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Appel, Carl. Poésies provençales inédites tirées des manuscrits d’Italie . "Revue des langues romanes", 34 (1890), pp. 5-35

GARIN D'APCHIER ET TORCAFOL


Les poésies de Garin d'Apchier et de Torcafol, son adversaire, offrent assez de difficultés, tant pour leur texte, qui est souvent obscur, et pour les événements historiques dont il y est parlé, qui sont difficiles à éclaircir, que pour la question de propriété littéraire, puisque nous verrons que les poésies n'appartiennent pas toujours à celui des deux auteurs à qui les manuscrits les attribuent. Pour deux pièces, les attributions ne sont pas d'accord: Le sirventes Comunal vielh ma tor appartiendrait à Torcafol selon IK, à Garin selon D; le couplet Membrarius del jornal se trouve deux fois dans D, une fois comme poésie de Garin, la seconde fois comme poésie de Torcafol. Pour les autres pièces, les mss. sont unanimes à les attribuer ou à l'un ou à l'autre des deux poètes, mais les attributions ne sont pas pour cela plus incontestables.
 

Pour éclaircir la question, il faut partir d'une pièce dont l'auteur soit bien certain, c'est-à-dire du sirventes Comtor d'Apchier rebuzat, qui est naturellement l'oeuvre de l'adversaire de Garin, de Torcafol. Il se trouve dans les mss. DR, et a été publié par Rayn. 4,253 et réimprimé par Mahn, W. 3,227. Bien que, dès lors, il n'entre pas dans le plan de mon travail, je ne crois pas superflu de le publier encore une fois, avec toutes les autres pièces des deux troubadours, sauf Comunal en rima clausa, imprimé récemment dans mes Provenzalische Inedita aus pariser Handschriften, p. 305 ss. Ce qui m’en donne le droit, c'est que ces pièces difficiles ne sont pas publiées par Raynouard d'après tous les manuscrits, et que, par conséquent leur texte réclame quelquefois des corrections. Je ne me flatte pas, pourtant, de fournir moi-même un texte définitif. Il n'y reste que trop d'obscurités.

Il est évident que ces deux pièces ne sont pas du même auteur, et on ne peut douter que Mos Comunals n'appartienne à Torcafol, puisqu'on y retrouve le portrait de Garin, comme il était tracé dans Comtor d'Apchier, portrait d'un pauvre vieillard, décrépit. mais qui est toujours acharné contre les religieux. La seule différence est qu'il est désigné ici par son senhal, dans l'autre pièce par son nom réel; et ceci s'explique, si j'ai bien compris les vers 33, 34 du premier sirventes (p. 14). Ces vers semblent dire que Torcafol voulait cesser désormais d'appeler Garin par son nom poétique: «je vous quitte le nom (1).» Il en résulterait que le sirventes Comtor fut postérieur à Mos Comunals et peut-être aussi postérieur à Veill Comunal ma tor, puisque Garin y appelle encore son adversaire Comunal, ce qu'il n'aurait probablement pas fait après le sirventes Comtor. Mais alors il faut supposer que Garin avait nouvellement perdu le château dont il était en possession au temps de la pièce Veill Comunal.
 

Les trois poésies dont nous avons parlé jusqu'ici forment, nous l'avons vu, une sorte de groupe dans les mss. qui les renferment. Un autre groupe est formé par Comunal veill flac plaides et Comunal en rima clausa. La seconde de ces deux pièces est attribuée dans tous les mss. à Torcafol. En effet, nous y retrouvons tous les traits qui caractérisaient le portrait de Garin d'Apchier: sa vieillesse qui le rendrait impropre, d'après l'opinion de son adversaire, à être drut, son hostilité envers les religieux et envers les pauvres paysans, dont il aime à voler les moutons, etc. Il est donc évident que cette pièce est bien de Torcafol. (Voyez Inedita aus pariser Hdss, p. 305.)
L'autre pièce est attribuée dans les mss. à Garin d'Apchier.

Il ne me semble pas aussi sûr que les trois poésies qui restent appartiennent à Torcafol. Le style m'en paraît un peu différent, et le fait que la personne attaquée y est caractérisée comme un pauvre gueux et comme un vieillard ne suffit pas pour y reconnaître Garin. Les pièces L'autrier trobei et Aissi con hom sont attribuées à Garin seul; le couplet Membrari·us del iornal est attribué, nous l'avons dit, aux deux auteurs.

En somme, des huit pièces qui se trouvent dans les mss. sous le nom de Garin, nous ne pouvons li attribuer avec certitude qu'une seule trois ne sont certainement pas de lui, une quatrième probablement non plus; trois sont douteuses.


Du reste, Garin n'a pas beaucoup à se plaindre du résultat de nos recherches. S'il ne lui reste qu'une seule pièce, c'est du moins la meilleure, et pour la vivacité du style, et pour le genre de la satire, moins grossière et plus ironique que dans les compositions de son adversaire, et pour les sentiments qui y sont exprimés. Auteur de cette pièce et, surtout, inventeur du descort, Garin occupera encore une place honorable dans la littérature provençale.


