévation d’esprit certaine, mais rien ne prouve que le poète d’Hautefort partageait nos conceptions esthétiques.