§ IV.
Daspol.
(Vers 1270).
Daspol ou Daspols est un nom entièrement nouveau dans l’histoire de la littérature provençale. Non-seulement il ne figure dans aucun des chansonniers connus jusqu’à ce jour, mais il n’est même pas mentionné par Jehan de Nostre Dame. Les deux longues pièces que notre ms. place sous ce nom assurément singulier sont intéressantes et nous renseignent assez bien sur leur auteur. La première est une complainte sur la mort de saint Louis, et par conséquent a été composée en 1270 ou peu après. On possède en provençal plusieurs pièces sur le même événement : celles de Raimon Gaucelm de Béziers (1), d’Austorc d’Orlac (2), d’Austorc de Segret (3), d’Olivier le Templier (4), mais aucune n’a, aussi complétement que la pièce de Daspol, le caractère d’une complainte ; toutes ont un objet particulier : Raimon Gaucelm et Olivier le Templier cherchent à provoquer une nouvelle croisade ; Austorc d’Orlac se répand en invectives contre le clergé et, de désespoir, voudrait qu’on se fît mahométan « puisque Dieu et sainte Marie veulent que nous soyons vaincus contre droit ». Austorc de Segret, qui d’ailleurs n’a consacré à saint Louis qu’une partie de son sirventes, est surtout préoccupé des progrès des Sarrazins auxquels le roi de France seul était capable de tenir tête. Daspol ne veut qu’exprimer les sentiments d’affliction qu’il ressent. Il apprécie en bons termes la perte que vient de faire l’Église « qui n’avait point de plus loyal serviteur », et la chrétienté qu’il eût délivrée des Sarrazins. Il se souvient de la sécurité que saint Louis faisait régner dans ses possessions, et rappelle que les marchands étaient protégés contre les larrons. Il exhorte enfin le roi Philippe III à marcher sur les traces de son père. Il n’est pas difficile de découvrir dans sa pièce certaines traces d’imitation. Il a eu des réminiscences de la complainte bien connue de Gaucelm Faidit sur la mort de Richard Cœur de Lion (Ch. IV, 54). Ainsi, la fin du premier couplet :
Car ieu aug dir quel rey de Fransa es mort,
Ai Dieu ! Cal dans es !
rappelle ces vers de G. Faidit :
Lo rics valens Richartz, reis dels Engles,
Es mortz. Ai Dieus ! Quals perd’e quals dans es !
La pièce est adressée à une dame de Posquières (près Vauvert) sur laquelle je n’ai rien trouvé.
La seconde pièce de Daspol est une tenson avec Dieu. L’auteur feint d’avoir assisté pendant son sommeil à un parlement tenu au ciel par Dieu lui-même, et il nous rapporte un débat dans lequel il se montre aussi pressant dans l’accusation que son adversaire paraît faible et embarrassé dans la défense : Dieu a tort de donner le pouvoir et la richesse à ceux qui en font mauvais usage. — Dieu promet de les leur retirer. — Dieu protège visiblement les Sarrazins puisqu’ils sont partout victorieux. Dieu devrait inspirer aux Sarrazins la volonté de se convertir, alors il ne serait plus besoin de s’aller faire tuer pour leur péché. Dieu devrait rendre tous les hommes égaux. Sur ce dernier vœu, qui ne reçoit pas de réponse, le troubadour s’éveille et termine par une prière en faveur des rois, cardinaux et prélats.
Ces plaintes, excepté peut-être la demande en faveur de l’égalité, n’étaient pas nouvelles, et plus d’un troubadour les avait exprimées avant Daspol. L’idée, notamment, que Dieu s’est tourné du côté des Sarrazins, est développée avec plus de force encore dans un sirventes bien connu du Chevalier du temple, qui fut composé après la prise de Césarée et d’Arsur (1265) (5). L’idée de choisir Dieu pour interlocuteur n’est pas non plus venue à Daspol tout le premier, car trois tensons du moine de Montaudon nous présentent le même fait (6), et l’une d’elles offre même quelque analogie de sujet avec celle de notre troubadour.
Cette pièce est adressée à un roi d’Aragon qui reçoit, entre autres qualifications, celle de « père et fils de prouesse ». Il ne peut s’agir que de Jacques Ier, el conquistador (1213-1274), ou de son fils Pierre III, deuxième du nom comme comte de Barcelone (1276-1285), plus probablement du premier. Les mots « pair’ e fil de prozeza » rappellent l’expression par laquelle l’auteur (ou plus exactement l’un des deux auteurs) du roman de Jaufre désigne le roi d’Aragon, à la cour duquel il entendit conter le récit qu’il entreprit de mettre en rimes :
.....lo rei d’Aragon
Paire de pretz, et fillz de don
(Lex. rom., I, 48 b).
