Quatrième Partie.
PIECES D’ATTRIBUTION CONTESTABLE.
Nº 47 : Mout mi plai quan vey dolenta.
L’attribution de ce sirventés à Bertran de Born est fort peu assurée, comme l’indiquent ces réflexions de Stroński (O. C. Folquet) : “La pièce 80, 17 (est) attribuée à Guillem Magret par le ms. E et à Bertran de Born par le ms. C qui, cependant, l’attribue, à la table, lui aussi à Guillem Magret. Ce sirventés attaquant les “vilains” est regardé comme œuvre de Bertran de Born, quoiqu’il soit tout à fait étranger à sa manière, tandis qu’il va bien pour Guillem Magret. Et pourtant il est bien facile de découvrir la raison de l’attribution fausse à Bertran de Born : tout simplement, au début de la dernière strophe de cette pièce (elle n’a pas d’envoi) se trouve le mot Rassa et on sait que Rassa est un des senhals célèbres de Bertran de Born et qu’il se trouve, entre autres, au début du sirventes 80, 36 et au début de chaque strophe de la chanson 80, 37” (p. XIII).
Ce n’est pas l’avis de Clédat (O. C. p. 91) qui écrit : “Ce Magret, d’après le Biographe provençal, était un jongleur, un vilain lui-même, un coureur de tavernes. On ne peut donc pas lui attribuer cette pièce, toute remplie d’un souffle d’intolérance aristocratique”.
Voilà les raisons pour lesquelles, alors que Stimming et Thomas ont inclus ce sirventés dans les œuvres de Bertran, Appel l’en a banni et Fritz Naudieth (“Der Trobador Guillem Magret”, Beihefte zur Zeitschrift für Romanische Philologie, LII, Halle, 1914) l’a intégré parmi les pièces de Magret après avoir étudié les divers arguments.
Je laisserai de côté l’idée selon laquelle cette poésie serait étrangère à la manière de Bertran : de telles appréciations me paraissent trop subjectives : ni Stimming, ni Bartsch, ni Thomas n’ont jugé de la même façon que Stroński.
Naudieth essaie de voir en quoi ce sirventés correspond à ce que nous savons de Magret ; selon lui, pour que cette pièce lui convienne, il faudrait que la malvada gent manenta représente le type connu du ric avar, que Bertran de Born lui-même critique souvent. Le mot vilan qui se trouve au premier vers de toutes les strophes à l’exception de la première serait donc pris dans un sens moral plutôt que social.
Pour délicate que soit la question, l’étude des mots ric et manen montre qu’ils sont employés dans des sens différents. Dans les trente et une occurrences du mot ric dans les poésies de Bertran de Born, qu’il s’agisse du substantif ou de l’adjectif qualifiant des personnes, à l’idée de possession de terre et d’argent se joint celle d’un pouvoir social, d’une place élevée dans la hiérarchie féodale. Le mot manen n’apparaît que deux fois, mais il est intéressant de constater qu’il sert à qualifier des soudadiers qui gagnent de l’argent : on remarquera que Bertran emploie l’adjectif ric dans la pièce nº32 où ceux qu’il exhorte à s’emparer des biens des bourgeois et des usuriers sont précisément des aristocrates.
Ainsi, je crois que, lorsque le troubadour parle de la malvada gent manenta, il ne vise pas le ric avar, mais bien le paysan enrichi, comme le montre d’ailleurs, à mon avis, tout le texte : le poète veut que le paysan soit obligé d’attendre son pain d’autrui, ce qui représente un renversement total de situation, puisqu’il est le producteur ; il s’agit bien d’un parvenu, comme cela ressort des vers 9-12 ; de plus le propre du seigneur avare est de s’isoler pour éviter de dépenser en largesses son or (cf. pièce nº35, strophe I) et non pas de se joindre à d’autres pour une conjuration, comme l’indique le mot rassa.
Enfin, Naudieth croit, sans s’expliquer davantage, que les vers 21-24 interdisent d’attribuer à Bertran la paternité de ce sirventés ; sans doute pense-t-il y trouver la preuve que ces vilan sont des seigneurs. En fait, cela n’a rien d’évident, comme le montre ce texte où Jean Renard (Guillaume de Dole, éd. Lecoy, vv. 575-588) aborde le même thème : Il n’estoit mie, ce me samble, / de cez rois ne de cez barons / qui donent or a lor garçons / rentes et prevostez a ferme, / dont les terres et il meesme / sont destruites, et il honi, / s’ont tot le monde aviloni. / Ce met les prodomes arriere / et les mauvés en la chaiere. / Mal fet bers qes met en baillie, / que ja por nule segnorie / nuls vilains n’iert se vilains non. / Cist empereres, cist prodom / lor fu toz tens adés eschis.
Le vers 17, en revanche, est fort gênant pour qui veut attribuer ce sirventés à un roturier ; pour Naudieth, “son vilan ist auch bei einem Spielmann erklärlich : jeder, der sien ihm gegenüber als vilan zeigt”. La suite de la strophe montre bien que le lien de dépendance entre le vilan et son possesseur doit être tout différent. On songe au vers de Bertran : car per dreich son malvatz hom es (23. 32). Comment un jongleur pourrait-il se permettre d’aermar puis d’amermar un ric avar ?
Enfin, selon Stroński et Naudieth, ce sirventés “va bien pour Guillem Magret” ; Naudieth le rapproche d’une cobla : Non valon re coblas ni arrazos qui s’en prend à la décadence du monde, où l’on reçoit mieux celui qui a de l’argent que le meilleur des poètes, et d’un sirventés : Aigua pueia contramon, qui reprend quelques thèmes traditionnels de l’enueg qui rappellent assez nettement les pièces nº8 et 38 de Bertran de Born : c’est dire déjà que la plupart des thèmes de ce sirventés se retrouvent dans les œuvres de Bertran. En outre, deux rapprochements me paraissent évidents : le poète accuse les vilains de desmezura (v. 35), notion dont parle Bertran dans le sirventés nº30 ; le reproche fondamental adressé aux vilains enrichis est de ne pas respecter la mesure en abandonnant leur statut social (ab paratge mou contenta). Il n’est guère d’accusation plus grave que celle-là, puisqu’elle correspond au péché originel : en cueillant le fruit de l’arbre de la science, Adam n’a pas agi en fonction de ce qu’il était, il a voulu être Dieu. Le poète accuse d’ailleurs nettement les vilains de vouloir imiter Adam : Adam cujon contrafar. De plus, l’hostilité contre des groupes sociaux en expansion se marque également dans le sirventés nº32.
Ainsi, l’étude de ce sirventés conduirait à l’attribuer au seigneur d’Hautefort plutôt qu’au roturier Guillem Magret, si l’on pense que ce troubadour s’exprimait en fonction de sa propre place dans la société. En fait, il est plus que probable que les troubadours se sont souvent faits les porte-parole des catégories sociales qui composaient leur public, et Guillem Magret, pas plus que Jean Renart, n’avait besoin d’être un aristocrate pour exprimer la crainte et la colère d’une partie de la noblesse devant l’enrichissement de bourgeois et de paysans qui remettaient ainsi en cause la hiérarchie féodale. Comme, d’autre part, l’argumentation par laquelle Stroński explique une éventuelle erreur d’attribution du copiste me paraît tout à fait convaincante, je me contenterai de placer ce sirventés parmi les pièces d’attribution douteuse.
Chanson
Texte de base : C.
Disposition des strophes :