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Stronski, Stanislaw. Le troubadour Folquet de Marseille . Genève: Slatkine Reprints, 1968

[CdT en procés d'incorporació]

AVANT-PROPOS.
Le troubadour Folquet de Marseille a été l’objet des notices ou des études suivantes : Devic et Vaissette Histoire générale de Languedoc Paris 1737 t. III, 142 (nouv. éd. t. VI) ; Millot Histoire littéraire des troubadours Paris 1774 t. I, 179 ; Diez Leben und Werke der Troubadours Zwickau 1829, éd. Bartsch Leipzig 1882 p. 198 ss.; E(méric) D(avid) dans l’Histoire littéraire de France XVIII, 588 ; Fauriel Histoire de la poésie provençale Paris 1846, II, 69 ss. et 149 ss.; Hugo Pratsch Biographie des Troubadours Folquet von Marseille Dissertation Göttingen, Berlin 1878, 58 pages (texte de l’ancienne biographie et quelques renseignements sur les personnages qui y sont nommés 4–11, résumé des travaux anterieurs 11–9, chronologie et analyse des chansons 19–41, pseudonymes 42–47, non-identité du troubadour et de l’évêque 47–52, caractéristique générale 52–8) ; Nicola Zinrelli La personalità storica di Folchetto di Marsiglia nella Commedia di Dante, lu à l’Académie de Naples, 1e éd. Napoli 1897, 2e éd. Bologna 1899 dans la Biblioteca storico-critica della letteratura Dantesca diretta da G. L. Passerini e da P. Papa fasc. IV, 79 pages (essai qui tend à montrer quels traits de la personnalité historique de Folquet de Marseille ont déterminé son rôle dans la Commedia de Dante et qui, par conséquent, donne un aperçu, incomplet et souvent inexact, mais toujours élégant, de la vie et de l’activité de Folquet ; la 2e édition a été sensiblement corrigée grâce aux comptes-rendus de MM. C. De Lollis Rass. bibl. let. it. 1897, V, 127–32, M. Scherillo Bull. Soc. Dant. it. 1897, IV, 65–76, F. Torraca Nuova Antologia 1897,XXXII, 1o maggio, 152–65, R. Zenker Literaturblatt g. u. rom. Phil. 1897, XVIII, 377–80, A. Jeanroy An. du Midi 1899, XIX, 217–21). Avant d’entreprendre ce travail je me suis adressé à mon éminent ami M. Alfred Jeanroy et c’est d’accord avec ses conseils que j’ai porté mon choix sur Folquet de Marseille.
L’étude de la vie de Folquet à été, dans les notices et mémoires cites ci-dessus, très sommaire. Elle repose, dans tous ces travaux, presque exclusivement et sans choix critique sur les informations de l’ancienne biographie provençale, à laquelle on a ajouté, peu a peu, quelques détails nouveaux et intéressants : une notice sur les Anfos à Gênes (Desimoni), les dates des chansons X (Diez), XVII (Hist. gén. Languedoc), XVIII (M. Torraca), quelques textes sur l’identité du troubadour et de l’évêque (Hist. lit. de la France, M. Hauréau, Chabaneau). Un nouvel examen pouvait donc ne pas être inutile et c’est généralement sur de nouvelles recherches que reposent les informations qu’apporte la présente étude (pp. 3*–113* et 139–184).
Sur les vingt neuf pièces publiées dans ce livre, après le texte critique de l’ancienne biographie provençale (pp. 1–8), aux pp. 9–116 (I–XIX de Folquet, XX–XXIX d’attribution douteuse), treize textes non-critiques se trouvent dans les ouvrages de Raynouard (6 authentiques et 5 d’attribution douteuse) et de Rochegude (2 authentiques) ; des textes critiques, mais pas établis d’après tous les manuscrits, ont été publies, dans des chrestomathies ou autres ouvrages, de cinq poésies authentiques (II, V, XI, XVII, XVIII ; cf. XV et XVI) et de six d’attribution douteuse (XXI, XXII, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX) ; enfin pour la plupart des poésies on possedait un certain nombre de textes diplomatiques, soit dans le recueil de Mahn, soit dans les publications diplomatiques de plusieurs manuscrits. — Dans notre édition ont été utilises les textes (environ 400) de tous les manuscrits (28). J’ai copié ou collationné moi-même les mss. de Paris, de Milan, de Modène et de Florence ; pour les mss. de Rome (AFJO), celui de Venise (V), ainsi que pour les textes de l’ancienne biographie dans le ms. de Berlin (N2), je n’ai utilisé que les éditions diplomatiques de ces mss.; pour le seul ms. inédit de Rome (L) j’ai eu une reproduction photographique ; enfin pour les mss. de Cheltenham (N) et d’Oxford (S) je n’ai eu à ma disposition que les textes de Mahn et de Delius et pour les autres pièces une collation faite, sur les textes de Raynouard et de Mahn, par M. Chaytor pour M. Jeanroy, qui a bien voulu me la communiquer, mais les textes N des pièces III et V ayant été omis dans cette collation, les variantes N pour ces deux textes seuls manquent à notre édition. A la suite des textes et de la traduction du chansonnier authentique de Folquet (pp. 117–135), on trouvera, à côté des notes (pp. 217–233) et du glossaire (pp. 235–269), un chapitre consacré aux classements des manusscrits (pp. 187–216) : sans des classements aussi rigoureux que possible, et clairement motivés, cette édition paraîtrait encore plus arbitraire devant le grand nombre de manuscrits, les contaminations fréquentes qu’ils ont subies, ainsi que la tendance à corriger les non-sens paradoxaux du troubadour.
La seconde partie de ce volume (pp. 1–269) a été imprimée et présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Cracovie au mois de mars de 1909, la première (pp. 1*–145*) quinze mois plus tard : de la un certain nombre d’additions et corrections aux pp. 270 ss.

Qu’il me soit permis d’attirer l’attention sur quelques problemes qui intéressent les recherches sur les troubadours en général.
1. Les anciennes biographies. Bien que tout le monde sache que les anciennes biographies des troubadours contiennent beaucoup d’informations inexactes, elles n’ont pas cessé d’être la principale source d’information sur les troubadours. C’est que, à côté d’informations inexactes, elles en rapportent grand nombre de vraies et vérifiées et mettent en scène des personnages que l’on retrouve dans les sources contemporaines. Et la règle qui permettrait de faire le départ de la vérité et de la fiction n’a pas été trouvée.
En effet, les opinions émises au sujet de ce probleme constatent la difficulté sans la resoudre. C’est le cas des opinions : 1. de Diez qui, après avoir constaté que ces biographies « ne peuvent point prétendre à une valeur absolue », ajoute que « leur valeur historique générale n’est pas plus à mettre en doute que celle de tant de chroniqueurs du moyen âge qu’il faut parfois rectifier » (Leb. u. Werke der Troub. 2e éd. 495) ; 2. de C. Chabaneau qui partage l’avis de Diez sur ces récits et dit : « mais, vrais ou faux, et le plus souvent ils sont vrais, ils sont un tableau fidèle de la haute société d’alors » (Biographies des tr. Toulouse 1885, p. 5) ; 3. de Gaston Paris qui, dans son étude magistrale sur Jaufre Rudel, prononce un jugement très sévère et conseille de « n’accepter un récit que quand il se présente dans des conditions vraiment satisfaisantes de probabilité interne (vraisemblance) et externe (témoignages, conformité aux données historiques connues d’ailleurs)» (Revue historique 1893) ; 4. enfin de M. O. Schultz-Gora qui dit qu’il faut, là ou c’est possible, contrôler ces récits par les chansons et les sources historiques, et là où ce n’est pas possible, voir s’ils ne sont pas invraisemblables ou ne se trouvent pas en opposition avec les données historiques, et que « ce qui reste après un pareil examen peut servir à se faire une idée de la société d’alors » (Archiv f. d. Stud. d. neuer. Spr. 1894, XCII, 225).
Des opinions aussi vagues laissent la position des critiques à l’egard des anciennes biographies assez fâchause. On le verra dans le livre récent de M. J. Anglade (Les Troubadours Paris 1908) qui, s’adressant au grand public, s’est proposé « de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui n’ait été demontre » (p. 3), et dit excellemment que « dans ces biographies la légende coudoie à tout instant la réalité » (p. 81), mais qui, à défaut de principe net permettant de distinguer l’une de l’autre, a raconté les vies des troubadours d’après et dans l’esprit des anciennes biographies, de façon que l’idée qu’on se fera sur les troubadours et sur la société d’alors en lisant les chapitres bio- graphiques de ce beau livre (pp. 100–195) sera bien erronnée. Un exemple instructif, en même temps qu’amusant, des malentendus qui peuvent résulter de l’incertitude dont bénéficient les anciennes biographies se trouve dans le livre recent de M. Wechssler (Das Kulturproblem des Minnesangs I Halle 1909). Peire Vidal, jouant sur le nom d’une dame qui s’appelait « Loba » c.-à-d. « Louve »(nom qui fut porte à cette époque), avait dit dans une de ses chansons (364, 16) qu’il se ferait volontiers loup pour l’amour de la louve, dût-il s’exposer à être poursuivi par des bergers. Une razo, s’emparant de cette idée, raconta comment déguisé en loup, Peire Vidal fut victime des aventures les plus étranges. Or, quoiqu’on ait fait observer depuis longtemps que cette razo provenait uniquement des allusions de ladite chanson, M. Wechssler (p. 179) ne veut pas rejeter ce récit fantastique et il le cite comme témoignage d’un phénomène de psychopathie sexuelle qui s’appelle « masochismus »(d’après le nom de Saher-Masoch auteur connu de romans sensationnels) et qui consiste, suivant la définition de M. Krafft-Ebing, en « une soumision illimitée à la volonté d’une personne de l’autre sexe ».
Voici, pour la valeur historique des anciennes biographies, la conclusion qui résulte d’un examen détaillé (pp. 139–152 et cf. 3* ss. et 64* ss.) de celle de Folquet (et c’est certainement une biographie typique). Pour les données générales sur la vie des troubadours (origine, nom, famille, condition, lieu de séjour, carrière, mort) les biographies ont des informations succinctes mais sérieuses qu’elles ont recueillies sur les lieux ou les troubadours avaient séjourné et qui peuvent être erronées, mais qui ne sont pas simplement inventées (sauf quelques cas où, même pour des faits de ce genre, les auteurs ont pris au sérieux des allusions de chansons, surtout satiriques). De même, relativement aux chansons qui se rapportent à des événements historiques, la razo IV de Folquet montre comment les anciens biographes savaient se procurer, pour leurs commentaires, des informations parfois assez détaillées, et comment, en même temps, ils pouvaient commettre les erreurs et les confusions communes à tous les chroniqueurs (cf. pp. 148–52). Mais pour la carrière poétique et surtout (c’est le point capital) pour l’histoire amoureuse des troubadours et pour leurs prétendues aventures amoureuses, les anciens biographes ne savent absolument rien et se contentent de broder des récits naïfs dont le point de départ se trouve dans les allusions des chansons, en mêlant à ces intrigues des personnages que leur indiquaient les chansons ou bien leurs propres recherches sur les barons et les dames ayant vécu dans les lieux ou le troubadour chanta. Il est vrai que certains troubadours pouvaient aimer et pouvaient avoir été mêlés à des aventures amoureuses, comme cela arrivait certainement à beaucoup de leurs contemporains et comme cela arrive toujours et partout, mais les biographes de la seconde moitié du XIIIe siècle n’en savaient pas, plus que sur les autres amoureux qui ont vécu plusieurs dizaines ou une centaine d’années avant eux. II faut donc faire, dans les biographies provençales (vidas aussi bien que razos), une séparation nette entre les deux genres d’informations : données générales et histoires amoureuses (laconiques ou développées). L’observation de Diez et de Chabaneau qui ont affirmé, sur l’ensemble de ces récits, qu’ « il faut toujours les contrôler, ni plus ni moins d’ailleurs temps que ceux des chroniqueurs du même temps »est excellente pour ce qui concerne les données générales. Et d’autre part l’opinion de Gaston Paris qui a dit de ces biographies, surtout les plus anciennes, que « nous ne pouvons guère les considérer que comme nous faisant connâitre la façon, dont à l’époque des épigones, on se représentait l’histoire et le caractere des principaux héros de l’âge d’or de la poésie provençale »va très bien pour ce qui concerne les histoires d’amour. Dans un prochain travail je tâcherai d'examiner dans ce sens l’ensemble des biographies provençales.
