POÉSIES PROVENÇALES INÉDITES
TIRÉES DES MANUSCRITS D'ITALIE
(Suite)
TABLE DES MATIÈRES
I. VOYELLES TONIQUES
II. VOYELLES ATONES
III. CONSONNES
IV. MORPHOLOGIE
V. VERBE
NOTES
[PEIRE MILON]
Pour préciser les traits qui caractérisent le langage de Peire Milon, on se tiendra naturellement en première ligne aux particularités qui se trouvent attestées par les rimes on par la mesure des vers. Si on ne veut pas se contenter de ceci et chercher des renseignements dans les formes employées par les manuscrits à l'intérieur des vers, on aura le regret de se voir entravé par le manque d'études sur la langue et la manière d'écrire de ces manuscrits. On ne sait pas bien distinguer ce qui leur appartient de ce qui peut appartenir à leurs prototypes ou de ce qui peut n'être qu'une simple erreur de copiste. Toujours pourra-t-on tirer quelque profit des manuscrits, si l'on trouve des traits qui correspondent aux particularités attestées par la rime ou la mesure des vers, ou si l'on trouve des formes étrangères à la langue littéraire, mais communes à plusieurs manuscrits qui ne seraient pas étroitement apparentés.
I. VOYELLES TONIQUES
§ l. Nous avons déjà mentionné les rimes en -ea, -eia, au lieu de -ada, dans la pièce 5. Il y a ea dans prea v. 8, privea 12, alea 16 (1), spea 20, contrea 24, agrea 32 (voir la note de ce vers), avalea 40; eiadans valeia 4, coreia 28, afieia 36.
Il ne serait pas impossible que ces deux formes eussent existé simultanément dans le langage de Peire Milon. Mais il s'agit de la rime, qui ne doit être qu'une. Il faudra donc choisir entre -ea et -eia.
La majorité est pour -ea. Cela ne prouverait pas grand'chose, mais on voit facilement comment -eia a pu être introduit pour -ea, tandis que le remplacement inverse ne s'explique guère. Le troisièmet vers de chaque couplet se termine en -eia, mais dans un eia différent de celui qui nous occupe, et qui appartient à la langue littéraire: esbaudeia, domneia, veia, autreia. Or, les mots en eia au lieu d'ea se trouvant tous dans les quatrièmes vers des couplets, aucun dans les huitièmes, il est évident que cette terminaison y est due à l'influence des rimes précédentes.
§ 2. Une autre rime en -eia et qui n'est pas non plus, proprement, de la langue littéraire, se rencontre au vers 27 de la même pièce: seia pour sia. La forme se retrouve, en rime, pièce 8 v. 8, à l'intérieur du vers, 8 v. 36 mss I et K. Mais aussi sia, la forme littéraire, se trouve en rime: 9 v. 6. Seia n'est pas sans exemple dans les poésies des autres troubadours, voy. Albert Harnisch, Die altprovenzalische Praesens-und Imperfect-Bildung, Marburg, 1886, § 52. A côté des deux formes seia et sia, nous rencontrons une troisième: sei, à l’intérieur du vers, mais confirmée par le nombre des syllabes, 4 v. 13. Dans seia, ia est remplacé par eia. Ce même phénomène se retrouve dans traireia 8 v. 32, qui n'est nullement dérivé d'un verbe* traireiar, comme veut Harnisch 1. c. p. 215, note 2, mais qui est l'imparfait du futur de traire.
§ 3. La pièce 5 nous offre en rime simultanément far v. 10 et faire v. 14, estrar 26 et estraire 30, atrar 34 et atraire 38. Les formes en ar (dont far est tout ordinaire, comme on sait) pourraient s'expliquer par des influences analogiques, mais puisque nous avons de même lar pour laire 6,23 et crer pour creire 9, 1, on préfèrera une explication phonétique de toutes ces formes (autrement il faudrait expliquer lar par l'analogie de bar, crer par celle de saber, etc.). A l'intérieur des vers nous avons trar 6, 36 dans INa. Pièce 8 v. 28. les mss. I et K portent degra tar pour degra trair du msc. a; il y aura eu trar dans le prototype, et si nous trouvons cres pour creis 8, 37, s'aprosma pour s'aproisma 9, 8 dans I K , et encore de, pour dei 8, 37 dans les mêmes manuscrits et torne pour tornei 9 v. 12 dans a, il y faudra peut-être voir autre chose que des lapsus de copistes.
On pourra remarquer encore cudai au lieu de cudei, qui se trouve 6 v. 14 dans les trois manuscrits INa; on trouve, au contraire, laisarei pour -ai 8 v. 35, mais dans le seul msc. a. On n'attachera pas grande importance à lup pour lop 6, 10 mss. IN, cruz pour crotz 6, 24 msc. N, mais on remarquera por, au lieu de par, 8 v. 16 dans IK, qu'on prendrait pour une erreur, s'il n'y avait pas poraulas 8 v. 31 dans IK et or pour ar 7 v.22 dans a. La forme isolée qel qe pour qal qe 7 v. 40, dans a, mérite aussi d'appeler notre attention.
II. VOYELLES ATONES
§ 5. E devants et consonne, initiales en latin, est supprimé. Cette suppression n'a pas lieu dans toutes les circonstances, et nous ne sommes pas toujours sûrs s'il y a suppression ou peut-être synalèphe avec une voyelle précédente. Il pourrait y avoir synalèphe dans tu scanparai (scanperai N) 9 v. 3, mss. IKNa, peut être aussi dans fai star 1 v. 32, mss. IN (msc, a avait écrit fai estar, mais biffa e), et dans vei spandre 6 v. I, mss. IN. Mais il y a suppression dans les cas suivants:
Après n : laissan star 6v. 12, msc. N (a: laissam I: laissa); non sta 7 v. 38, mss. Ia.
-r :ersclairitz 4 v. 21, msc. a.
- l : tro c'aia·l speritz 4 v. 47, msc. a.
- s : volguesstar 2 v. 26, msc. a; apres scur temps 6 v. 32, mss. INa ( mais se capten escura v. 31 ).
Tous ces cas sont confirmés par la mesure des vers. Deux fois le msc. a omet e là où la mesure en demande la restitution: mi stauc sbaitz 4 v. 19 et no men puesc strar 5 v. 26. Qi·m scombat 7 v. 19, msc. I, est corrigé par a en qi·s combat.