Raynouard (7) a pensé que ce roi d’Aragon devait être Alphonse II († 1196) ou son successeur Pierre II († 1213). Diez rapporte simplement cette opinion sans la contester (8). Don M. Milá choisit Pierre II (9), et il s’est ainsi formé une tradition qui place la composition de ce roman au commencement du XIIIe siècle (10). Cependant, il n’y a aucun motif pour adopter Pierre II plutôt que son successeur ; bien plus, certains éloges du prologue paraissent désigner le prince conquérant qui passa une partie de sa vie à combattre et à vaincre les Sarrazins (11), ce même Jacques Ier à qui, selon toute apparence, Daspol a dédié sa tenson.
Nous ne savons rien de l’origine de Daspol, toutefois l’admission de ses deux pièces dans le seul ms. Giraud est une présomption qu’il était provençal.
L’ordre des rimes de la première pièce est (sans compter le refrain) abba ccddee ; la complainte précitée de Gaucelm Faidit offrait le même système, moins un vers : aba ccddee. Dans la seconde pièce les rimes changent de deux en deux couplets ; leur ordre est abab baab, disposition qui se rencontre ailleurs, par ex. dans une pièce de la comtesse de Die (Parn. occit, p. 54 ; Werke, I, 87), et dans une de Peirol (Choix, V, 287 ; Werke, II, 10). Il est à noter que dans ces deux pièces les rimes changent également (la même disposition se maintenant) de deux en deux couplets.
Voici ce que je trouve sur Daspol dans le ms. de Carpentras. Je me borne à faire remarquer que la traduction des deux pièces de ce troubadour est assez libre, quoique peu élégante :
Daspoul, poète provensal. De la mort de S. Loys roy de France.
Daspoul, poete provensal de ce temps, se repentant de la mort de Sainct Loys roy de France, entre autres chantz qu’il a faict en langue provensalle en a faict un funebre de la mort dud. S. Loys roy qui se treuve dans mon chansonere vieulx que j’ay transduict ainsi, qu’il adresse à Philip roy de France filz de Sainct Loys pour la fere ouyr à Posquieres et à Vaulvert.
« Ce m’est une grande fascherie et tristesse de chanter avec joye, actendu la douleur tant grande qui nous est survenue par la mort du roy de France ; et par ainsi je chanteray sans joye puis que Dieu le veult ainsi, car chascun s’estoit adonné à le servir et le donmage est beaucop plus grand que la douleur pour rayson de sa mort. O Dieu ! Quel donmage c’est! — Le roy est mort, mais je ne puis reciter la perte qu’en receoit la chrestienté, car nous vivons ores sans gouverneur puisque Dieu le veult, et me desplaist moult de ce que je ne le puis suyvre. O Dieu quel dommage c’est ! — O saincte mere eglise, la mort ne vous pouvoit oster en ce monde ung plus loyal serviteur, et Dieu vous avoit faict tant de bien de le vous donner. O Dieu qu’avez vous envoyé en ce monde vostre cher filz pour estre crucifié, vous plaise d’oyr mes prieres et de pardonner au roy ses pechez puys que nous avons perdu tout bien. O Dieu ! Quel dommage c’est ! — Ma langue ne peut retrere ne le mal ne le dommage qui nous est advenu de ce que la mort a pris celui qu’estoit le meilleur de ce monde, qu’est le bon roy Loys, car s’il fut en vie, tous les Sarrazins superbes seroient mys à mort et leur eust faict habandonner leur terres et renyer leur Mahomet (12). — Franc roy Phillippes nul se doibt retirer de bien fere, et si vous ressemblez à Loys vostre pere, vos ne presterez jamais l’oreilhe aux traistres ne aux langagers et lateurs. Il estoit bon roy et droicturier, gardez vous donc de recepvoir aulcung faulx conseiller, soubstenez la cause des paouvres et vous serez comme luy. O Dieu, quelle perte avons noz faict ! — O Dieu, que vinstes en ce monde pour prendre char humayne au ventre virginal, vous plaise mectre l’ame de ce bon roy auprès de vous. O Dieu, quelle est nostre perte ! — Je feray ouyr ceste myenne plaincte à Posquières, car il fera louer Jesus Christ à Vaulvert. O Dieu vuelhez pardonner les offances à ce bon roy de France qu’est mort, mais quelle perte avons nous faict à sa mort ! ».
Ce Daspoul a faict ung autre chant adressant au roy d’Arragon pere et filz cousins de Sainct Loys, faignant par ycellui avoir esté en paradis et parlant à Dieu le pere de l’estat de l’eglise, entreparlerent Dieu et luy, qu’est en mon chansonere, ainsi transduicte :
Fiction poetique en forme de dyalogue d’entre Daspoul et Dieu.