2. L’amour dans la vie et dans la poésie des troubadours. « La patrie des troubadours et de l’amour libre »a dit, en parlant du Midi de la France au XIIe et XIIIe siècles, le regretté maître Achille Luchaire, un de ceux qui surent le mieux nous faire apprécier la vie française de cette époque (Histoire de France de Lavisse III 262 P. 1901). Cependant, ce n’est pas des documents historiques proprement dits qu’est sortie cette opinion : les sources vraiment historiques n’offrent rien pour l’appuyer et Gaston Paris a fait observer a ce sujet qu’ « on ne conçoit pas pourquoi des chroniqueurs qui, sur d’autres points, ne se montrent pas moins avides d’histoires merveilleuses que les poètes et romanciers contemporains, auraient gardé sur des faits aussi intéressants un silence systématique »(Jaufre Rudel l. c.). C’est dans les documents de l’histoire littéraire qu’a pris naissance cette conception romanesque de la vie a l’époque des troubadours et, répandue longtemps dans les ouvrages d’histoire littéraire, elle y règne toujours et a, de plus, pénétré dans l’histoire générale. Cette conception est, non seulement exagerée, mais nettement fausse. Elle se fondait, en première ligne, sur les anciennes biographies provençales qui, en réalité, n’ont aucune valeur historique pour tout ce qui concerne l’amour dans leurs récits. D’autre part on interprétait d’une façon bizarre les rapports entre les chansons et la réalité. On a vu dans ces chansons, ou bien, au moins, dans beaucoup de ces chansons l’expression de l’amour, idéaliste ou passionné, des troubadours vers les dames qui y paraissaient être chantées et maints critiques se sont attachésà suivre, d’après les chansons, les péripéties successives des sentiments des poètes. Or, s’il est un conseil à donner à quiconque se met à lire les chansons des troubadours, c’est certainement le suivant : « ne cherchez pas de femme ». Ces chansons sont des dissertations sur l’amour et non pas des expressions d’amour. Il est grand temps d’abandonner les idées fantastiques sur le rôle de l’ « amour libre »ou des « cultes amoureux », plus ou moins idéalistes, dans la société méridionale a l’époque des troubadours. Le simple bon sens y avait à peu pres la même place qu’à tout autre époque et une poésie qui aurait eu de pareils dessous n’aurait pas été protegée ni même tolerée. Le cas de Folquet de Marseille, riche marchand et père de famille, que l’on se représentait comme troubadour vagabond, amoureux tantôt d’une vicomtesse, tantôt d’une princesse impériale, et provoquant des jalousies parmi les dames de la plus haute société féodale, est très instructif pour ce problème (voy. pp. 61 *–8* et cf. pp. 8*–10*).
3. Les pseudonymes. Diez a vu l’origine des senhals dans les relations amoureuses entre les troubadours et leurs dames : « Pour ne pas manquer au respect que le poète devait a sa dame, en la nommant ouvertement, on a trouve le moyen de la chanter sous un nom allégorique c.-à-d. comportant l’idée d’une relation intime » (Poésie der Troubadours1 149). Avant et après lui on a exprimé cent fois cette opinion qui veut que l’usage des senhals ait sa source dans les relations amoureuses que l’on voulait cacher ou voiler. Or, l’examen des senhals employés par Folquet de Marseille et d’un certain nombre de cas analogues montre que les sobriquets furent employés à l’adresse d’autres troubadours et permet, en plus, d’établir l’existence de ce qu’on peut appeler les senhals réciproques. C’est plutôt dans cet usage d’ordre purement littéraire, et non pas dans les relations entre les dames et les troubadours, qu’on cherchera l’origine des senhals. D’autre part, ils avaient encore un but d’ordre pratique, car ils ont servi aux troubadours comme un des moyens par lesquels, soucieux de leurs droits d’auteurs, ils faisaient reconnaître leurs chansons (pp. 27*–43*).
4. Les troubadours et la poésie latine classique. On sait que le problème de l’influence exercée par la littérature classique sur la poésie des troubadours n’a pas encore été examiné à fond. L’examen, même assez rapide, des poésies de Folquet de Marseille apporte à ce sujet des renseignements qui peuvent être utiles. Il résulte, d’une patt, que les emprunts ont été bien plus fréquents qu’on ne l’a supposé. Mais, en même temps, on y trouvera des preuves attestant que le troubadour, loin de se plonger dans la lecture des auteurs latins « in extenso », puisait simplement certaines citations dans des recueils tout prêts de sentences. Ce fait étant démontré pour quelques-uns parmi les auteurs antiques, il est légitime de croire qu’en général les « florilèges » ont joué un role considérable dans l’érudition classique des troubadours (pp. 78*–81*).
5. Attribution des poésies. La question d’authenticité des chansons est certainement, dans les recherches sur les troubadours, un des points qui laissent à désirer. Dans les éditions critiques elles-mêmes, sans parler de citations accidentelles, on se heurte bien souvent à des erreurs manifestes. — Pour citer, à titre d’exemple, un troubadour des plus importants et privilégié entre tous au point de vue des études qui lui ont été consacrées, voici deux cas concernant Bertran de Born. — Qui ne sait que ce troubadour a composé deux planhs sur la mort d’Henri « le jeune roi anglais » auquel il fut si attaché ? Le premier (80, 26) lui est attribué par tous les hui tmss. qui le contiennent. Le second (80, 41), qui est le plus beau et le plus célèbre, ne se trouve que dans le ms. T qui l’attribue à Bertran de Born et dans le ms. c qui donne pour auteur Peire Vidal. Mais « personne n’a songé à accepter cette derniére attribution », tant elle paraissait fausse en présence de celle à Bertran de Born. Et pourtant, la chose est si claire ! Si cette pièce avait été de Bertran de Born, personne, au XIIIe siècle, n’aurait songé à l’attribuer à Peire Vidal. Elle fut bien composée par Peire Vidal qui fut, lui aussi, lié avec les jeunes Plantagenets, mais sans que cela soit aussi manifeste dans ses chansons que dans celles de Bertran de Born, et sans qu’il en soit fait une mention quelconque dans sa biographie, tandis que celle de Bertran de Born ne fait que parler des rapports entre le troubadour et le jeune roi. C’est pourquoi il se trouva un ancien collectionneur qui s’était dit que ce planh ne pouvait être que de Bertran de Born. Il suffit de lire cette magnifique pièce, de remarquer son style qui n’a rien de commun avec celui de Bertran de Born, ainsi que sa forme (p. ex. les rimes-refrains dont un : lo jove rei engles comme dans 364, 25 de Peire Vidal : Na Vierna) pour voir le quel des deux troubadours en est l’auteur. D’ailleurs, a-t-on jamais vu un troubadour composer deux complaintes sur la même mort ? — Un autre cas, c’est celui de la pièce 80, 17 attribuée à Guillem Magret par le ms. R et à Bertran de Born parle ms. C qui, cependant, l’attribue, à la table, lui aussi, à Guillem Magret. Ce sirventes, attaquant les « vilains » est regardé comme œuvre de Bertran de Born, quoiqu’il soit tout à fait étranger à sa manière, tandis qu’il va bien pour Guillem Magret. Et pourtant il est bien facile de découvrir la raison de l’attribution fausse à Bertran de Born : tout simplement, au début de la dernière strophe de cette pièce (elle n’a pas d’envoi) se trouve le mot Rassa et on sait que Rassa est un des senhals célèbres de Bertran de Born et qu’il se trouve, entre autres, au début du sirventes 80, 36 et au début de chaque strophe de la chanson 80, 37. — L’étude des attributions à Folquet de Marseille montre une fois de plus que dans beaucoup de cas où il serait difficile de prouver le bien-fondé d’une attribution, on obtient le result at désiré, en recherchant la raison qui a pu provoquer une ou plusieurs attributions fausses. D’autre part il résulte qu’en examinant de pres les mss. on finit par s’apercevoir qu’ils font souvent une distinction entre le chansonnier authentique d’un troubadour et les pièces qui lui ont été attribuées faussement plus tard, même quand ils paraissent accepter sans réserve de pareilles attributions (113*–140*).

ETUDE SUR FOLQUET DE MARSEILLE
ORIGINE ET CONDITION DE FOLQUET.
« Folquet de Marseille, fut de Marseille, fils d’un marchand qui fut de Gênes et eut nom messire (1) Amfos » dit l’ancienne biographie provençale (2).
Confirmation authentique de ces données, relativement au nom de famille de Folquet : Amfos, et a la ville dans laquelle il vécut : Marseille, se trouve dans un acte du 23 janvier 1178, passé entre les vicomtes de Marseille, Guillaume le Gros et Raimon Gaufredi Barral, d’une part, et l’Eglise de Marseille d’autre part. Dans la liste assez longue des bourgeois marseillais qui assistèrent à sa rédaction on relève, en effet, ce nom : Fulco Anfos (3).
A Gênes, les traces que l’on trouva d’une famille Anfos ne sont guère bien nettes en ce qui concerne le XIIe siècle qui nous interesse, mais au courant du XIIIe et du XIVe cette fa
mille de banquiers possède un « domus magna» dans la « contrada degli Anfossi » et est apparentée aux maisons consulaires des Doria et Della Volta (4).
Les relations commerciales ayant été naturellement très vives entre Gênes et le Midi de la France, comme l’attestent d’ailleurs pour le XIIe siècle p. ex. les traités de Gênes avec Marseille en 1138 ou bien avec Raimon de Toulouse en 1174 (5), il n’est pas surprenant de voir certains membres d’une famille génoise de marchands s’établir en Provence (6). Tel fut, selon la vida, le cas du père de Folquet, Génois de naissance. D’ailleurs, los Anfos génois sont peut-être allés chercher fortune non seulement à Marseille mais encore à Arles, car on rencontre parmi les bourgeois de cette ville en 1193 un Bertrand Anfos et en 1194 le même Bertrand Anfossi, personnage important qui devint en 1200–1 un des consuls de la ville (7).
Fulco Anfos, bourgeois marseillais, bien et dûment attesté en 1178, est donc notre troubadour Folquet de Marseille. Voici quelques précisions au sujet de son prénom, de son nom de famille, et de son lieu d’origine ou de séjour. La forme latine Fulco correspond à la forme vulgaire Folc (c. s.) Folcon (c. o.) dont Folquet est un diminutif sans être un nom à part (8). Anfos est son nom de famille ; on se demande si c’était le prénom ou
le nom de famille du père de Folquet le (9) ; or, si l’on considère que le même nom se rencontre chez les Anfos d’Arles et de Gênes, il est naturel de supposer que le père de Folquet ne fut point le fondateur de ce gentilice dont l’origine doit être plus ancienne et qu’il aura porté, lui déjà, comme gentilice et non pas comme prénom ; si la vida appelle le fils Folquet et le père Anfos, ce serait sans doute une erreur de croire que l’auteur de cette biographie ait fait des recherches spéciales pour apprendre le prénom du père du troubadour, ce dont les vidas ne se préoccupent jamais : il a simplement trouve le nom entier du troubadour, Folquet Anfos, et en a conclu qu’Anfos avait été le prénom du père de Folquet, sans se soucier s’il avait affaire a un patronymique dans le sens strict du mot ou à un gentilice. Enfin, quant à la question de savoir si Marseille fut son lieu de naissance ou simplement de séjour, nous ne pouvons rien affirmer catégoriquement ; la vida est ici le seul texte authentique et ce texte ne nous permet point d’établir avec certitude que Folquet naquit à Marseille et d’écarter l’hypothèse qu’il y fût amené en bas âge par son père (10) ; la seule chose certaine, c’est que nous le trouvons dès sa jeunesse, en 1178, établi dans cette ville.