§ 6. Dans 8 v. 20 ire pour ira rime avec sospire, albire, etc. Puisqu'a est affaibli ici en e, on peut voir aussi une forme féminine dans contraire 2 v. 12, qui se rapporte à merces (voy. pourtant §20). Mais cet e doit-il son origine à la nature palatale du r précédent, laquelle est à supposer pour contraire et ne paraît pas impossible, vu le vieux français irié à côté d'iré, pour ire? ou faut-il voir dans e la voyelle sourde qui est issue de l'a atone final et que plus tard les manuscrits écrivent tantôt a. tantôt e (et de plus en plus souvent o)? A l'intérieur des vers les manuscrits nous offrent encore aighe 6 v. 43, msc. N, et graces 8 v. 40, mss. IK, mais ni l'un ni l'autre ne présentent exactement les mêmes conditions que ire et contraire.
§ 7. Aux formes estrar, lar, crer on peut comparer recrerai 6 v. 39, 9 v. 44 dans IKN, trareia 8, 32 dans IK. Lasserai 8 v. 35. mss. IK, correspondrait à cres, aprosma. Nous trouvons, au contraire, ueiramen pour ueramen 2 v. 13 dans M, mais ce développement parait isolé (2).
III. CONSONNES
§ 8. N dit instable rime avec n stable: mon 4 v. 7, respon 4 v. 43 avec chanzon, razon, etc. Il en faudra conclure que le n autrement instable se maintient dans la langue de Peire Milon. N tombe cependant devant un s suivant : ghierdos, razos, chanzos, res, bes, fis, aclis riment avec dos, contrarios, orgoillos, merces, volgues, amis, relengis, etc.
§ 9. Les rimes en -ea, dont nous avons parlé au §l, prouvent que la dentale intervocale était tombée. Les formes ghierdos, airos, iöis et d'autres qui se trouvent dans les manuscrits (ghierdos l v. 2, 6 v. 9 msc. N, guierdos 6 v. 9 mss. I a, airos l v. 26 mss. IN, 1 v. 11 msc. I, 6 v. 28 mss. la, iöis 1 v. 27 msc. a, etc.) sont donc conformes au langage du poète, tandis que les formes guizerdos 1 v. 2 msc. a, fizel 1 v. 20 msc. a, fidel 6 v. 27 mss. IN, etc., s'en écartent ou sont des formes, employées peut-être par Peire Milon, mais étrangères, en effet, à son dialecte.
§ 10. Pour éclaircir une autre question qui regarde le consonantisme, il faudra anticiper et toucher déjà à un chapitre de la morphologie. Quel est l'état de la déclinaison dans lit langue de Peire Milon? Il semble qu'il y ait anarchie dans cette partie de la grammaire. Nous ne sommes pas surpris de voir la forme sigmatique du cas sujet remplacée par la forme du cas régime: l'agnel 6 v. 10, fidel 6 v. 27, hom viven 7, 18 au masculin, saizo 4v. 22, ricor 4v. 37 au féminin, tous en rimes, ou de trouver la forme du cas régime employée comme sujet dans la déclinaison à accent mobile: 4 v. 24, 29; 7 v. 4, ou, à l'inverse, la forme sujet comme cas régime: lar 6 v. 23. Mais nous sommes bien surpris de trouver un s superflu au cas régime du singulier et de ne trouver pas d’s au même cas du pluriel, où il paraît indispensable: leos 6 v. 36 au masc., m'entencios 1 v. 10, trosc'a lafis 1 v. 24, de la fis 9 v. 8 au féminin. Pièce 6 v. 9 j'ai mis dans le texte a tals guierdos, mais les manuscrits IK portent a tal guierdos, et le singulier y est tout à fait possible. Il est vrai que nous ne sommes pas sûrs, nous le verrons bientôt, si tal est singulier ou pluriel. On aimerait mieux, aussi, à voir un singulier qu'un pluriel dans chanzos 6 v. 1. De l'autre côté s manque au pluriel dans los sieus clars oils rïen 2 v. 45, vei alegrarli ausel 6 v. 3 (où, pourtant, il y a à considérer certaines possibilités syntaxiques), combatedor 7 v. l, et on aimera à voir un pluriel dans sospire 8 v. 4.
Que faut-il penser de cette confusion? Il me semble qu'il n'y a qu'une explication possible: que s final ne se prononçait pas dans le langage du poète. Et cette supposition peut bien être confirmée par un assez grand nombre de cas où, dans les divers manuscrits, s final n'est pas écrit. Il est vrai qu'il y a une notable différence: dans ces cas où s manque dans les manuscrits, il ne s'agit pas d'un s absolument final, mais d'un s à la fin d'un mot devant la consonne initiale d'un mot suivant. Que s dans cette position ait été muet dans le langage de Peire Milon, cela me paraît indubitable d'après les graphies communes aux manuscrits IKNa. Nous trouvons e au lieu d'es 1 v. 16, manuscrit N, là où le masc. a portait aussi e, mais qui fut corrigé après en es. Dans 6 v. 4 nous avons l'arbre q'e follios dans a, q'en foillos dans N, au lieu de qu'es f., 4 v. 26 e mes dans a au lieu d'es mes. Je ne parlerai pas de ma pour mas, qui est ordinaire dans beaucoup de textes, mais nous trouvons de même dans nos manuscrits va lor pour vas lor 7 v. 28, mss. I a; il y a segnor dos pour segnors dos 1 v. l, mss. IN, enver (celui, lui) 5 v. 30, 6 v. 11 dans a, estier (mon grat, devos) 7 v. 28, 5 v. 22 dans Ia, Dieus mi lai vezer 9 v. 50 dans a, de totz ben l'agenza 8 v. 15 dans IK. Nous avons donc eu raison de dire qu'on ne peut savoir de prime abord s'il y a un singulier ou un pluriel dans tal guierdos 6 v. 9 mss. IK, dans lo bes 7 v. 23 I, dans (auiatz lo pro) e·l bens (c'amors demena) 8,v, 9 mss. IK (qui sera un singulier), dans bel. dos 1 v. 28 mss. IN, bosc foillutz 4 v. 2 msc. a, del maltrag qe suferz ai 9 v 11 msc. N. (qui seront des pluriels). Il parait donc certain que le s final devant la consonne initiale d'un mot en liaison syntaxique avec le mot précédent ne se prononçait pas, du moins dans la langue du prototype des manuscrits IK Na, de sorte que la graphie del seubels oils 9 v. 16 dans IKN correspondait exactement à la prononciation de ce scribe (il va de soi que le s était muet aussi devant une consonne à l'intérieur des mots; s’ebaudeia, qui avait été écrit 5 v. 2 dans a, était phonétiquement exact; le changement en esb- est dû à la tradition qui persistait à écrire le s). Or il semble que Peire Milon n'ait pas prononcé le s, non seulement devant une consonne initiale, mais non plus le s absolument final devant une pause. Ce serait un trait d'une frappante modernité, mais comment expliquer autrement ces rimes où il manque des s indispensable, tandis que nous y voyons des s qui ne sont nullement justifiés (3)?