« Seigneurs qu’avez sçavoir et sens, escoutez ce qu’il m’advint l’autre nuict en dormant. Il m’estoit advis que j’estoys au ciel où Dieu tenant son parlemant j’oyois maintz propos et les clameurs de la chrestienté de ce qu’on ne poursuict le recouvrement de la terre saincte, qu’il n’y ha roy, duc ne comte ni le pape qu’en tiegne aulcung compte. — Je remonstray à Dieu l’orgueilh des meschans qui ne croyent en luy, qui possedent tout l’or et l’argent de ce monde, dont les paouvres chrestiens en sont en grand faulte. — Il me sembloit advis que Dieu respondant me disoit : Daspoul, tu es fort contrere aux gens d’eglise. Il se peuvent asseurer que je le leur manderay mon fleau qu’i le sentiront, et feray que leurs plus grands princes perdront leur auctorité et jurisdiction, et en demeureront honteux et confus tellement qu’en enfer sera leur continuelle residence. — O Dieu (dy je) il apert bien que vous estes hault et puyssant ; vous voyez bien que nous combatons pour soubtenir vostre foy et que ceste gent sarrazine ne laysse chasteau, forteresse ne bastiment à ruyner et metre sen dessus dessoubs. Ceste chanson a duré si longtemps que nous sommes las.— Asseure toy, Daspoul (disoit Dieu), que se les princes et grands seigneurs m’aymoyent avec vraye charité, ilz auroient assez bonne voulanté fere le passage d’oultre mer, mais ilz ne s’en soucyent. — O seigneur Dieu (dy je) il seroit bien meilleur que vous donnyssiez courage et ferme voulanté à ceste gent payenne de se convertir à vostre foy sans metre tant de peuple à mort. — Daspoul (disoit Dieu) les temples et hospitaulx (13) ont esté fondés pour la saincteté des ordres et pour la nourriture des paouvres, et au lieu de fere bien ilz font beaucoup de maulx, s’endormants en leur meschancetez car je les voy tous plains d’orgueilh et d’avarice, mays je les domteray tellemant que les plus hardiz d’eulx seront bien estonnez.— Beau seigneur, (dy je) vous sçavez bien que tous sont desloyaulx et pervers, pourquoy donc les layssez vous reigner en leur ordures et villenyes, à l’exemple desquelz le monde se perd par trop grande convoytise ? Donnez nous, je vous prie, tant de biens que nous puyssyons estre tous esgaulx.— Puys je m’esveillay. Or vueilhe Dieu par sa grace que le pape, les cardinaulx, les roys et les prelats et grands seigneurs soyent tous de bon acord, et vous, roy d’Arragon, je dy au pere et au filz qu’estes preux et vailhans, je vous prie que vous conduysiez à bonne et heureuse fin vostre saincte entreprinse ».
Notes :
1. Ab grans trebalhs et ab grans marrimens, Ch. IV, 137 ; cf. Diez, L. u. W., p. 591, et G. Azais, Mém. de la Soc. arch. de Béziers, 2e série, I, 189-92. (↑)
2. Ay ! Dieus, per qu’as facha tan gran maleza Ch. V, 54. (↑)
3. No soi quim so, tan suy desconoyssens, Ch. V, 55. Raynouard écrit Austorc Segret, mais le seul ms. (B, f. 369) qui contienne l’unique pièce de ce troubadour porte Austorc de Segret. (↑)
4. Estat aurai lonc temps en pessamen, Ch. V, 272 ; Milá y Fontanals, De los Trovadores en España, p. 366. (↑)
5. Ir’e dolor s’es dins mon cor asseza, Ch. IV. 131 : cf. Diez, L. u. W., p. 588. (↑)
6. L’autrier fuy en paradis, Ch. IV, 40 (W. II, 64) ; Autra vetz fuy a parlamen, Ch. IV, 42 (W. II, 62) ; L’autre jorn m’en pugiey al cel, Ch. IV, 373 (W. II, 65), à compléter par Ged. 393 ; cf. Diez, L. u. W., p. 340-2. (↑)
7. Choix, II, 286. (↑)
8. Die poesie d. Troub., p. 202 ; trad. fr., p. 205-6. (↑)
9. Trovad. en Esp., p. 151. (↑)
10. Je l’ai moi-même adoptée sans vérification, dans mon mémoire sur Guillaume de la Barre, p. 12, et M. Bartsch a eu raison de me le reprocher (Liter. Centralblatt, 5 déc. 1868) ; mais lui-même avait reproduit la même erreur dans la préface de son Provenzalisches Lesebuch, p. X. (↑)
« ...a la primera batailla
Per el facha, el a vencutz
Cels per que Deus es mescrezutz. »
12. La traduction omet ici un couplet. (↑)
13. Corr. totz. (↑)