La vida nous dit que le père de Folquet fut marchand
et qu’il lui laissa, en mourant, un riche héritage. Or, la strophe du Moine de Montaudon (cf. ch. IX), dans son sirventès connu, consacrée à notre troubadour et où celui-ci est appelé marchand, est un témoignage probant du fait que Folquet a continué le métier de son père jusque pendant les dernières années de sa carrière poétique, car telle est la date du sirventès en question. Jean de Garlande nous dit que Folquet fut d’abord jongleur et puis bourgeois de Marseille (joculator, civis et inde Marsiliae, cf. ch. XIV), mais nous savons que Folquet n’a point abandonné la poésie jusqu’àux dernières années de sa carrière laïque : « et inde » n’y figure probablement que pour les besoins du hexamètre (cf. d’ailleurs p. 9*). Il fut un marchand riche et considéré. La vida parle, en effet, du « très riche bien » que son père lui laissa. Sans y voir une preuve, on peut indiquer encore le passage de Jean de Garlande (voy. chap. XIV) où Folquet est appelé « civis Marsiliae, clarus conjuge, prole, domo ». En outre, voici l’allusion qu’on trouve à ce sujet, dans les poésies mêmes de Folquet : « On dit que je suis riche et que je me porte bien, mais celui qui le dit ne sait guère la vérité, car on n’a de bonheur que de ce qui plaît au coeur, si bien qu’un pauvre, s’il est joyeux, en a plus qu’un riche privé de joie et sans cesse accablé de tristes pensées » (VII, 5–10 p. 36) ; or, bien que le poète joue ici sur le double sens de ric : « riche » et « heureux », l’antithèse finale sur paubre et ric montre clairement qu’il parle de sa richesse matérielle, généralement connue. Dans la Chanson de la Croisade contre les Albigeois, Raimon Roger comte de Foix (1188–1223), en évoquant, au concile de Latran (1215), le passé de l’évêque Folquet de Marseille, rappelle que celui-ci s’était fort enrichi et avait gagné un rang important (v. 3315 par son métier de troubadour ; le comte est un ennemi qui veut discréditer l’évêque et qui ne dit certainement pas la stricte vérité quant a la source de cette richesse, car si la poésie nourrissait, il est vrai, maints jongleurs, elle n’en enrichissait guère ; cependant, en ce qui concerne le fait même de la fortune acquise par Folquet dans sa vie séculière, le témoignage est probant. Enfin, si les succès de Folquet dans la carrière religieuse furent si rapides et si brillants, cela s’explique, peut-être, par cette circonstance qu’il apporta à l’Eglise, en se faisant moine et en introduisant avec lui au monastère toute sa famille, non seulement son talent, mais encore des biens matériels considérables. Donc, riche marchand, établi à Marseille, et, d’après le témoignage de Jean de Garlande qui l’a connu personnellement dans la seconde periode de sa vie (cf. chap. XIV) ainsi que d’ après la vida (cf. p. 142), marié et père de deux fils, tel nous apparaît Folquet dans son existence privée, jusqu’à la fin de sa carrière laïque.
Marchand et troubadour ? Plusieurs critiques y ont vu quelque chose de tout à fait improbable. Après Diez qui se résignait, en présence de l’affirmation du Moine de Montaudon, à admettre tout au plus que Folquet ait exercé la profession de marchand peu de temps seulement après la mort de son père (p. 194), M. Zingarelli a pensé que l’allusion du Moine « se rapportait certainement à un temps passé et non pas à la condition actuelle de Folquet, car le métier d’un marchand n’aurait vraiment pas été conciliable avec celui de poète courtois » (p. 13). C’est que Diez et M. Zingarelli se représentent la vie de Folquet comme celle d’un jongleur vagabond : « il vécut — dit M. Zingarelli, en décrivant cette « vita errabonda » (p. 27) — à Marseille auprès du vicomte Barral, à Nîmes peut-être à l’époque où y demeurait Raimon V comte de Toulouse, à Montpellier auprès le comte [titre inexactl Guillaume VIII, à. Barcelone auprès Alfonse II d’Aragon, à Castille auprès Alfonse VIII el de las Navas, et auprès Richard Coeur-de-Lion dans quelqu’une des parties du duché d’Aquitaine où celui-ci demeura ». Cette conception, d’après laquelle Folquet, héritier d’une fortune commerciale, marié et père de famille, n’aurait pas eu de domicile propre, aurait passé son temps à courir le monde en jongleur et, à Marseille même, n’aurait pas vécu chez soi mais auprès le vicomte Barral, cette conception, dépourvue de tout sens réaliste, est une conséquence des idées vagues et romanesques à la fois, toujours encore en vogue relativement à la vie des troubadours. Et sur quoi se fonde-t-on pour établir l’itinéraire de ces prétendus voyages continuels ? Une allusion à Alfonse de Castille, à propos de la défaite d’Alarcos (XIX), ne suffit pas pour affirmer que Folquet ait éteé hôte du roi en Castille, car il faudrait de même, partant d’une allusion analogue à l’empereur Henri VI, à propos de son projet de croisade (XVIII), conduire notre troubadour à la cour impériale, quelque part en Allemagne ou en Italie ; de même, pour chanter le roi d’Aragon (I et XIX), il n’était pas obligé de l’aller chercher à Barcelone, puisque le roi, qui était en même temps marquis de Provence, passait presque tous les ans un certain temps dans ce pays (cf. p. 10*). Et si tout se réduit à supposer des relations personnelles de Folquet avec les cours de Marseille et d’Aix, ainsi qu’avec celles, toutes voisines, de Montpellier et de Nîmes, et à la rigueur avec l’Aquitaine, il est bien certain que Folquet, tout en exerçant assidûment son métier de marchand à Marseille, peut bien avoir visité ces villes et ces cours, soit simplement en qualité de troubadour, soit en qualité de troubadour et de marchand à la fois (et ce fut probablement à ses débuts, d’accord avec la mention citée de Jean de Garlande : « joculator civis et inde Massiliae »). On ne relève pas la moindre trace d’un séjour prolongé de notre troubadour à l’une quelconque de ces cours. Au contraire, le poète envoie ses chansons, de chez soi naturellement, (formules comme : « chanson va vers etc., »), à Aix (I), à Nîmes (II), à Montpellier (V) et ce n’est certainement pas dans cette dernière ville qu’il composa une chanson antérieure (IV) dirigée-contre le seigneur de cette cour ni probablement la première du cycle (III) au sujet de laquelle s’est établie la légende de son séjour à Montpellier, imaginée par la razo (cf. pp. 143–7) ; une allusion à Richard Cœur-de-Lion (X) dut être faite plutôt au moment où le roi passait par Marseille (cf. ch. VI), une autre mention de Richard (XVIII) ne permet pas davantage de supposer que Folquet séjourna en Aquitaine ; enfin aux personnages nommes Azimans et Tostemps (cf. ch. VIII) les chansons sont envoyées de loin (p. ex. XII et XIV).
Nous savons d’ailleurs que Folquet, qui savait chanter et qui chantait personnellement p. ex. à la cour de Marseille (cette information assez importante résulte d’une allusion de Peire Vidal dont nous parlerons au chap. IX) ne colportait pas partout lui-même ses chansons, car il nomme parfois des jongleurs à son service : Marsan (I) et Palais (XIV). Ceux-là menaient une vie vagabonde, tandis que le poète lui-même pouvait s’occuper tranquillement de ses affaires commerciales. Enfin, dans ses allusions aux barons qu’il nomme, il ne prend jamais le ton d’un jongleur-quémandeur, au contraire, il s’adresse soit en homme d’esprit à d’autres gens d’esprit, surtout dans toutes les allusions à Aziman et à Tostemps, soit hauts en ami et admirateur à de personnages qu’il célèbre et dont il pouvait recevoir des cadeaux et autres preuves de faveur, en participant à leurs fêtes et à leurs festins, mais non pas des moyens d’existence. Comme à plusieurs troubadours qui étaient propriétaires de terres et de châteaux et qui n’abandonnaient certainement pas leurs propriétés pour chanter par tous les pays, comme à certains poètes italiens éléves à de hautes fonctions dans leurs villes, la poésie ne prenait pas, non plus, tout son temps à notre riche marchand marseillais, et il est clair qu’elle ne lui fit pas abandonner son métier : elle n’était qu’un à-côté, un divertissement auquel il paraît s’être livré passionnément et assidûment, mais qui ne fut point son passetemps unique ni son gain-pain.

II.
LA COUR DE LA MAISON D’ARAGON EN PROVENCE.
La cour d’Aix, la plus voisine de Marseille et une des plus importantes du Midi, compta, à l’époque de Folquet, plusieurs seigneurs : d’une part Alfonse II roi d’Aragon (1162–1196), marquis et comte de Provence (1166–1196), et d’autre part les comtes : ses deux frères, Raimon Berengier (1166–1181) et Sanche (1181–1185), ainsi que son fils Alfonse (1185–1196–1209), auxquels il transmettait successivement le pouvoir comtal, tout en se reservant la décision suprême qu’il exerçait soit par ses procureurs soit personnellement dans ses voyages fréquents dans ce pays (11).
Dans sa chanson n. I (155, 5), Folquet mentionne « le bon roi d’Aragon »c.-à-d. Alfonse II (dans la str. V), ainsi que Raimon Berengier qui ne saurait être que le frère du roi, comte de Provence (dans la T2 qui se trouve dans les mss. Oa seuls, mais dont l’authenticité est inattaquable). La strophe consacrée, au roi d’Aragon ne contient qu’une allusion frappante : « car nous voyons qu’il se fait obéir à ses ennemis ». Il s’agit la de la rivalité entre le roi d’Aragon et le comte de Toulouse, lesquels prenaient tous les deux le titre de marquis de Provence, et des événements qui en résultèrent entre les années 1177 et 1181 : le roi d’Aragon forma en 1177, contre le comte de Toulouse, une ligue avec les vicomtes de Nimes et de Narbonne et le seigneur de Montpellier ; en 1179 certains de ces barons passèrent sous l’influence de Raimon V de Toulouse ce qui provoqua une nouvelle intervention du roi, couronnée par la soumission des vicomtés méridionales à son autorité; après de nouveaux troubles et après l’assassinat de Raimon Berengier, comte de Provence (5 avril 1181), le roi, arrivé dans le pays, eut vite raison de la révolte, et s’avança victorieusement dans le Toulousain. Ces luttes ne laisserent pas d’avoir un certain retentissement dont on retrouve les échos dans les poésies de quelques troubadours importants. Vers le milieu de 1181, Bertran de Born composa un sirventès (80, 23) en faveur du comte de Toulouse, tandis que, après la défaite de celui-ci, Peire Vidal célèbra la victoire du roi dans 364, 18. Dans une strophe de Giraut de Borneil (242, 2), consacrée évidemment aux événements en question, l’allusion de Folquet : Qu’als enemix vem que•s fai obezir (50) est exprimée presque dans les mêmes termes : Seign’En reis d’Aragon temer Vos devon vostre malvolen Car faich lor avetz a presen Totztemps pieitz lor afaire etc. (str. VI), de façon que l’on pourrait regarder la chanson de Giraut comme antérieure à celle de Folquet qui en paraît reprendre simplement une idée. La date de la chanson de notre troubadour ne peut se trouver au-delà du 5 avril 1181, puisqu’elle est antérieure à la mort de Raimon Berengier : on pourrait la rapporter aux événements de 1179. Il est naturel de croire qu’après la mort de Raimon Berengier la chanson de Folquet, encore récente, fut chantée sans l’envoi par lequel elle lui avait été adressée, ce qui explique l’absence de la deuxième tornada dans la plupart des manuscrits. La cour d’Aix paraît avoir beaucoup perdu de son éclat après la mort de Raimon Berengier. Le comte Sancho (1181–5), qui ne laissa pas un bon souvenir dans l’histoire, ne jouissait pas de la sympathie des troubadours, pourtant si dévoués à la maison d’Aragon, tel Peire Vidal (12). Le comte Alfonse, fils du roi, auquel celui-ci confia la Provence après l’avoir enlevée à Sancho, était jeune et ne se maria qu’en 1193. Le roi d’Aragon n’apparaît plus dans le chansonnier de Folquet que vers la fin de son règne et vers la fin de la carrière poétique de notre troubadour, dans la chanson composée en 1195 après la defaite d’Alarcos (cf. ch. VII).