Il y a pourtant encore une difficulté sérieuse: nous avons vu que le n, intervocal en latin, persistait dans le langage de Peire Milon, çu’il tombait, au contraire, devant uu s. Or, nous venons de trouver leos 6 v. 36, entencios 1 v. 10, fis 1 v. 24, 9 v. 8 avec unsinjustifié; mais alors nous nous attendrions à trouver leon, entencion, fin? Je ne sais comment concilier, en ce point, les §§ 8 et 10.
§ 11. Le fait de l'amüissement d'un s final nous amène à constater encore d'autres amüissements de consonnes finales. S rime avec un tz primitif : voltis 1 v. 40: afortis, aclis, vis, mis, etc., contradis (présent) 9 v. 28: relenqis, promis. Abeillitz 9 v. 49 est écrit pour abeillis. Il en faut conclure que tz final a été muet aussi bien que s. Mais nous trouvons aussi en rime avec -itz : speritz, 4 v. 47 qui ne peut être autre chose que sperit; c'est-à-dire que tz et t avaient la même prononciation à la fin des mots, ce qui nous explique en même temps perdutz 4 v. 32, agutz ib. v. 33, saubutz ib. v. 40, escutz ib. v. 48 pour perdut, etc., demandés par la syntaxe. A l'inverse les manuscrits écrivent t au lieu de tz dans plat 1 v. 37, msc. I, mantenet 8 v. 19, mss. IK, hom q'era vencut 6 v. 40, msc. N. Il résulte de toutes ces graphies que t final n'était pas moins muet que s et tz, de sorte que com po viure 1 v. 27, mss. IN, représente la prononciation du poète.
§ 12. Les rimes amis 1 v. 6, enis 1 v. 21, enemis 1 v. 36 prouvent que le groupe -es était devenu -s, et puis muet. amors 1 v. 35 rime avec os.
IV. MORPHOLOGIE
§13. Déclinaison. Si l'hypothèse que nous avons émise au § 10 répond aux faits, il s'ensuit que non seulement la déclinaison avait perdu les deux cas, mais qu'encore les différences du singulier et du pluriel n'existaient plus, excepté les cas où le pluriel se trouvait devant un mot commençant par une voyelle. Voir les exemples au § 10; il y en a d'autres, dans les manuscrits, à l'intérieur des vers, mais qui n'ont pas, naturellement, la même autorité. On remarquera pourtant que le s au cas sujet du singulier est souvent supprimé même devant une voyelle, dans une condition où le s du pluriel a dû persister.
Dans la déclinaison qui change la place de l'accent tonique, la différence des cas a naturellement pu être conservée au singulier. En effet, nous trouvons les cas sujets chantaire 5 v. 6, amaire 5 v. 22, servire 8 v. 36, mais aussi bien comme sujets amador 4 v. 24, maior 7 v. 4 (au féminin bellazor 4 v. 29), tous en rime. Et si nous ne rencontrons pas moins lar 6 v. 23 en emploi de régime, nous en conclurons que, dans le langage du poète, les formes des deux cas n'ont pas cessé d'exister, mais qu'elles servaient également pour le sujet et pour le régime.
La mesure des vers nous dit le même pour hom, home, dont la forme monosyllabe se trouve trois fois en emploi de régime; 2 v. 19, 5 v. 18, 6 v. 40. Au v. 5, 19 il manque une syllabe. On pourrait écrire home, mais il est bien douteux que ce soit alors la bonne leçon.
Nous voyons encore la forme du régime remplacer le cas sujet dans dos 7v. 5, 9.
Le pronom donne lieu à plusieurs remarques, mais la place d'un grand nombre de pronoms ne pouvant être, à l'ordinaire, qu'à l'intérieur des vers, nos renseignements ne sont, malheureusement, pas très sûrs. Toutefois il y a tant d'observations à faire que quelques-unes, au moins, ne manqueront pas d'avoir leur importance, non seulement pour la langue des copistes, mais pour celle du poète même.
§ 14. Pronom personnel. Au lieu d'ieu les manuscrits I et N nous offrent ie dans ie uegh, ie uei 1 v. 33, c'est-à-dire devant u. Cela peut être une simple variante de graphie, mais ce pourrait être aussi une particularité phonétique.
La 3º personne du pluriel est ils au lieu d'il, ilh, dans ils garderan 2 v. 43, msc. a; le régime est lors, au lieu de lor, 7 v. 28, en rime. D'après le § 10, ces deux cas isolés ne présenteraient que des manières d'écrire.
La forme accentuée du pronom féminin régime singulier de la 3º personne est li dans la phrase sos hom liges a li m'autrei 5 v. 39, msc. a, et le vers suivant prouve que ce n'est pas une erreur: er ben s'orgoil en li fos avalea. Mais nous sommes bien plus étonnés de trouver li pour lor et los: merces selli clama 7 v. 7, msc 1, mai li trob] v. 11, mss. IN. Il faudra réunir ces formes à d'autres que nous trouverons tout à l'heure pour l'article.
§ 15 l'Article. Nous avons vu au § 10 que (laissa star las fedas) e·l moutonz 6 v. 12, msc. I, peut bien être écrit pour e·ls m., de même que 8 v. 9, msc. IK (auiatz lo pro) e·l bens (c'amors demena) peut être le pluriel = e·ls bens aussibien que le singulier = e·l ben (et ce sera probablement le singulier).