Mais qui est donc ce Garin d'Apchier? Il semble impossible qu'avec tant de noms de personnes et de lieux, qu'il y a dans les sirventes des deux troubadours, on ne puisse retrouver Garin dans l'histoire. II me le faut confesser, pourtant, je n'ai pas été plus heureux à présent que la première fois que j'ai essayé de résoudre la question (Zeitschr. f. rom. Phil., t. XI, 221 ss.), Ce n'est pas l'impossibilité de trouver des noms identiques dans les documents qui fait la difficulté, c'est plutôt l'embarras de choisir parmi toutes les personnes du même nom. Il y a un assez grand nombre de Garin d'Apchier, et s'il est vrai que presque tons ceux que nous connaissons ont vécu dans un temps trop moderne pour notre troubadour, il est bien probable aussi que le nom de Garin était fréquent dans la famille dès le commencement du XIIe siècle. Du moins je crois qu'il s'agit d'an membre de cette famille (qui est appelée dans les documents «de Apcherio» ou «de Castronovo», c'est-à-dire de Châteauneuf-de-Randon, département de la Lozère), dans l'extrait suivant d'une charte de 1126.

Notum sit… quod ego Raymundus comes Barchinonae et Provinciae marchio et conjux mea Dulcia et filii nostri Raymundus et Berengarius donatores sumus vobis Garino et Odiloni fidelibns nostris et uxoribus vestris et filiis et filiabus vestris in perpetuum castrum quod vocatur Rando, ut habeatis et teneatis illud per feudum... (Hist. de Languedoc, V, 886.)

Il y a donc à trouver parmi les divers Garin d'Apchier celui qui peut avoir été notre troubadour.
Il n'en est pas autrement des noms d'Eralh, de Monlaur et do Randon. Le nom d'Eralh est commun dans les familles des vicomtes de Polignac (nous trouvons des Héraclius de Polignac déjà au IXe siècle, voy. Hist. de Languedoc, t. IV, Registre) et des seigneurs de Monlaur, qui tous les deux étaient du voisinage des seigneurs d'Apchier et qui se trouvent souvent ensemble avec eux dans les documents.


Les hostilités de Garin envers les religieux ne nous aident pas non plus à fixer le temps où il vivait, puisque, aux XIIe et XIIIe siècles, les évêques de Mende et du Puy étaient presque toujours en guerre avec les barons de leurs diocèses, et entre autres avec les seigneurs d' Apchier, de Polignac et de Montlaur (2). En 1165, nous voyons le roi Louis le Jeune entreprendre une expédition pour protéger l'Eglise contre les vexations de ces seigneurs (Hist. de Languedoc, t. VII, 8 ss.), expédition qui fut suivie d'une autre en 1171. L'évêque de Mende, Aldebert de Tournel (1151-87), reconnaissait alors la suzeraineté des rois de France (Gallia christ. I, 90), de sorte que, dès lors, les ennemis de l'évêché de Mende étaient aussi les ennemis de la France. Les comtes d'Apchier étant feudataires des évêques de Mende, mais combattant toujours contre eux, cette circonstance pourrait peut-être servir à expliquer les vers A pauc apchiers no·us fo Fransa (Comunal, en rima clausa, v. 12) et tart seres mais reis de Fransa (Comtor d'Apchier, v. 40).


L'époque où florissait le troubadour serait fixée, jusqu'à un certain point, si la comtessa que ten Beders e Burlas était en effet Azalaïs de Béziers, surnommée de Burlats dans la biographie d'Arnaut de Maruelh. Elle était fille de Raimon V de Toulouse, épousa, en 1171, le comte Roger V de Béziers et mourut avant 1201 (v. Hist. de Languedoc, VI 156, X 220). Mais il n'est pas bien certain que ce soit lu même comtesse.


Dans la Zeitsch. f. rom. Phil. t. XI, p. 223, j'ai dit que les deux sirventes Gr. 162,7 et 8 devaient avoir été composés après 1196, puisqu'ils suivent le compas d'une poésie de Pierre Vidal qui est de cette année-là. Ce n'est peut-être pas exact. La pièce de Vidal étant un sirventes, toutes les trois peuvent avoir imité un original aujourd'hui perdu. Mais le sirventes de Garin serait naturellement une imitation de celui de Vidal, si le fragment du couplet, dont nous avons parlé à la page 19, était vraiment de lui. La chanson de Raimbaut de Vaqueiras, dont le compas est imité par 162,5, est probablement à placer entre 1180 et 1190. Le genre poétique du descort, inventé, selon la biographie de Garin, par ce dernier, existait déjà avant 1180. Si la notice de la biographie est exacte, ce dont nous n'avons pas le droit de douter, la carrière de Garin doit avoir commencé vers 1175, au plus tard. Il me faut abandonner les recherches ultérieures à ceux qui disposent d'une bibliothèque historique plus riche que la mienne. Je ne doute pas qu'on n'arrive à déterminer les dates de quelques-uns des événements dont il est fait mention dans ces poésies.

 

Notes:

1. Ce nom a été, conformément à un usage bien connu, commun à tous les deux, ce qui explique la confusion dans les attributions de leurs poésies.()

2. Une charte de 1223 peut, en quelque manière, servir d'illustration aux reproches faits à Garin de voler les moutons aux paysans. Gallia christ., I, 92: «In schedis R. P. Andreae a S. Nicolao… lego hunc Stephanum (évêque de Mende) strenuum se ostendisse in compescendis nobilium vexationibus erga rusticos, quibus arare non nisi dominicis et solemnioribus diebus permittebant. Ut eorum superbiam frangeret, multos equites et ducentos milites accersivit, maxime ex Arvernia, qui ducibus domino de Mercorio, comite de Bononia, etc. Randonem de Castronovo debellarunt, et 18 castra tam de feudo et retrofeudo, quam de proprietate Raudonis ceperunt et destruxerunt.» Empècher les paysans de labourer ou leur voler les moutons, il n'y a pas grande différence.()

 

 

 

 

 

 

 

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