III.
LA COUR DE NÎMES.
La chanson II est envoyée « vers Nimes »et adressée « aux trois dames ». L’indépendance de la cour de Nîmes ne dura que jusqu’en 1187 : avant cette date Nîmes était sous la domination de Bernard Athon (1159–1187), fils posthume de Bernard Athon et de la vicomtesse Guillaumette, de la maison de Montpellier, sa tutrice jusqu’en 1174 et qui vivait encore en 1197. Sa femme fut Garsinde dont on ignore la maison et qu’il n’a peut-être pas épousée avant 1180, date à laquelle il atteignit l’âge de vingt ans (13). Ces deux dames, sa mère et sa femme, et une troisième, peut-être une soeur inconnue du vicomte, sont probablement les trois dames de Folquet (14). La vicomté de Ni
mes fut alliée à la maison d’Aragon et de Provence à partir de 1179 et c’est sans doute après cette date seulement, entre 1180 et 1187, que Folquet noua de relations avec cette cour, une des plus voisines de Marseille (15).

IV.
LA COUR DE MONTPELLIER (16).
La cour de Montpellier fut, à l’époque de Folquet, le théâtre d’aventures étranges. Guillaume VIII seigneur de Montpellier épousa Eudoxie, fille de l’empereur Manuel Commène (1143–80) en des circonstances tout à fait extraordinaires : la princesse, demandée en mariage par Alfonse II d’Aragon, vint à Montpellier, mais, le roi ayant épousé entre temps Sanche de Castille, les ambassadeurs byzantins cédèrent aux instances du seigneur de Montpellier et lui donnèrent pour femme Eudoxie, en stipulant que l’enfant né de ce mariage, fils ou fille, hériterait de la seigneurie de Montpellier. Après douze ans de vie conjugale, et lorsqu’à Constantinople une autre dynastie s’empara du pouvoir (1185), Guillaume répudia Eudoxie, qui ne lui donna qu’une fille, Marie. Il lui faisait reproche d’infidélité, à tort ou à raison, et l’enferma, à ce qu’il paraît, dans le monastère d’Aniane, en la plaçant sous la tutelle de son oncle Raimon Guillelmi, abbé du dit monastère, ou elle mourut quelques années plus tard. Le second mariage de Guillaume, avec une parente du roi d’Aragon, mariage contracté en 1187, et dont il eut plusieurs enfants, dut être annulé, bien que la politique de Guillaume, favorable à l’Eglise, lui eût permis de faire traîner le procès pendant quinze ans. Guillaume mourut quelques jours après cet arret de la Cour pontificale et alors sa seconde femme fut assassinée avec tous ses enfants par les bourgeois de Montpellier qui rendirent la seigneurie à Marie laquelle eut, elle aussi, une destinée bien troublée : mariée à Barral de Marseille en 1191 environ, veuve en 1192, forcée de signer l’acte de renonciation à la seigneurie de Montpellier et mariée, en 1197, à Bernard comte de Comminges, un débauché qui avait répudié ses deux premières femmes, répudiée à son tour par lui en 1201, élevée à sa seigneurie de Montpellier en 1202, mariée à Pierre roi d’Aragon en 1204, mère de Jacme I le Conquérant, malheureuse par ce mariage des 1206, comme elle l’avait été par l’autre, répudiée de nouveau en 1213, elle mourut, quelques mois après, à Rome.
Des allusions se rapportant à la cour de Montpellier se trouvent dans les poésies de plusieurs troubadours de marque. Peire Vidal, en célébrant le roi et la reine d’Aragon dans sa chanson 364, 11, composée entre 1182–5, rappelle et approuve l’abandon d’Eudoxie par le roi (17). Bertran de Born, au contraire, s’empare de ce fait dans un de ses deux violents sirventès contre le roi d’Aragon (80, 32) composés vers 1184 (18). Giraut de Borneil célèbre l’ « impératrice » dans 242, 75. Arnaut de Marueil adresse sa chanson 30, 8 au seigneur de Montpellier à une date inconnue, Perdigo lui envoie la chanson 370, 3 (A 462), Guiraut de Calanso lui dédie sa célèbre chanson allégorique 243, 2, sans doute vers la fin du règne de Guillaume (19). Notre troubadour adressa à la cour de Montpellier trois chansons qui se suivirent d’assez près (cf. ch. XI).
Dans sa chanson III (155, 23) Folquet célèbre l’ « impératrice », vers la fin du séjour de ce lle-ci à Montpellier, en 1185/6 environ. — Dans la chanson IV (155, 27) il consacra une strophe à la répudiation d’Eudoxie : alors elle n’est plus à Montpellier (55–6) et son mari est accusé de folie (60) (20). Cette chanson fut donc composée après la répudiation d’Eudoxie et, paraît-il, avant le nouveau mariage de Guillaume, vers 1186/7. — Enfin, dans la chanson V (155, 8), composée peu de temps après, Folquet exalte la valeur de Guillaume et implore son pardon : ceci se rapporte, naturellement, aux paroles désobligeantes dont il s’était servi contre lui dans sa chanson précédente. Avait-il acquis la conviction de la culpabilité d’Eudoxie ? On ne sait et il est plus simple de faire remarquer que le mariage de Guillaume (avril 1187) avec une parente du roi d’Aragon, témoigne que la répudiation d’Eudoxie fut approuvée par le roi. Folquet, troubadour qui le célèbrait, à sans doute cru devoir tenir compte de son opinion, d’autant plus que les relations de la cour de Marseille avec celle de Montpellier se nouaient heureusement, puisque, quelques années plus tard, Guillaume maria sa fille Marie à Barral.

V.
LA COUR DE MARSEILLE (21)
A l’époque de Folquet la vicomte de Marseille se trouvait dans les mains de deux fils du vicomte Hugues Gaufredi, mort, à ce qu’il paraît, en 1166, et de la vicomtesse Cecile : Guillaume le Gros et Raimon Gaufridi Barral, qui sont attestés en leur qualité de vicomtes des 1173 indirectement et des 1178 directement. Le premier eut pour femme une dame nommée Laure et mourut en 1188 sans postérite mâle. Le second, seigneur unique de la vicomté dès 1188, procureur du roi d’Aragon en Provence dès 1190, fut un des plus puissants barons du Midi. Il eut pour première femme Azalais (22) de Porcellet, d’une grande famille, copropriétaire de la ville voisine d’Arles ; l’ayant épousée à une date inconnue, il s’en sépara avant 1191 ; elle ne lui donna, en effet, qu’une fille et le vicomte devait envisager avec inquietude la fin de sa puissante lignéee ; cette séparation qui, dans ces circonstances et suivant les mesures de l’époque, pouvait être regardée comme naturelle, s’accomplit, paraît-il, sans aucune violence, car Azalais entra en possession des terres qui constituaient son héritage et sa dot et vécut dans l’Arélat jusqu’en 1201. Barral épousa en 1191, en secondes noces, Marie de Montpellier, fille de Guillaume et de l’impératrice Eudoxie, dont il n’eut pas d’enfants. Il mourut peu de temps après, vers l’extreme fin de l’an 1192. Sa mort ouvrit l’ère des conflits de succession et des partages qui marquent le déclin complet de la grande cour vicomtale de Marseille.
La poésie des troubadours rencontra un accueil favorable à la cour du vicomte Raimon Gaufridi Barral, désigné dans les poésies, par son surnom seul : En Barral dans lequel on a vu jusqu’à present à tort le nom du vicomte (23). A côté de Folquet, un autre troubadour de premier ordre, Peire Vidal fut étroitement lié avec la cour de Marseille, qui doit avoir eu beaucoup d’éclat, puisque Bertran de Born ne dédaignait pas d’adresser au vicomte un de ses sirventès (cf. ch. VIII).
Le nom de Barral n’apparaît dans les poésies de Folquet qu’après la mort du Vicomte. Mais les éloges emus et réitérés dont notre troubadour entoure sa memoire témoignent que des relations d’une certaine durée existèrent entre Folquet et Barral. Cela, d’ailleurs, est fort naturel, puisque Folquet vivait à Marseille même. On peut croire que les chansons de Folquet, postérieures à celles qu’il avait adressées aux cours d’Aix, de Nîmes, de Montpellier, étaient destinées, en première ligne, à la cour marseillaise : ce sont les chansons VI–XIII. Cela paraît d’autant plus vraisemblable que les dates de ces chansons concordent avec l’époque du plus grand éclat de la cour de Barral : entre 1188 et 1192, quand il fut seul vicomte (cf. ch. XI).
Quand Barral mourut, vers la fin de 1192 (entre le 10 novembre et le 28 décembre), Folquet composa un planh (n. XVII) qui est certainement la meilleure de ses productions littéraires. Aux accents d’une douleur sincère se mêlent les éloges du défunt qui réunissait en lui « la valeur et la joie et l’honneur, la raison et la largesse, le bonheur et la richesse » (20–3). Plus d’un trait y répond, sans doute, à la vérité et à la réalité de la situation. Quand le troubadour s’écrie que Barral « sut faire son nom si haut, de petit grand et de grand très grand, jusqu’à ce qu’il n’y avait plus de mesure pour le contenir » (31–3) il fait revivre dans sa mémoire et dans celle de ses auditeurs la carrière de son protecteur : tout jeune enfant, il avait vu Hugues Gaufredi, père de Barral, dans son château ; puis, sa veuve, Cécile qui y vivait avec ses enfants ; longtemps, Barral partagea le pouvoir avec son oncle Bertrand et son frère aîné, Guillaume le Gros ; enfin, devenu seigneur unique de la vicomté, nommé procureur du roi, respecté au point que l’archevêque d’Arles, partant pour la croisade, lui confia tous ses pouvoirs, Barral fut, à côté du jeune comte de Provence, le premier personnage du pays. Et, en disant : « je pleure tellement que bien facilement maints troubadours diront de vous plus de bien que moi qui aurais du en dire mille fois autant » (70–3), Folquet pense à d’autres troubadours qui, comme Peire Vidal, ont joui de l’amitié du vicomte, et qui pourraient rivaliser avec lui pour déplorer cette mort, bien que nul autre n’eût tant d’obligations envers Barral que lui, son compatriote et poète attaché pendant des années à sa cour voisine et hospitalière. Il est à remarquer, et ce trait nous sera utile dans nos informations relatives aux planhs, que Folquet ne composa sa complainte qu’un certain temps après les funérailles de• Barral (v. 26).
Une autre mention posthume de Barral se trouve à la fin de sa chanson XIV (155, 11) que le poète dit avoir composée pour une dame inconnue Ponsa (24). Folquet s’y plaint de la mort de son seigneur qui « savait choisir qui on devait honorer et mettre en avant » (44–5). Ces paroles ne reflètent-elles pas un trait certain et bien caractéristique des relations de Folquet avec Barral ? Lié avec le vicomte, le troubadour célébrait des personnages bien vus et honorés en sa cour : quand Folquet chantait le roi d’Aragon, ou bien Richard Coeur-de-Lion, ou bien encore Guillaume de Montpellier, on voyait la l’expression, non seulement de ses sympathies personnelles, mais encore des sentiments mêmes que l’on nourrissait pour ces personnages à la cour de Barral.
Enfin, vers le milieu de 1195, Folquet commence sa chanson de la croisade en Orient (n. XVIII) par un souvenir de son seigneur : « Le chant me tourne en chagrin quand il me souvient de sire Barral » (1–2). — S’il croit devoir donner un pareil préambule à sa chanson, c’est qu’il sent qu’on est habitué à voir en lui un troubadour dont le nom est presque inséparable de celui de Barral. A la fin de cette chanson il dit : « Avec sire Barral, mon seigneur, la dignité et la largesse sont mortes, comme s’il n’y avait plus rien » (69–71). Il assista, en effet, à une décadence profonde de la cour vicomtale. Point d’héritier direct, point de successeur incontesté. Aussitôt après la mort de Barral, les seigneurs de Tretz, ses parents, mirent la main sur la vicomté, en s’assurant le concours de la famille de Baux. Mais le roi d’Aragon assiège la ville et oblige les deux familles à le faire bénéficier d’un nouveau traité. Enfin, toutes ses combinaisons sont rendues inutiles par l’intervention des deux frères de Barral, l’un évêque et l’autre moine. Ce dernier, Roncelin, quitta le monastère et prit le titre de vicomte. Folquet savait qu’il n’y avait personne à la cour marseillaise susceptible d’être blessé de ses paroles.