Si le manuscrit a nous offre d'ailan prec ilsieus clars oils rien 2 v. 45, il se peut que j'aie bien fait d'écrire pregi·ls sieus c. o. r. Mais nous verrons que prec il n'est pas tout à fait impossible non plus.
Mais ce qui est plus important que tout ceci, ce sont quelques formes de l'article au pluriel. Nous trouvons:
li au lieu de los 1 v. 40 s’eu no bais li sos clers oillz msc. 1
- 6 3 vei alegrar li ausel - INa
- 8 13 uas li ualen - IK
lis - 1 40 s’eu no bais lis sos clers oillz - N
leis - las 6 36 de leis mans del leos - a
les - - ib. de les mans dun leons - N
Il faut réunir à ces formes de l'article quelques formes du pronom possessif:
si au lieu de sos 3 v. 10 si pens fassan li autre fin aman msc. N (Raynouard).
mes - mos 6 22 merces uol mes precs ausir msc. I (4).
mei - mos (5) l 36 tant son mei enemis msc. a. On y voudrait voir une erreur, s'il n'y avait pas de même pero·s dobla mei dolere creis 9 v. 29 dans les mss. IKN. La leçon si·l mei oil vezen 2 v. 47, msc. a, est différente en ce que mei est ici sujet au pluriel.
On aurait pu croire que les formes en -i, is appartissent au masculin, celles en -ei, eis, es au féminin. Il n'en est rien. Les deux séries de formes sont masculines aussi bien que féminines, c’est-à dire le dialecte est déjà arrivé, en ce point, à l'état moderne. L'évolution a peut-être été la suivante:
los> leis < lis, li
las> leis < les, le
Mais il y a encore une remarque à faire: Nous nous attendons à trouver les formes avec s devant une voyelle, celles sans s devant une consonne. Mais non. Les deux formes se rencontrent également dans les deux cas. On pourrait se demander s’il ne faut pas partir, pour l'explication, de la forme sujet du masculin, li, qui se serait glissée, comme elle a fait en dialecte vaudois, dans l'emploi régime et qui ensuite, en devenant lis, aurait subi l'influence de la graphie traditionnelle du pluriel, tandis que leis, lei auraient été primitivement les formes féminines.
On remarque el pour lo, article singulier du masculin, 9 v. 34 dans les manuscrits Na: e non chater metrai el dezir q'eun'ai, là où les manuscrits IK portent ol. Cette dernière forme peut nous faire supposer que la voyelle e ou o ne correspond point à la voyelle initiale du latin, mais plutôt à la voyelle finale. L'article aurait été, avant d'être ol ou el, le seul son du l, mais d'un l qui tenait encore de la nature du o qui l'avait suivi. Lors qu'une voyelle nouvelle se forma, mais qui précédait la consonne au lieu de la suivre, ce fut une voyelle sourde qu'on pouvait écrire o aussi bien qu'e. Et l'existence des formes el et ol une fois reconnue, on n'aura peut être pas le droit de rejeter il 2 v. 45, msc. a, comme article du pluriel. Ce serait ou la continuation du latin illi, ou une forme secondaire, issue de li > li > il.
Pour l'article féminin nous avons dit dans la note du vers l , 38, qu'il y faut peut-être introduire la forme enclitique du régime -l. Cette forme assez rare se trouve dans 8 v. 7 e·l benvoillenza, mss. IK a, tandis que M présente e tota b.
§ 16. Nous venons de parler de quelques formes du pronom possessif. Il faut y ajouter son au lieu de lor, qui se trouve 7 v. 12, msc. I; le manuscrit a présente lor; je ne connais pas les leçons des autres manuscrits.
A remarquer encore que la forme accentuée se rencontre deux fois dans des cas où l'on s'attend à trouver la forme atone: ils garderan meusoils 2 v. 43, msc. a, en sua bailia 9 v. 48, msc. N. Cependant, les deux cas étant à l'intérieur des vers, nous ne sommes pas sûrs de leur authenticité. Nous rencontrons, au contraire, en rime de l'amor sos 1 v. 39, msc. a, ce qui semble devoir dire «de son amour». Mais peut-on accepter la leçon? Le s final ne fait pas obstacle; mais il y aurait la forme ordinairement (pas toujours, on le sait) atone au lieu de la forme accentuée, le pronom possessif serait placé après le substantif, et le substantif amor serait masculin. De ce dernier point nous aurons à reparler.
V. VERBE
§ 17. Peu de renseignements certains sur la conjugaison. Pièce 7, v. 27, nous trouvons en rime volen, qui ne peut guère être autre chose que volan «volant». Doit-on en conclure que les terminaisons -en et -an aient eu la même prononciation? Nous en aurions probablement d'autres traces que cette seule. Ou faut-il supposer que la terminaison en des autres conjugaisons se soit introduite dans la première? Ce serait un fait presque inconnu, je crois, dans le domaine provençal et français, mais qui se trouve assez répandu en Italie et en Suisse (v. Meyer-Lübke, II § 152, 153, 517) et, dans les Alpes, même tout près de la frontière italo-française (voy. Archivio glottologico XI, p. 362, §. 190).
Nous avons parlé, au § 2, de traireia au lieu de trairia.
La première personne du présent de l'indicatif des verbes inchoatifs a la terminaison -is, au lieu d'isc: 9 v. 37, 41. L's de cette forme étant muette, il est possible que nous ayons à voir un présent dans iauzi 4 v. 18, mais ce peut être un prétérit aussi bien, ou mieux encore, qu'un présent. Les manuscrits IK écrivent grasic 8 v. 5 pour grasis ou-isc. On ne croira pas que ce soit la graphie phonétique. Ce sera une erreur ou plutôt, peut-être, une manière d'écrire pour grasi, le c final étant muet comme s, t et tz.
§ 18. Nous avons parlé de la 3e personne singulier du présent indicatif du verbe substantif. La première personne est sos, deux fois en rime: 1, 29 et 38. D'après le § 10, cette forme, bien frappante à première vue, n’est autre chose que la forme bien connue so. A l'intérieur des vers les manuscrits offrent son et soi.