VI.
AVANT ET APRÈS LA TROISIÈME CROISADE.
Folquet composa en 1187 une chanson en honneur de Richard Coeur-de-Lion qui venait de faire le voeu de partir pour la croisade, comme il résulte de l’allusion suivante qu’il fit à cette chanson en 1190, au moment où le roi partait pour la Terre Sainte : « Et si j’ai dit du bien du roi au moment ou il se croisa (c.-à-d. : fit le vœu de partir pour la croisade (25)) j’ai dit la vérité » (X, 39). Cette chanson de 1187 n’a pas été conservée, du moins sous le nom de Folquet. Ce fut probablement une chanson de croisade ; il est vrai que le troubadour a pu dire tout le bien qu’il pensait de Richard dans une strophe politique d’une chanson amoureuse ; mais, puisqu’il rappelle expressément ses éloges, on est porte à croire que ce fut plutôt une chanson entièrement consacrée à la croisade et à Richard. Nous ne possedons qu’une chanson de croisade composée à l’occasion du projet de Richard : c’est la pièce 9, 10 (n. XXVII), attribuée dans les deux mss. qui la conservent à Aimeric de Belenoi, mais qui a peu de chances d’ètre de ce troubadour et qui pourrait, au contraire, être très bien la chanson que Folquet dit avoir composée, sans qu’on puisse produire des arguments décisifs. Une chanson célébrant Richard en 1187, comme le fait la chanson de croisade 9, 10, s’explique facilement. Des que la Ville Sainte tomba entre les mains de Saladin (3 octobre 1187) et que le pape Grégoire VIII, successeur d’Urban II tué par cette triste nouvelle, lança son appel à la chrétienté, Richard, comte de Poitiers, duc d’Aquitaine et héritier de la couronne d’ Angleterre (XXVII, 48), prit la croix des mains de l’archevêque de Tours (novembre 1187), le premier de tous les princes chrétiens. À côté des éloges destinés a Richard (str. I et V), la pièce 9, 10 contient des exhortations à l’adresse des chevaliers chrétiens auxquels elle recommande de suivre un tel chef (str. II et IV) et des admonitions sevères (str. III et torn.) pour ceux qui voudraient rester afin d’attaquer les terres des croisés, ce dont « Dieu prendra vengeance, telle que celui qui le fera se trouvera maté au coin de l’echiquier » (35–6) : le troubadour parle généralement des « grands princes », mais il vise, naturellement, Philippe Auguste, principal adversaire de Richard, car on savait bien que le comte ne pouvait quitter son pays sans être cou vert du côté du roi de France. Une chanson de croisade, composée après la perte de Jérusalem, au moment du plus vif intérêt pour le Saint-Sépulcre doit avoir produit une très grande impression (26). C’est pourquoi certaines expressions de cette chanson se retrouvent dans les pièces composées, par des troubadours de marque, quelque temps plus tard et concernant la croisade (27).
En 1190, au moment où Richard se rendait à la croisade, Folquet consacra la dernière strophe de sa chanson amoureuse X (155, 3) à le célébrer à l’occasion de cet événement heureux pour le monde chrétien. Il commence par réfuter certains reproches que l’on avait fait au roi : « Quiconque à blame le bon roi Richard, qui veut que je chante, de ne pas avoir fait le passage en Terre Sainte aussitôt, maintenant je lui en donne démenti » (33–5). Folquet parle naturellement de reproches faits au roi publiquement, dans les chansons. Or, ces accusations, qui d’ailleurs n’étaient pas injustifiées, nous sont parvenues du fait que les événements des trois années qui séparèrent le voeu de Richard de son départ sont abondamment illustrés par les chansons des troubadours. — Lorsque, deux mois après Richard, les deux rois, Henri II et Philippe-Auguste, se croisèrent à l’entrevue de Gisors (21 janvier 1188) et que la « dîme Saladine » fut décrétée, on fut plein d’espoir et c’est alors que Bertran de Born célébra le comte Richard dans le sirventes 80, 30 : « Celui qui est comte et duc et sera roi s’est mis en avant, en doublant sa valeur » (10–11) et prit acte de l’engagement de Philippe-Auguste : « A présent je sais que le roi Philippe veut être roi à juste titre, car on dit qu’il s’est croise » (19–20). Peu de temps après, le même troubadour, qui n’a jamais attache beaucoup d’importance à la croisade, eut à applaudir (80, 40 vv. 19–20) aux exploits guerriers de Richard, non pas en Terre Sainte, mais contre le comte d’Angoulême et contre celui de Toulouse, au printemps de 1188, et, après avoir incité Richard et Philippe-Auguste, les deux croisés, à se mettre aux prises (80, 2), il se montra tout joyeux lorsque, au mois d’août, éclaterent les hostilités qui devaient durer jusqu’à la trève d’octobre 1188 : « Il me plaît bien de voir le désaccord des rois . . . et nous nous rencontrerons à centaines et à milliers, si qu’après nous on en fasse une chanson de geste » (80, 29 str. I). Mais Giraut de Borneil, dans sa chanson de croisade 242, 6, tout content qu’il soit de voir, après l’entrevue de Gisors, que « le secours des rois est garanti » (str. VIII), et tout en célébrant Richard (T), se plaint : « Et ici, les puissances se querellent entre elles » (cf. Cartellieri, Ph. Aug. II, 78 n. 1). Peire Vidal célèbre (de nom de Poitou », c-à-d. Richard, et n’attaque que Philippe-Auguste dans 364, 24 (str. VI, VII, T) ; il renouvelle ces attaques (str. V) dans 364, 43, oû il attire l’attention sur la cause du Saint-Sépuicre (str. II) ; mais enfin, dans 364, 4, après avoir rappelé la prise de la Ville Sainte (str. VII), il insiste, entre beaucoup d’éloges (T2), sur l’engagement de Richard : « Comte de Poitiers, je me plains de vous à Dieu et Dieu à moi également, lui à cause de sa croix et moi à cause de mon argent » (T1). Gaucelm Faidit consacra la dernière strophe de la chanson 167, 58 à un appel en faveur de la croisade ; il s’y plaint que « les princes, plus ils sont élevés, paraissent ne pas être fidèles ni obéissants à Dieu, s’ils ne lui prêtent pas secours là-bas » (str. VI) ; et il dit nettement à Richard : « Au comte, mon seigneur, je veux dire que, de même qu’il a eu le premier l’honneur, il doit prendre garde que Dieu lui soit reconnaissant, car on ne compte la gloire qu’au moment du départ » (T1 dans MG. 499 et 500). En 1189, Richard se mit à combattre, avec Philippe Auguste, son propre père, et lorsque celui-ci, acculé à la conclusion d’une paix honteuse, mourut deux jours plus tard (6 juillet 1189), en maudissant son fils rebelle, il lui succéda et fut couronné roi le 3 septembre 1189. Gaucelm Faidit rappela de nouveau au jeune roi son devoir : « Et si je ne m’empresse pas de me diriger vers la Syrie, Dieu sait pourquoi il m’en arrive ainsi : c’est que ma dame et le roi anglais me tiennent, l’une par amour, l’autre pour faire peu de chose du grand secours » (167, 36 str. V, MG. 480 ; corr. Lewent o. c. 345, où cette chanson est rapportée à l’année 1202). Du même temps pourrait être la chanson 242, 74 de Giraut de Borneil où les deux dernières strophes sont consacrées à la croisade et où Giraut dit : « Et si je m’attarde et les rois me tiennent etc. ». Peirol (366, 28) désire « l’accord des deux rois » et dit : « Car le secours traîne trop en longueur, et il serait bien necessaire que le vaillant et bon marquis eût là-bas plus de compagnons » (str. VI), faisant allusion à Conrad de Montferrat qui attendait en vain les croisés depuis 1186. Enfin, Bertran de Born dépeignit cette situation sous son vrai jour dans un fort sirventes (80, 4 et cf. 80, 17 str. III et IV) : « Sire Conrad, je connais deux rois qui laissent de vous aider, et entendez lesquels : le roi Philippe est l’un, car il a peur de Richard, et celui-ci le redoute également » (str. III). Mais à ce moment la croisade entrait enfin en voie de réalisation : « Le roi Richard a tant de valeur qu’il fera le passage, cette année, avec autant de forces qu’il pourra, car c’est ce que j’entends dire enfin, et le roi Philippe monte sur la mer avec d’autres rois » (str. VI). En réalité, après avoir reçu le bâton de pèlerin des mains de l’archevêque de Tours, le 24 juin 1190, et après la rencontre des troupes françaises et anglaises à Vezelay (3 juillet), Richard, descendant le long du Rhône, arriva le 31 juillet a Marseille, et, après y avoir passé huit jours, il s’embarqua le 7 août pour l’Orient (28). — A ce moment-là, Folquet peut aisément triompher de ceux qui ont reproché à Richard son délai (33–5) ; il insiste sur le bien-fondé des éloges qu’il lui avait prodigués quand le roi prenait la croix (39) ; enfin, il fait de ce délai même un argument en faveur de la gloire de Richard : c’est le comte qui s’était croisé, c’est le roi qui accomplit le vœu (36–8). Folquet se trouve dans l’entourage de Richard (33) et c’est à un auditoire qui assiste de ses propres yeux au passage de l’armée royale qu’il s’adresse (36 et 40) : cette chanson, composée vers le milieu de 1190, fut donc chantée a Marseille même, lors du passage de Richard à travers cette ville.