Pout la 2e personne je crois devoir reconnaître, à côté d'es 4 v. 44, l'existence de ses 4 v. 46, forme dont, pour l'ancienne langue, Chabaneau a donné des exemples dans la Grammaire limousine, p. 228, Note 3, et qu'il met dans le paradigme de la conjugaison moderne du dialecte limousin. Elle n'est pas moins ordinaire dans la plupart des autres dialectes, comme on peut voir dans Mistral à l'article estre.
Au vers 2, 9 j'avais mis dans le texte (voy. Inedita p. 240) per vos, merces, qi etz de tan bon aire. Mais le manuscrit M porte qesiest, le manuscrit a qi es es. Il faudra écrire ou siest ou esiest ou eses.
Nous trouvons 7 v. 9 es là où nous devrions trouver son. Voilà un de ces traits qui ne semblent guère explicables. La forme est pourtant dans les deux manuscrits que j'ai pu utiliser, et je ne vois pas comment on pourrait corriger. Tout au contraire, nous trouvons demandon 1 v. 17 pour demanda. Il y serait aisé d'introduire demanda, mais l'autre forme est dans les trois manuscrits INa.
Nous ne reparlerons pas du subjonctif du verbe être; voy. § 2.
§ 19. A remarquer encore:
promis 3e pers. du prétérit 9 v. 9, attesté par la rime. Le participe mis, comme substantif «messager», 1 v. 37, en rime aussi.
aug pour ac 6 v. 23, msc. N. On n'attacherait pas d'importance à cette leçon, si elle ne se répétait pas 9 v. 23 et si la leçon de ce vers dans les manuscrits IK per desesper non aug mia Judas perdet paradis ne prouvait que aug était en effet dans le prototype de IKN.
veg «je vois» 1 v. 33 a, 6 v. 29 Na, 9 v. 15 Na, vegh 1 v. 33 N, veig 9 v. 15 IK (mais vei 1 v. 13 N, 5 v. 23 en rime), et, tout semblable:
vaig «je vais» 6 v. 30 N et
estagh «je suis» 1 v. 23 N.
suffers, au lieu de sufferc 8 v. 1, mais dans les seuls manuscrits IK.
fei 4 v. 40 seulement dans a.
J'omets d'autres formes qui sont trop isolées pour fixer notre attention.
§ 20. Quant au lexique, on ne laissera pas de remarquer l'emploi fréquent de la préposition da dans les différents manuscrits:
vei spandre flor da novel 6 v. 2 msc. I.
vei l'un dal autre iausir 6 v. 5 msc. I.
non posc da lei aver apel 6 v. 26 msc. IN.
da blasmar non esges 7 v. 7 msc. a (do blasmar I).
da chascun il se feiran lauzar 7 v. 16 msc. a.
Que l'adjectif féminin endura, 5 v. 25 ne soit pas à corriger, cela se voit du vers 2 v. 26, msc. a: volgues star tant endura, où j'ai eu tort d'écrire, Inedita, p. 240 note, estar tant dura.
Nous avons vu (§ 1, note du vers 5, 16), que le verbe «aller» n'est pas anar dans le langage de Peire Milon, mais alar.
Les formes nelenquis 1v. 15, msc. I, et dèlinquis 9 v. 5, mss. IK, sont isolées; penssios I v. 34 dans IN ne devra probablement pas être accepté.
§ 21. Un des points bien obscurs me semble être encore la question du genre de quelques mots, ou plutôt les rapports, quant au genre, de quelques adjectifs aux substantifs ou pronoms.
Nous trouvons en rime: en carcer tenebros 6 v. 33; carcer, qui est féminin en provençal, est donc masculin ici, à ce qu'il semble; mais au vers suivant il y a sa par no vi. On pourrait vouloir rapporter tenebros au sujet eu, mais dans 6 v. 28 nous trouvons eu mais la trop vas mi plus äiros, où il n'y a nul autre rapport possible qu'à la.
Nous avons mentionné, § 16, qu'amor paraît masculin dans de l'amor sos 1 v. 39. De même il y a 4 v. 33 amor nonai agu(tz) pour aguda, et peut-être aussi 4 v. 11 si tot amor m'e faillitz; mais nous n'en trouvons pas moins amor qe tant es bona 8v. 21 et s'amors 9 v. 39.
Si, dans 5 v. 31 masc. a, nous rencontrons lei pour lui: E ianon vol razon qe l'om s'endur Enver celui qi no sen pot estraire De lei amar, cela s'explique par la pensée du poète, qui ne parle que d'un objet féminin qui soit aimé. Il en est de même dans 7 v. 43, mss. I a: Ben es malvatz qui·s laissa perillar Alcun caitiu, s'aiudar li pogues, Pois q'envas lei non es mas repres Mas sol... Mais lei n'est pas justifié dans 8 v. 12, mss. IK: s'amors s'atrai vas lei, et il n'est pas douteux que les manuscrits Ma ne nous présentent la bonne leçon lui.
Or, que faut-il penser de toutes les observations que nous venons de faire? Il est certain que toutes ces particularités ne sont pas également assurées. Il se peut bien qu'on doive en mettre plusieurs sur le compte des copistes des différents manuscrits. Mais il en restera toujours assez pour nous convaincre que Peire Milon n'a pas «trouvé» dans le provençal des autres troubadours. Doit-on croire qu'il ait essayé de trouver en langue littéraire sans la savoir? ou qu'il ait maltraité à dessein la phonétique et la grammaire? Pour cette dernière supposition, on l'écartera tout de suite. Rien dans le contenu de ces poésies ne nous autorise à y voir un procédé qui ne serait supportable que dans le genre burlesque. Mais il vaudra bien la peine de discuter l'autre hypothèse, puisqu'elle a été adoptée pour des textes dont la langue ressemble bien à celle de Peire Milon. Ces textes sont les poésies religieuses de Wolffenbüttel, qui ont été publiées une première fois par J. Bekker, depuis par M. E. Levy dans cette revue (t. XX.XI, p. 173 ss., 421 ss.). M. Levy a réuni, dans une introduction fort consciencieuse, tout ce qu'il a trouvé à dire sur la langue de ces poésies. Nous y rencontrons presque toutes les particularités que nous venons d'observer chez Peire Milon. Pour seia (v. notre § 2) comp. l'introduction de M. Levy, p. 25; pour crer, trar, etc. (§ 3), p. 24, § 5; pour le manque de l'e devant s initial impur comp. p. 10, § 3; pour e au lieu d'a final et atone (§ 6), p. 21, § l; pour les rimes de n stable avec n instable (§ 8), p. 26. Que s final soit muet dans les poésies religieuses, M. Levy ne le dit pas, mais nous y retrouvons tout ce qui m'a amené a. supposer cet amuïssement. L'amuïssement de tz final est prouvé par les graphies deia, avia, auria au lieu de deiatz, etc., que M. Levy, p. 25, prend pour des erreurs de copistes, etpar les formes avec pronoms enclitiques faiçal = fassatz lo, etc., qui appartiennent certainement à l'auteur. Il y a exactement la même étrange confusion dans la flexion du substantif comme chez Peire Milon (§§ 10, 13), comp., p. 11, § 7 et pp. 21, 22. Quant aux pronoms, nous ne retrouvons pas que lors pour lor, p. 23, § 3, mais aussi li pour lor et los, p. 14, § 10, 11; de même li et les au lieu de l'article los, p. 13, § 8, 21, § 3; el à côté de lo, p. 18, § 3; ·l enclitique pour la régime, p. 23, § 2. Le pronom possessif lor se trouve remplacé par son, p. 23, § 4 ; la forme accentuée du possessif s'emploie quelquefois sans article, p. 14, § 13; so au lieu de sieu, p. 18, § 14. Le participe présent I se rencontre une fois avec la terminaison en au lieu d'an, voy. la note du v. 306, p. 126. Les formes des 3es personnes du singulier sont assez souvent employées pour les 3es du pluriel, et, plus rarement, les 3es du pluriel pour le singulier, p. 15, § 15. Si nous ne rencontrons pas le parfait aug pour ac (§ 19), nous trouvons pourtant les formes analogues augues et augut, p. 25. Dols et cortes se rapportent à des substantifs féminins, p. 11, § 6. Au vers 2385 nous trouvons A vos mi ren, per cui sun totas gens Traich de perils et mes a salvamens; mais dans ce cas, il s'agit de gens, qui n'est féminin que pour la grammaire. Ce qui est plus frappant, c'est que merms semble être féminin au vers 747: sa força (es) del tot merms. Doit-on changer ce vers avec MM. Chabaneau et Tobler, après avoir connu les exemples de notre § 21? Amor et d'autres mots en -or sont employés comme masculins, p. 11, § 5. A ces particularités mentionnées par M. Levy on peut ajouter d'autres, dont il ne parle pas, comme l'emploi de da pour de, v. 168, 193, 460, 724, 1584, etc. (voir notre § 20), delenquir pour relenquir v. 507, 558 (§ 20), la position du pronom possessif après le substantif, l'esperiç meu, v. 1490, la castitaç vostra, v. 2250 (v. l'amor sos, § 16) (6).
M. Levy reconnaît dans la langue des poésies religieuses trois catégories de particularités qui s'éloignent du bon usage provençal. Il est d'avis que l'auteur a été un Italien qui s'efforçait d'écrire en provençal sans bien savoir cette langue. Cette insuffisance serait cause de ce que dans le provençal de ces textes il y a: 1º de nombreuses traces de la langue maternelle de l'auteur, c'est-à-dire de l'italien; 2º quelques traits français (un plus grand nombre de formes françaises sont dues à un copiste), et 3º des «néologismes inouïs» (p. 9 et 26). La langue qui se serait ainsi formée ne serait donc pas une langue naturelle, ce serait un produit tout artificiel. Or, nous venons de retrouver dans les poésies de Peire Milon cette même langue avec toutes ses étranges particularités, avec non seulement le mélange de formes italiennes, et provençales, mais encore avec les formes que M. Levy croit inventées par l'auteur des poésies religieuses. Comment expliquer cette conformité? La première possibilité à discuter sera celle de l'identité d'auteur des deux séries de poésies.
Peire Milon peut-il avoir écrit les poésies religieuses? Nous ne savons presque rien de l'auteur de ces poésies. Il les a écrites pendant qu'il était en prison, où il est resté plus de vingt ans, et il les a terminées en 1254. Voilà tout (7). De la vie de Peire Milon, nous en savons moins encore. M. O. Schultz a rencontré un Peire Milon aux années 1203 et 1219 dans des documents qui proviennent de Vaison, dép. Vaucluse, (voy. Archiv für das Studium der neueren Sprachen, LXXXV, p. 118). Mais est-ce le troubadour? Rien ne paraît moins sûr. Le nom de Milon n'a pas dû être rare. On connait plusieurs personnes qui l'ont porté. Il est donc bien possible, et
Mon cors els oils el cor et mun pauc sens
Entro aiqui m’an falsamen gidaç,
Quel cor els oils an vegut et pesaç
El cors a faiç lo mals el falimens,
El sen a tot autreiaç las folors (v. 1924-30).
Graiçam donaç qu'al deleich contrastar
Poscha toç tems de ma carn el del mon
Et a toç ço que contraire me son (2371-73).
Est-ce bien là le langage d'une personne emprisonnée depuis plus de vingt ans? Il en est de mème du commencement de ces poésies, où l'auteur semble s'adresser à une foule assemblée dans une église ou dans quelque autre endroit public. On s'attendrait aussi à voir l'auteur faire valoir ses longues souffrances pour obtenir plus facilement le pardon, demandé avec tant d'insistance à Dieu et à tous les saints, de ses péchés, péchés commis, sans doute, pour la plupart, avant l'emprisonnement. Et à la fin des poésies, où l'auteur aurait eu toute facilité de revenir sur son sort malheureux, il n'en parle pas. Le seul endroit même où il en parle, ne me semble pas exclure tout doute:
Eus quier, domna, dels falimenç
Qu'ai fach et faiç, perxonamenç;
Et de preiçon, on ai estaç
xx. anç et plus estres mon graç,
Et d'aiquest tormens on eu son,
Vos quier, domna, deliuraxon (1241-46).