La chanson de croisade de Folquet, n. XVIII (155, 7), fut composée après l’échec de la troisième croisade et quand il s’agissait de faire prolonger les luttes pour la délivrance des lieux saints. Des que la question d’une nouvelle expédition eut pris réellement corps, la nouvelle s’étant répandue, en printemps 1195, que l’empereur Henri VI s’engageait à passer outre mer, Folquet entonna un appel en faveur de la croisade. Après une introduction assez remarquable (str. I) la plus grande partie de cette pièce (str. II–IV) est remplie de réflexions moralisantes, ce qui lui enlève toute fraîcheur. Toutefois, le troubadour réussit à rappeler avec justesse, dans quelques vers (34–6, 49–60, 61–6), les caractères essentiels de la situation politique en question (29). — Il montre « les Turcs vaincus et humiliés entre eux » (34–5). En effet, après la mort de Saladin (4 mars l l 93), des conflits éclatèrent entre ses quatre principaux successeurs, et le monde chrétien s’y interessa vivement, car il s’agissait de la Terre Sainte : l’été de 1194, Alafdal, fils aîne de Saladin et sultan de Damas, dut abandonner à son frère, Alaziz d’Egypte, Jérusalem avec le territoire avoisinant, et vers le printemps de 1195 de nouvelles luttes, cette fois heureuses pour le sultan de Damas, s’engagèrent autour de la Ville Sainte. — En outre, Folquet s’adresse aux barons de son pays et à Richard Cœur-de-Lion : « Que font donc nos barons et le roi anglais que Dieu puisse garder ?» (49–50). C’est qu’en France sont déjè parvenues les nouvelles relatives au projet de croisade de l’empereur Henri VI, lequel, après un conflit extremêment violent avec le Saint-Siège, vient d’accomplir un revirement tout a fait inattendu : il s’était croisé secrètement le 31 mars, et avait fait prêcher la croisade le 2 avril, jour de Pâques, à Bari ; en même temps il avait envoyé au pape ses ambassadeurs pour l’informer des pieux desseins dont il allait poursuivre énergiquement l’exécution. Ce qui préoccupe notre troubadour, ce ne sont pas les démarches de l’empereur, c’est plutôt ce que devraient faire les princes qui lui sont plus proches et en premier lieu le roi Richard. Folquet le salue avec bienveillance (50), mais il ne croit pas que le roi puisse considérer son œuvre comme accomplie (51). Il paraît ne pas ignorer que Richard s’était solennellement engagé à recommencer la croisade, en quittant la Terre Sainte (octobre 1192) et en sortant de sa prison d’Allemagne (février 1194) et que l’Eglise ne s’est pas fait faute de lui rappeler son devoir (cf. p. 177). Selon lui, le roi sera victime d’une grosse injustice s’il admet qu’un autre, l’empereur, accomplisse à ses frais la couquête des lieux saints (52–4), en rappelant de cette façon la célèbre dépense de Richard, l’enorme rangon qu’il a payée et dont plusieurs troubadours ont parlé avant lui (30), Folquet se fait l’écho de l’opinion qui voyait dans la croisade d’Henri VI un acte d’expiation, par l’emploi pieux de l’argent extorqué au roi, croisé-pèlerin (cf. p. 177). Mais, tandis que Richard y voit vraiment une raison suffisante pour se croire dispensé d’apporter son concours à la croisade (cf. p. 177), notre troubadour n’est point de cet avis, une pareille solution ne lui paraissant pas répondre à la dignité de Richard. D’autre part, il fait remarquer au roi que l’expédition de Henri VI ne manquerait pas de lui assurer une influence prédominante en Orient (55–60), ce que lui, marchand d’une ville méditerranéenne, paraît comprendre et apprécier. La conception d’après laquelle Dieu est seigneur féodal et suzerain de la Terre-Sainte (58), et qui revient fréquemment chez les troubadours, remonte aux idées des croisés dont le premier, Godefroy de Bouillon, hésitait à porter la couronne royale de Jérusalem. — Enfin, Folquet s’adresse à Philippe-Auguste et tout de suite sa parole devient mordante (61–6). Cette attitude à l’égard de Philippe-Auguste est celle de tous les troubadours liés avec Richard Cœur-de-Lion : nous avons vu ces attaques dans la pièce 9, 10 (p. 19*) ; Bertran de Born ne cessait de railler la « lâcheté » et l’ « avarice » de celui qu’il appelait pauc rei de Terra Major (80, 11 ; 80, 31 ; 80, 2 ; entre les années 1185 et 1189) ; Peire Vidal, après avoir attaque le roi « lâche » et « avare » avant la croisade, en 1188 (364, 24 str. VI ss. et 364, 43 str. V, cf. 364, 17 str. VI), dirigea contre lui la strophe violente de la pièce 364, 35 composée en 1193, où il lui reprocha entre autres choses d’« avoir abandonné le Sépulcre »; il revint à l’attaque encore en 1196, dans la pièce 364, 13 (str. II–III) ; Gaucelm Faidit accusera le roi, avant la quatrième croisade, de préférer « conquérir les sterlings » en France que de passer outre-mer (167, 9 str. IV). Dans notre chanson Folquet reproche à Philippe-Auguste l’abandon de la Terre Sainte en 1192 et l’invite à réparer cette honte. — Cette chanson de croisade fut composée, comme l’indique la réserve avec laquelle Folquet signale les projets de Henri VI (57), peu de temps après les Pâques de 1195 (pp. 179, 182).
Chaque fois que Folquet parle de la croisade, c’est Richard Cœur-de-Lion qu’il met au premier plan. Il témoigne à son égard de la plus vive sympathie. Pourtant, le temps et les circonstances amènent un léger changement de ton. En 1187, Folquet ne pensait qu’à dire du bien de Richard qui fut le premier à se croiser, en 1190, au moment du départ pour la Terre Sainte, il le célébra à outrance, et, après tout, pendant ces moments de gloire, il pouvait bien fermer les yeux sur les défauts de l’heroïque souverain. En 1195, quand le roi paraissait peu disposé à continuer l’œuvre sainte, et en dépit des arguments sérieux qu’il pouvait invoquer pour justifier son attitude, Folquet paraît se soucier en premier lieu des intérêts de la croisade et c’est pourquoi, dans l’appel plein de bienveillance qu’il adresse à Richard on relève les accents du regret et de la critique.

VII.
APRÈS LA DÉFAlTE D’ALARCOS EN ESPAGNE.
Le 19 juillet 1195, Abû-Jûsuf, caliphe du Maroc, infligea une défaite écrasante à Alfonse VIII de Castille, sous les murs d’Alarcos ; les Castillans laissèrent des milliers des leurs sur le champ de bataille ; deux forteresses voisines, Alarcos et Calatrava, sièges de l’ordre militaire cistercien de ce nom, tombèrent entre les mains des Musulmans ; Alfonse VIII, dans sa retraite rapide vers le Nord, gagna Tolède le 28 juillet et Abû-Jûsuf, sans l’y poursuivre, se retira dans le Sud, jusqu’à Seville (31). Cette bataille que les Musulmans eux-mêmes fêtèrent comme la plus grande de leurs victoires sur le sol espagnol (32), produisit aussi, comme en témoignent les récits des chroniqueurs (Schirrmacher 261–3), une impression énorme sur les peuples chrétiens. Rien d’étonnant que Folquet y ait puisé l’inspiration d’une nouvelle chanson (XIX) (33). — Rattachée à sa dernière chanson sur l’affaire du Saint-Sépulcre (7) et, comme elle, consacrée pour la plus grande partie à des reflexions morales (str. I-II et T1), cette pièce s’adresse, dans les deux dernières strophes, à deux rois : Alfonse II d’Aragon et Alfonse VIII de Castille (34). Comme Richard Cœur-de-Lion pour une croisade en Terre-Sainte, Alfonse II d’Aragon, avec lequel Folquet était lié depuis longtemps (p. 10*), est pour lui le souverain dont il attend la défense de l’Espagne et qu’il célèbre. Il a peut-être été informé des intentions du roi en présence de ce grand désastre qu’Alfonse II s’appliquait à réparer, en amenant la concorde entre les souverains chrétiens d’Espagne. Malheureusement, la prédiction que le roi « en sera recompensé, s’il le veut, cette année même ici bas (par une victoire) ou bien en haut dans le ciel » (43–4) se réalisa, plus vite que Folquet ne l’aurait voulu, par la mort du roi (26 avril 1196). En s’adressant à Alfonse VIII de Castille, Folquet l’engage à s’incliner désormais devant Dieu. Fidèle aux idées de son temps, il considère donc cette défaite comme un châtiment du ciel et paraît au courant de quelques-unes des accusations qui pesaient sur la renommée du roi. Les chroniqueurs nous racontent, en réalité, par quels griefs on s’expliquait ce desastre dans plusieurs pays. La version la plus authentique, et qui s’accrédita même dans la maison royale, y voyait l’expiation des amours du roi avec une belle juive de Tolède pendant les sept premières années qui suivirent son mariage avec Eléonore d’Angleterre (1170). L’allusion de Folquet pouvait donc ne pas manquer de clarté pour son auditoire.

VIII.
LES PSEUDONYMES : AZIMANS, TOTZTEMPS, PLUS-LEIALS.
Le personnage nomme Azimans apparaît des le début de l’œuvre poétique de Folquet : dans les chansons I (vers 1179–81), III (vers 1185–6), V (vers 1187–8), et son nom se trouvera encore dans la dernière chanson, XIX (1195). Dans une série de sept chansons amoureuses, VIII–XIV, qui se placent entre 1188 et 1194, ainsi que dans la chanson de croisade XVlII (de 1195), on trouve regulièrement, l’un à côté de l’autre, dans le même envoi (sauf XVIII) : Aziman en premier, Totztemps en second. Avec ce dernier Folquet échange la tenson X V . Enfin, dans la chanson XI, après ces deux personnages, est nomme dans le second envoi un troisième : Plus Leial (35). Quelque s indications sur ces senhals sont tirées directement de la lecture des textes. — Il est, d’abord, hors de doute qu’ils désignent tous des hommes et non pas des femmes (36). — Un autre fait certain, c’est que ces personnages n’habitaient pas Marseille, comme l’attestent les envois (XI T2, XII T2, XIV T2). — Enfin, ils paraissent être tous des troubadours. Pour Totztemps la chose est certaine, grâce à la tenson n. XV, où il est le partenaire de Folquet. Pour Aziman cela ressort de même que pour Totztemps, des allusions que Folquet leur adresse ; les plus probants sont les envois que voici : « chacun d’eux est, en effet, peu amoureux, mais ils font semblant de ce qui ne les préoccupe pas » (XII) ainsi que : « je m’en tiens au sujet de l’amour à votre raison, car vous en faites semblant, mais il ne vous plaît guère » (XIII) ; il est clair que Folquet vise leurs chansons (cf. Pratsch 45). D’ailleurs, le ton des autres envois (voy. surtout IX, XI) s’explique le mieux entre confrères en poésie, ce qui convient aussi pour la tornada adressée à Plus Leial (XI) : ce sont, en effet, des confidences de Folquet sur son art et sur ses conceptions poétiques.