Je ne dis rien d'estres mon graç qui pourrait sembler bien superflu. Mais preiçon on ai estaç, est-ce bien en effet la prison où je suis? N'y a-t-il pas plutôt opposition entre ai estaç 1243 et son 1245? D'une prison réelle la Vierge ne peut délivrer l'auteur que s'il s'y trouve au moment où il parle, cela s'entend. Mais comment s'il n'y était pas question d'une prison réelle, si l'auteur y parlait métaphoriquement de la prison de ses péchés? L'auteur se sent, pour le moment, délivré de cette prison; il y a été; à présent il ne souffre que le tourment de ses remords. Mais il a bien raison de prier la Vierge de le délivrer à l'avenir de cette même prison, où il ne manquera certainement pas de se laisser retomber. Ce n'est pas que je sois persuadé qu'il faille entendre preiçon de cette manière; la pensée serait exprimée avec peu de clarté; mais je ne comprends pas bien comment l'auteur ait pu ne pas parler davantage de son malheur, s'il avait été si longtemps dans une vraie prison.
même vraisemblable, qu'il y ait eu plus d'un Peire Milon contemporain de notre poète. Aussi M. Schultz lui-même m'écrit-il qu'il vient de rencontrer un Peire Milon à l'année 1240 (Chevalier, Documents inédits relatifs au Dauphiné, II, 92). Est-ce celui de 1203 et de 1219? Il ne pourrait certainement pas être l'auteur des poésies religieuses, si cet auteur était en prison depuis 1234, au plus tard. En tout cas, la langue des poésies religieuses et des poésies de Peire Milon n'a guère pu être celle de la contrée de Vaison. Mais il se peut fort bien que le Peire Milon des documents n'ait rien à faire avec le troubadour.
Et ce troubadour, encore une fois, peut-il avoir été l'auteur des poésies religieuses? Pour la chronologie, je n'y vois pas d'obstacle, et je n'en vois pas non plus en ce qui regarde la métrique des deux séries de poésies. Les douze pièces en couplets parmi les poésies religieuses ont des compas tout semblables aux compas de quelques pièces de Peire Milon. Mais ces compas sont bien simples. Ils ne prouvent rien, ni pour ni contre le troubadour (8).
Mais l'examen de la langue des poésies religieuses et des pièces de Peire Milon me semble faire conclure que leur auteur n'a pas été le même. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des conformités dans le langage des deux séries de poésies. Mais à côté de ces conformités il y a des différences. Ainsi il n'y a que peu d'exemples de la suppression de la dentale intervocale dans les poésies religieuses (gierdona 629, gierdon 932, poeç 772, poestaç 852, peccaor 914, etc.), et ces exemples ne se trouvent qu'à l'intérieur des vers, tandis que les formes avec dentale primitive ne sont jamais rimées avec des formes sans dentale. Nous ne trouvons aucun exemple de l'important développement -ata à -ea. On pourrait pourtant vouloir trouver préparé ce développement dans la forme clamaida 1293. Cette forme nous fait observer une autre particularité de la langue des poésies religieuses qui ne se trouve pas, ou qui ne se trouve qu'isolément, dans les pièces de Peire Milon, particularité que n'a pas mentionnée M. Levy: les voyelles accentuées (et quelquefois aussi les voyelles atones) y sont bien souvent augmentées d'un i: a, e ouvert, e fermé, o deviennent ai, ei, oi, voyez cair 1484, ancair 1718, 1830, plaic 2227, draich 301, umeltat enrime avec lait 1348; lais 2254, portais (=portatz) 2290, Thomas en rime avec verais 1743, 46, braiç 1055, aviaiç861. - veira 954, 1025, qei 1054, ateisa 190, teita 2227, 2261 - peis 1154, seigle 511, 775. - poit 394, 2509, groisas 1156, etc. Il faudra expliquer aussi par cette particularité les nombreuses parfaits I en -eit, dont M. Levy parle p. 24 et qu'il est disposé à expliquer par une confusion du parfait provençal avec l'imparfait vieux français. Chez Peire Milon nous avons rencontré les formes isolées lais (§ 3) et ueiramen (§ 7), et peut-être faut-il y ajouter leis et mei (§ 15); mais en général nous avons trouvé le contraire: les diphthongues avec i réduites aux voyelles simples. Une différence plus importante, peut-être, c'est que les poésies religieuses ne distinguent pas dans la rime les e eto ouverts et fermés tandis que les rimes sont pures dans les pièces de Peire Milon. Tout ceci n'est pas suffisant pour prouver avec une entière sûreté que les poésies n'ont pas eu le même auteur. Mais, en effet, ce qui serait à prouver ce n'est pas la non-identité, c'est l'identité, et je crois que l'on ne la tiendra point pour vraisemblable d'après ce que nous venons de voir.
Mais si l'auteur n'est pas le même, comment expliquer alors l'emploi d'un langage si extraordinaire chez l'un et l'autre? Il se pourrait que ces poésies fussent sorties d'une école littéraire, si l'on peut ainsi dire, qui aurait existé dans l'Italie septentrionale et qui se serait servie de cet étrange langage mixte. C'est pourtant bien peu vraisemblable. D'abord, ces oeuvres n'ont aucune ressemblance en dehors de leur forme linguistique. Et puis, comment s'expliqueraient alors toutes les particularités dans lesquelles M. Levy ne reconnait ni l'influence de l'italien ni celle du français, mais où il voit des créations arbitraires de l'auteur des poésies religieuses? N'est-ce pas, en tout cas, un phénomène bien étrange que cette formation d'un langage comme se la représente M. Levy? Nous avons l'analogie des textes franco-italiens. Mais dans ceux-ci il n'y a qu'un mélange de deux langues, tandis qu'ici le provençal aurait subi en même temps l'influence de l'italien et celle du français et celle de la libre fantaisie linguistique du poète.
Et à présent nous rencontrons ce même langage, si personnel en apparence, si arbitraire, chez un second auteur! N'en faut-il pas chercher une origine un peu moins compliquée? Je pense qu'il faut essayer d'expliquer tout ce qui s'éloigne du provençal littéraire (sans parler naturellement de ce qui est dû aux copistes) par une seule influence, celle de l'idiome maternel de l'auteur ou des auteurs. M. P. Meyer a été le premier qui ait dit que l'auteur des poésies religieuses soit italien; M. Levy a précisé en ajoutant qu'il était de l'Italie septentrionale. Mais il ne nous dit pas lequel des dialectes de ce pays peut nous expliquer les traits italiens dans la langue de ces poésies. En effet, ce ne sera pas facile à dire. La plupart de ces particularités appartiennent à tout le nord de l'Italie. Le trait important que les troisièmes personnes du singulier et du pluriel dans la conjugaison peuvent se remplacer mutuellement, fait penser à l'est, le système des voyelles (le passage de a à ai et e, de e à ei) au sud-est ou au nord-ouest de l’Italie septentrionale. Mais en dehors des traits italiens, il y a à tenir compte de ce qui paraît être provençal sans appartenir à la langue littéraire (par exemple les parfaits I en -eit, les formes aug, augues, augut, etc.) et de ce qui s’approche du français. Toutes les trois catégories de particularités ne pourraient-elles pas se trouver réunies dans le langage d'une seule région? N'a-t-on pas parlé, peut-être, au XIIIe siècle, quelque part dans les Alpes françaises ou italiennes, un dialecte qui nous expliquerait tout ce qui n'appartient pas au provençal littéraire dans la langue des poésies religieuses et des pièces de Peire Milon? Je ne le sais pas, et je n'ai pas à ma disposition les moyens nécessaires pour éclaircir une question si difficile. Mais il ne me paraît pas tout à fait impossible. Si, du côté de la France, nous nous approchons de la frontière italienne, nous rencontrons, surtout dans le Dauphiné, un assez grand nombre des traits linguistiques que nous avons constatés dans nos textes. La dentale intervocale y tombe; nous y trouvons les participes en -ea, -eia; le subjonctif d'«être» a les formes seia, sei, seit; pare, frare y répondent à peu près à trar, crer; l'a final atone y passe à un son qui est écrit tantôt a, tantôt e ou o; l'e initial devant s et consonne y est supprimé; s intérieur devant une consonne et, parait-il, aussi s final tombent de bonne heure. L'article du pluriel est li, au lieu de los, dans les poésies vaudoises. En Dauphiné «aller» est alar, non pas anar. La préposition de y est remplacée bien souvent par da, etc. Considéré tout ceci, on ne croira peut-ètre pas impossible que le dialecte qui est au fond des poésies religieuses et des pièces de Peire Milon ait été un dialecte alpin, ou du côté français, dans les départements Hautes-Alpes ou Basses-Alpes, ou du coté italien, dans le voisinage de ces départements.
Dans quelle proportion ce dialecte et le provençal littéraire aient été mélangés par les auteurs de ces poésies, cela ne nous sera guère jamais possible à dire. Mais si nous voyons les copistes des pièces de Peire Milon, accoutumés à écrire le provençal des troubadours, remplacer les formes dialectales par les formes littéraires, de sorte que les premières ne se trouvent que par-ci par-là, tantôt dans un, tantôt dans un autre manuscrit, et si nous voyons que la quantité de ces formes n'en reste pas moins assez considérable, on admettra que la couleur dialectale de ces poésies a pu être, à l'origine, bien prononcée. Et voilà le grand intérêt des poésies de Peire Milon. Il est le représentant, isolé jusqu'ici parmi les troubadours, d'une tentative de former une littérature lyrique en langage mixte, ou même en dialecte, à côté de la poésie en langue littéraire.
NOTES
1. Nous avons dit, p. 188, que la leçon senesalea est la leçon primitive. Il faudra traduire: «Je ne sais ce que c'est que domnei parce que ma dame s'en est allée tout à fait, c. à d. s'en est tout eloignée.» La deuxième main a corrigé seuesalea, ce qui serait à traduire, paraît-il, «ma dame se voit toute salée.» Mais cette correction n'est guère heureuse. Elle sera causée de ce que alar n'est pas un mot de la langue littéraire.(↑)
2. A remarquer encore dans les manuscrits in- initial, qui se rencontre assez souvent, au lieu de en-, dans IKN, tandis qu'il ne se trouve pas dans a: invas 6v. 11, msc. N, sinuas 7 v. 45, intrar 6 v. 16, ms. IN. inanz 9 v. 6, msc. N, inforna 8 v. 85, msc. K, etc. (domnei uas lor 1v. 9, dans I, est donc pour domn'e invas lor).
Pour la conjonction que il y a qui 9 v. 40, pour que el: quil 9 v. 46. les deux fois dans les trois manuscrits IKN; ce n'est donc pas une erreur.(↑)
3. On peut douter aussi s'il ne faille comprendre (qe get') a fal an vers 6, 16 = a fals «à faux».(↑)
4. Le manuscrit a offre un prec; ne serait-ce pas une erreur pour mi?(↑)
5. Il faudrait pourtant peut-être dire plutôt mon que mos, puisque le deux cas ne semblent plus exister dans la langue de Peire Milon.(↑)
6. La forme qui pour que, conjonction, (§ 7 note) ne se rencontre pas dans la partie provençale du manuscrit de Wolftenbüttel, mais elle se trouve dans la partie française, p. 33, 85; 34, 121, 122. Il paraît donc que c'est le copiste qui l'a introduite. Il en est de même pour portir au lieu de partir (p. 35, 136), qui rappelle poraula dans notre § 3.(↑)
7. Et encore suis-je arrivé à douter de ce que l'auteur a été, en effet, prisonnier lorsqu'il écrivit ces poésies. Ce terrible emprisonnement de plus de vingt ans aurait laissè bien peu de traces dans ses vers. Il n'en est question qu'à un seul endroit et en très peu de mots. Partout ailleurs ce prisonnier parle comme s'il ne l'était pas, tout comme un homme qui serait maître de ses actions. Qu'on lise les prières suivantes:
Et donaç mi cor et talen
De far tos vostre mandamen
Et far tals obras que vos plaia (v. 1195-97).
Deben far força midonaç
En tals gisas, que vos degnaç
Per ben faiç oblidar lo tort (v. 1201-3).
Teneç me en la dreita via,
Que seit salvacion de m'arma (v 1444-45).
Et dels peccaç daç mi talens toç iors,
Que per benfaiç m'en poischa deliurar.( ↑)
8. Il faut pourtant dire que je n'ai pu trouver aucun compas d'un autre troubadour qui ait servi de modèle pour une des pièces religieuses. Les mêmes formes se retrouvent assez souvent, mais jamais, paraît-il, avec les mêmes rimes. Si Peire Milon avait été l'auteur, il n'aurait probablement pas été plus original dans la métrique de ces poésies que dans ses pièces lyriques.(↑) |