On est actuellement d’accord pour voir dans ces personnages des protecteurs de Folquet, quelques grands seigneurs ou princes qui lui auraient fait bon accueil à leurs cours. Pratsch (44–6) a identifié Aziman avec Richard Cœur-de-Lion, Totztemps avec Alfonse II d’Aragon, en faisant valoir ce fait qu’il sont composé des chansons et pour Plus Leial il ne lui resta qu’Alfonse VIII de Castille, à moins que ce ne fût quelque autre protecteur inconnu (Barral est en tout cas hors de cause, puisque les deux premiers pseudonymes apparaissent encore après sa mort dans les pièces XIV, XVIII, XIX, et puis que tous les trois, comme nous l’avons observé, désignent des personnages n’habitant pas Marseille). Quant à l’identification d’Aziman, Richard n’est point connu comme auteur de chansons d’amour, les deux pièces qui nous sont conservées de lui étant politiques ; plus inquiétant encore serait ce fait que l’absence du roi entre 1191–4, après son départ pour la Terre-Sainte, n’est pas mentionné dans le chansonnier de Folquet, bien que quelques chansons (XI–XIII) qui sont adressées à Aziman aient été certainement composées à cette époque ; enfin, ce qui s’oppose nettement à cette identification, c’est le fait, justement allégué contre l’hypothèse de Pratsch par M. Zingarelli (42), que le pseudonyme en question apparaît en deux chansons où Richard est nommé expressement (cf. p. ex. les chansons de Bertran de Born qui appelle Richard par son nom ou son titre dans dix chansons et par le pseudonyme Oc-e-No dans six autres, mais nulle part les deux désignations ne figurent à la fois). La vraisemblance est encore moindre en ce qui concerne l’identification de Totztemps qui ne repose, au fond, sur rien et contre laquelle on pourrait imaginer toute une série d’objections : pourquoi apparaît-il plus tard qu’Azimans, bien que le roi d’Aragon ait été célébré par Folquet dans sa plus ancienne chanson (I) ? pourquoi est-il constamment nommé en second après Aziman ? est-ce au roi d’Aragon que Folquet aurait dit dans la tenson n. XV, même en plaisantant, qu’il souffre des compagnons dans l’amour et le roi l’aurait-il confirmé ? etc. etc. Enfin, si pour Pratsch Plus-Leial a été Alfonse VIII de Castille, simplement à défaut de quelque autre protecteur connu, M. Zingarelli (54) voit en lui, à son tour, Richard Cœur-de-Lion : celui-ci aurait mérité ce nom par la loyauté avec laquelle il avait accompli le vœu de se rendre à la croisade, et les paroles : « si je vous voyais » lui conviendraient bien après son départ ; malheureusement, on ne voit guère quel rapport peut exister entre un roi croisé et le badinage de l’envoi en question et quelle importance pourraient avoir pour lui, comme l’espère le poète (v. 47), les idées exprimées dans cette chanson amoureuse. — En somme, c’est s’égarer dans une fausse voie que de chercher les porteurs des senhals de Folquet parmi les grands seigneurs et souverains, parce que le caractère des allusions en question est tout différent des louanges exaltées que les troubadours adressent d’ordinaire à des grands princes et de celles de Folquet lui-même quand il parle vraiment de Richard (X str. V) ou bien d’Alfonse d’Aragon (I str. V et XIX str. IV). D’autre part, si Folquet avait eu l’habitude d’appeler par des pseudonymes ses protecteurs, n’en aurait-il pas trouvé pour désigner Barral auquel il fut le plus attaché Pour donner une autre direction aux recherches concernant ces senhals, il sera utile d’attirer l’attention sur ce fait que certains pseudonymes apparaissent dans les poésies de deux ou plusieurs troubadours vivant à la même époque, ce que nous verrons aussi pour les pseudonymes de Folquet. — Le sobriquet Azimans se rencontre pour la première fois dans les poésie de Bernart de Ventadorn (70, 21, 26, 36) où il désigne un personnage inconnu (37). Folquet adopte ce senhal des le début de son activité (vers 1179), mais il est bien possible que la carrière poétique du grand troubadour limousin fut close à cette époque. Cependant, Bertran de Born s’adresse à un personnage qu’il nomme Aziman, et qui n’est point une dame comme on le croit (Stimming B. de B.1 255), dans la chanson 80, 12, contemporaine des chansons de Folquet. — Un autre troubadour ancien, Raimbaut d’Aurenga († 1173), a employé au moins une fois, dans la chanson 389, 32, le surnom de Fraire, évidemment pour un homme : Si•l me dona cil cui m’enten No•us port enveia, bels Fraire (str. V, A 94, a 210). Bertran de Born, dans le sirventes 80, 34 qui est de 1186, donne ce nom au troubadour Guillem de Berguedan (act. 1160–1200) : A mon Fraire [corr. fraire dans l’éd. Stimming1 195 et Thomas 59] en ren gratz e merces De Bergadan, del fin joi que•m trames Que tot mon cor m’en tornet jauzion Quan nos purtim amdoi al chap del pon (53–6) ; cf. encore pour Bertran de Born au chap. IX n. 8. Vers le même temps Peire Vidal se sert, dans trois pièces (364, 24, 40, 47), du même pseudonyme pour désigner un personnage qui paraît être un troubadour comme en témoigne l’allusion suivante : Fraire be vol que mantenham los pros E confondam los malvatz enojos Quar no s’en te mos Rainiers en balansa (364, 40 éd. Bartsch 32 vv. 53–6) où Peire Vidal caractérise la tendance de ses propres chansons ainsi que de celles de son ami (lequel pourrait bien être Guillem de Berguedan, auteur de sirventes par excellence, d’autant plus que Peire Vidal nomme d’autres personnages catalonnais dans les pièces en question). Enfin, Pons de Chapduelh reprend le même pseudonyme dans 375, 16 : Fraire, no•m siont messongier Siei huoill rizen, gai, plazentier (n. IX de l’édition de Napolski qui n’y a pas reconnu un senhal, p. 19). — Le pseudonyme Tristan désigne, dans trois chansons de Bernart de Ventadorn (7 4, 4, 29, 43), un personnage inconnu. Guillem de Berguedan emploie le même senhal dans 210, 20 : A mon Tristan que ben a e miels aia Tramet mon chan e se•l guierdon pert Seguit aurei lo train del lasert. Bertran de Born donne ce sobriquet à une dame dans le sirventes 80, 28 composé en 1186–7. — Giraut de Borneil célèbre une dame sous le pseudonyme (Bel) Senhor dans un grand nombre de chansons (dans 242, 78 ce nom est une rime-refrain). Le même sobriquet de dame se retrouve, contemporainement aux chansons de Giraut, dans deux chansons de Bertran de Born : 80, 37 composée avant 1186, et 80, 3 composée en 1190. — De même, le pseudonyme Miels-de-Ben désigne une dame dans les poésies de trois troubadours qui produisaient à la même époque et dans le même pays : Bertran de Born (80, 10 et 80, 12), Arnaut Daniel (29, 2), Gaucelm Faidit (167, 61, A 217, a 148). — Peire Vidal désigne dans plusieurs chansons le vicomte R. G. Barral de Marseille par le sobriquet Rainier, et cette identification, qui remonte aux anciennes biographies provençales, peut être regardée comme absolument certaine, grâce aux pièces 364, 42 (Rainiers de Marselha) et 364, 37 (Rainiers y est représenté comme un baron puissant). Or, Bertran de Born adresse son sirventes 80, 36, en hiver 1183–4, à un personnage auquel il donne le même pseudonyme : Dijas mi a mon Rainier Que sa proeza m’agrada (52–3) ce qui paraît se rattacher à un passage précédent : Cerchat ai da Monpeslier Tro lai part la mer salada Que no trob baro entier Qu’aia proez’ achabada (36–9) ; il s’agit évidemment du même Rainier, de Marseille, séjournant au delà des limites que Bertran a tracées de l’Atlantique jusqu’à Montpellier. Le même pseudonyme est repris, à une date inconnue, par Perdigon dans la chanson 370, 14 (corr. Mainiers dans Raynouard Lex. I, 419 ; les mss. AEISV portent Rainiers ; voy. A 460, MG. 512–3, Archiv XXXVI, 446). Enfin, le même sobriquet Rainier se retrouve encore dans l’envoi de la chanson 10, 4 du troubadour Aimeric de Pegulhan (A 406 et MG. 204, 1187, 1188). — Raimon Jordan vicomte de Saint-Antonin s’emprunte, lui aussi, à Bernart de Ventadorn (70, 16, 22, 45) et désigne une dame par le sobriquet Conort (404, 2, 4) qui se retrouve dans une chanson de Gaucelm Faidit (167, 6) ; d’autre part le pseudonyme Dezirier se trouve dans Raimon Jordan (404, 11) et dans Gaucelm Faidit (167, 63) ; enfin le pseudonyme Dezir est commun à ses deux troubadours (404, 2 et 167, 51). — Plus Leial est employé non seulement par Folquet, mais encore par Pons de Chapduelh (375, 20) et Raimon de Miraval (406, 21), deux troubadours dont l’activité se prolongea pendant le XIIIe siècle mais qui ont été célèbrés par Elias de Barjols (132, 5, éd. n. I) avant 1191.
Dans tous les cas précités, et choisis principalement à l’époque et dans les milieux qui nous intéressent, nous observons ce fait que les mêmes sobriquets sont employés, contemporainement (38), par des troubadours produisant dans les mêmes milieux, voire même liés par des relations personnelles (et on peut dire qu’en règle générale, tous les troubadours de marque, à une époque donnée, étaient en rapport, au moins indirectement, puisque leurs chansons étaient destinées à être chantées devant le même public sur toute l’étendue de la langue d’oc). Ce serait donc aller contre toute vraisemblance que d’admettre que ces troubadours aient employé des sobriquets sans se soucier les uns des autres. Il ne s’agit que de déterminer le rapport existant entre les pseudonymes identiques chez deux ou plusieurs troubadours.
Or, pour certains cas, l’explication est simplement la suivante : un troubadour ayant imaginé un sobriquet pour un baron ou une dame, d’autres troubadours adoptent la même désignation pour le même personnage. C’est ainsi que l’on expliquera les cas des pseudonymes : Miels-de-Be, (Bel) Senhor, Rainier et sans doute aussi Fraire et Tristan (39).
Il faut cependant compter avec une autre éventualité : deux troubadours peuvent se donner réciproquement un senhal. Ce n’est pas dire qu’il y ait eu necessairement entre les troubadours des conventions bien nettes à ce sujet et observées également des deux côtés. Un troubadour imagine simplement un sobriquet pour désigner un autre troubadour, de position sociale plus élevée, et celui-ci lui rend de bonne grâce ce témoignage d’amitié, sans se soucier de le faire chaque fois que l’autre s’adresse à lui, comme nous allons le voir ; dans d’autres cas, cet échange d’amitiés pouvait se faire avec plus d’égalité (40). On n’a signalé jusqu’à présent aucun exemple d’un pareil échange réciproque de pseudonymes. Pourtant, les anciennes biographies provençales paraissent en garder le souvenir, comme il résulte des expressions qu’elles emploient parfois en parlant des senhals : « il s’appelait par tel sobriquet avec tel personnage » ou bien « ils s’appelaient tous les deux par tel sobriquet » (41). Quant aux témoignages directs et reconnus on peut citer au moins un exemple qui est assez spécial mais qui présente un rapport incontestable avec l’usage dont nous parlons et qui date de l’époque qui nous intéresse (dernier quart du XIIe s.) : c’est l’échange de sirventes personnels, très violents, entre Garin d’Apchier et Torcafol, où les deux partenaires se donnent réciproquement le nom de Comunal (Witthoeft, Sirventes joglarese 35–6 et cf. Annales du Midi 1907 p. 52 ss.). Et voici un autre cas analogue et incontestable : dans une tenson (anon. 461, 16, MG. 318) les deux interlocuteurs se donnent mutuellement, dans toutes les strophes, le nom de Amics-Privatz (42). Avant de passer aux pseudonymes de Folquet, examinons, à titre d’exemple, les senhals qui se trouvent dans les poésies de Raimon Jordan vicomte de Saint Jordan et dans celles de Gaucelm Faidit. C’est une dame que Raimon Jordan désigne par le sobriquet d son Conort au moins dans deux chansons : E s’ieu vos die mon Conort No m’o tengatz ad orguoill dit-il dans 404, 4 (A 371, a 191). D’autre part, Gaucelm Faidit dit dans la chanson 167, 6, en s’adressant au marquis de Montferrat et au comte de Blois, avant la quatrième croisade, c.-à-d. à l’époque de l’activité poétique de Raimon Jordan : Que mos Conortz mi reten sai tan gen Per qu’eu estau qe no•ls vei plus soven (A 220, a 152). Un autre pseudonyme de dame, Deziriers, se trouve dans la chanson 404, 11 de Raimon Jordan : Belhs Deziriers, s’anc parliey folhamen, Penedensa trob’om ab ver perdo E s’anc res fis qu’a vos no saupes bo Eras m’en ren al vostre chauzimen : Aissi me met en la[s] vostra[s] preizo[s], E si me faitz jutgar segon razo[s] Ja no•m tenretz mais en tan gran turmen Ni•m auciretz en vostre preizonatge (str. VII qui manque à A et a, mais se trouve dans C : voy. MG. 786). Le même senhal se rencontre dans la chanson 167, 63 de Gaucelm Faidit, composée en coblas singulars et dont voici l’envoi : Coblas anas dreit a mon Dezirier E digas li que per liei vau languen C’al cor m’a[n] mes un tan dous pensamen Li sieu bel hueill e•ill sieu plazen semblan, Peitz m’es de mort quan m’en vau remembran (MG. 104). Dans 167, 51 Gaucelm Faidit emploie encore un autre pseudonyme : Bels Dezirs, mout mi plai Del vostre gen cors gai Car poia chascun dia En honor et en be, Que chascus hom qe•us ve Vos enans’ e•us mante, Que de gaug e d’amor So•il vostre dig e•il faich son de lauzor (A 209, a 139) et les paroles : « vos dires sont de joie et d’amour » marquent qu’il s’agit probablement d’un troubadour (43). On retrouve ce sobriquet, à côté d’un autre de ceux qui nous occupent, dans la chanson 404, 2 de Raimon Jordan : A ma dompna fai ma razon entendre, Chansoneta, e puois vai, e non len, A mon Dezir que pens de mon Conort Tot enaissi cum sap qe•l taing a far E•ls compaignos sapchas mi saludar (A 368, a 266). Il est évident : que Gaucelm Faidit célèbre le vicomte sous le pseudonyme de son Dezir (167, 51 et 106, 1) ; que le vicomte l’appelle par le même senhal en lui recommandant de célébrer une de ses dames (404, 2) ; que les dames que le vicomte appelle Conort (404, 2 et 404, 4) et Dezirier (404, 11) sont célébrées sous les mêmes pseudonymes par Gaucelm Faidit (167, 6 et 167, 63).
En revenant aux senhals de Folquet nous commencerons par celui qui est, sans doute, l’exemple le plus probant qui existe des sobriquets réciproques. C’est le pseudonyme Plus-Leial. Il suffit, en effet, de mettre en regard deux envois, l’un de Folquet, l’autre de Pons de Chapdueil (44), pour voir qu’ils se font pendant, le second étant une réponse au premier
En Plus-Leial, s’ab los huoills vos vezia
aissi cum fatz ab lo cor tota-via,
so qu’ieu ai dig porri’ aver valor,
q’ieu qier conseill e conseill vos daria.

Pons de Chapdueil est donc le personnage avec lequel Folquet de Marseille a échanée le sobriquet Plus-Leial. C’est au-jourd’hui chose établie que la vie et l’activité poétique de Pons se prolongèrent jusqu’en 1220 environ (45). Il n’en est pas moins certain que les débuts poétiques de Pons se placent, comme l’attestent d’ailleurs les documents historiques que nous possédons sur sa vie (46), avant 1190 : c’est ce qui résulte nettement du sirventes d’Elias de Barjols 132, 5 (éd. n. I), qui est, en tout cas, antérieur à 1191 et dans lequel Elias, inspire de la chanson 80, 12 de Bertran de Born sur la domna soisseubuda, fait figurer Pons de Chapdueil parmi les douze preux auxquels il emprunte leurs qualités (a Pons sa « gaite ») pour former un chevalier parfait. Il n’y a donc rien de surprenant à voir Folquet s’adresser à Pons dans une chanson qui se place vers 1190–1 (cf. ch. XI). Certes, à cette date Pons ne faisait que de débuter. Mais ce je une troubadour qui fut un baron important, était proprietaire de plusieurs châteaux en Auvergne, et son rang lui assurait un accueil bienveillant et une considération spéciale dans le monde des troubadours. Pour comprendre ces deux en vois, il faut peut-être se rappeler que Folquet venait de déclarer la guerre à l’Amour tandis que Pons se montrait dans ses chansons plein de confiance en lui : avec une extreme courtoisie, les deux amis, défenseurs de deux manières poétiques opposées, se déclarent prêts à s’entr’aider par des conseils réciproques, sans autrement insister sur cette différence de vues (47).
Eclairés parle cas du pseudonyme Plus-Leial, il ne nous reste qu’à tirer une conclusion analogue de ce fait que le sobriquet Azimans qui apparaît dans douze chansons de Folquet, d’un bout à l’autre de son œuvre poétique, se retrouve dans l’envoi (de la même allure que ceux de Folquet cf. 28*) de la chanson de Bertran de Born sur la domna soisseubuda (80, 12) :
Papiols, mon Aziman
m’anaras dir en chantan
qu’Amors es desconoguda
sai e d’aut bas cazeguda.
C’est donc Bertran de Born qui est l’ami le plus cher de Folquet et son Azimans, et qui l’appelle parle même nom dans sa plus belle chanson amoureuse, adressée à Folquet, poète d’amour par excellence (48). Il est certain que, un peu plus âge que Folquet (49), châtelain d’Autafort, troubadour de grand talent, Bertran devait jouir d’une renommée considérable au moment ou Folquet débutait : en se mettant sous les auspices de son amitié notre troubadour fit un choix excellent. Bertran, qui fut le troubadour par excellence limousin et aquitain, s’intéressait surtout aux événements de sa région et c’est là probablement que le jeune Folquet fit sa connaissance. D’autre part, Bertran ne se désintéressait pas de la cour marseillaise et s’il adressa, en 1183, ses hommages poétiques au vicomte Barral désigné par le sobriquet de Rainier (cf. p. 32*), c’est qu’il avait que ses chansons y étaient goûtées et qu’il y avait un ami et admirateur fidèle en la personne de Folquet. Unis par des sympathies communes pour Barral et surtout pour Richard Cœur-de-Lion, les deux troubadours ne nourrissaient pas les mêmes sentiments à l’égard d’Alfonse d’Aragon : Folquet le célébrait, tandis que Bertran, qui s’était range du côté de son adversaire, le comte de Toulouse, en 1181 (cf. p. 12*), l’attaquait violemment, en 1184, dans les deux sirventes connus 80, 32 et 80, 35, et lui décochait un nouveau trait, deux ans plus tard, dans 80, 28. Si cette rancune ne nuisit pas plus aux bons rapports de Bertran de Born avec Richard Cœur-de-Lion, allié du roi, qu’à ceux avec les troubadours attachés au roi, Folquet et Peire Vidal (cf. p. 12*), c’est que les considérations politiques ne prevalaient pas dans cette société courtoise. Liés pendant toute leur activité poétique, comprise pour l’un comme pour l’autre entre 1180 et 1195, les doux amis se sont rendus vers le même (1195–6) dans l’ordre cistercien, non sans nous laissor, dans les derniers envois qu’ils se sont adressés (cf. ch. IX n. 8), une trace du revirement qui s’accomplissait dans leurs âmes.
Qui est Totztemps ? A défaut d’indices nets et décisifs, il faut renoncer à l’identifier (50).
Le trait commun des senhals de F’olquet est de se rapporter à des troubadours d’un rang social plus élevé que le sien et dont l’amitié l’honorait aux yeux de ses contemporains. On aura remarqué qu’il n’omet jamais (sauf la tenson) la particule honorifique (N’Azimans, En Totztemps, En Plus-Leial), tandis que ses amis s’adressent à lui avec plus de familiarité (Mon Aziman, Mon Plus-Leial). A part cela, il parle toujours en confrère à des confrères, et ses envois sont destinés plutôt à des observations sur l’amour qu’à des éloges de ceux auxquels ils sont adressés.
Il reste à remarquer au sujet des senhals employés par Folquet qu’ils lui rendaient encore un autre service : ils faisaient reconnaître ses chansons. En effet, le sobriquet Azimans, accompagné plus tard de l’autre, Totztemps, ne manque qu’à trois de ses chansons amoureuses (II, IV, VI) et au planh (suffisamment signé de la mention de « Barral mon seigneur »). On est en droit de croire que Folquet usait consciemment de ce moyen, pour ne pas laisser de doute sur l’ « atelier » dont sortaient ses poésies, sur son obrador, comme disait déjà Guillem de Poitiers (183, 2 éd. Jeanroy VI, 3). On sait que les troubadours ne négligeaient pas de garantir, par différents moyens, leur propriété d’auteur. Aussi bien p. ex. les débuts caractéristiques des chansons de Guillem de Poitiers (Companho ou bien Farai un vers) ont-ils été probablement intentionnels. Plusieurs des plus anciens troubadours, Marcabrun, Raimbaut d’Aurenga, Peire d’Alvernte, Peire Rogier, et encore Arnaut Daniel, mettaient simplement leurs noms dans l’envoi ou dans le texte ; la variante irnaginée par Raimon de Miraval consistait en ce qu’il mettait dans la plupart de ses chansons le nom de son château, d’ordinaire en l’offrant à sa dame, ce qui lui a attiré la raillerie connue du Moine de Montaudon : « Miraval qui se fait très courtois et donne son château bien souvent ». À partir de Bernart de Ventadorn, et de Giraut de Borneil les auteurs des chansons se laissent reconnaître, au moins pour un bon nombre de chansons, par les senhals qu’ils emploient (ou bien par un mot caractéristique, comme lauzengador ou lauzengier dans les envois de Cadenet). Cela est si vrai que plus d’une fois de faux envois, contenant des pseudonymes connus, ont été ajoutés à certaines poésies pour faire croire à l’attribution à tel troubadour (cf. au chapitre sur les attributions la pièce XXVI). Du temps de Folquet on peut citer p. ex. Bertran de Born qui faisait reconnaître ses chansons à l’aide des senhals et surtout par le nom du jongleur Papiol, ou bien Guillem de Saint-Leidier auquel le sobriquet Bertran servait, non moins systématiquement qu’à Folquet les siens, de marque d’obrador.
 

IX.
FOLQUET ET LES TROUBADOURS DE SON TEMPS.
Folquet de Marseille appartient à la quatrième génération connue des troubadours (1175–1200), si nous tenons celle de Guillaume de Poitiers (1087–1127) pour la première, celle de Cercalmon, Jaufre Rudel, Marcabru pour la deuxième (1125–1150), et celle de Raimbaut d’Orange, Bernart de Ventadorn, Peire d’Alvernhe, Peire Rogier pour la troisième (1150–1180). C’est à cette époque, dans le dernier quart du XIIe siècle, que la poésie provençale nous apparaît la plus florissante, et, en tout cas, la plus répandue, non pas que nos manuscrits aient favorisé cette période plus que les autres, mais parce que l’activité simultanée d’un grand nombre de troubadours de talent trouva alors un appui désirable dans l’éclat et l’hospitalité de plusieurs cours méridionales. Toutes les régions participèrent à ce large mouvement poétique et on peut citer : Giraut de Borneil, Bertran de Born, Arnaut de Marueil, Arnaut Daniel, Gaucelm Faidit, Raimon Jordan, pour l’Aquitaine ; le Dalfin Robert, Guillem de Saint-Leidier, Peirol, Pons de Chapduelh, pour l’Auvergne ; Guillem de Bergadan, Guillem de Cabestany, pour la Catalogne ; Peire Vidal, Raimon de Miraval, Folquet de Marseille, Raimbaut de Vaqeiras, pour le Languedoc et la Provence. Ce qui est certain, cependant, c’est que cette poésie n’a nulle part revêtu un caractère régional, grâce aux voyages fréquents de plusieurs troubadours et des jongleurs. Des troubadours habitant des régions assez éloignées pouvaient donc être en contact permanent les uns avec les autres et s’interésser à la vie de cours assez lointaines. On peut dire que Folquet n’ignorait l’activité d’aucun de ses confrères, d’autant plus que plusieurs d’entre eux étaient en rélation avec les mêmes cours que lui. C’est pourquoi, plus d’une fois, il s’adressa à quelques-uns de ses confrères ou fut l’objet d’allusions assez intéressantes dans leurs chansons nous allons prendre connaissance de tous ces cas.
1. Tenson Folquet-Toztemps. — Outre les envois qu’il lui adressait (cf. p. 41*) Folquet composa avec son ami « Totztemps » un jeu-parti (n. XV) dont l’initiative lui appartient. Ce partimen appartient certainement aux plus anciens spécimens connus de ce genre poétique et, puisqu’il date de 1190 environ (cf. ch. XI*), il est peut-être le plus ancien de ceux que nous possedons, car les poètes antérieurs à Folquet (Marcabru, B. de Ventadora, R. d’Aurenga, G. de Borneil) ne nous ont laisse que de tensons pures. Le problème qu’il posa à son partenaire fut de choisir entre une dame qui n’aimerait que lui, sans le lui montrer cependant, et une autre qui l’aimerait et ne lui refuserait rien, tout en se reservant des relations avec d’autres amants. « Totztemps » ayant choisi la première alternative, Folquet fut réduit à défendre la seconde. Ce débat s’étend sur quatre strophes (II–V). Mais à la fin il devient personnel. C’est Folquet qui commence, en rappellant à son interlocuteur que, contrairement à la thèse qu’il a adoptée, il se contente d’une dame qui le trahit (50 et cf. 63–4), ce que celui-ci ne fait que confirme (53–4). Mais en revanche, il fait remarquer, à son tour, que le contraste n’est pas moins frappant entre la situation personnelle de Folquet et son alternative du partimen : ne jouissant — lui dit-il — que d’un amour « fin », c.-à-d. idéal (55), Folquet est mal venu de se poser en défenseur de relations avancées avec une dame (56) (51), a moins qu’il ne veuille dissimuler son rôle fâcheux d’amant chaste (57) ; et il finit par accuser son adversaire d’avoir imaginé une chanson vaine, n’ayant point de rapport avec sa véritable situation (58), pour se soulager en voyant un autre dans l’embarras (59), puisque chaque alternative de son jeu-parti comporte une circonstance qui la rend pénible (cf. 12–3). Le débat se termine sur l’aveu de Folquet de n’avoir défendu sa thèse que pour montrer qu’il sait représenter comme vrai même le faux, car il a une dame dont il est seul à posséder les faveurs (T1), ce que son adversaire traite de vantardises (T2). Les quelques traits personnels de ce jeu-parti nous revèlent l’opinion que l’on avait de Folquet (et il s’agit naturellement, comme d’ordinaire dans les allusions de ce genre, plutôt de ses conceptions poétiques que de sa conduite réelle) : son confrère le considère comme un poète de l’amour « fin », idéal (52).
2. Cobla adressée à Vermillon. — Cette strophe (n. XVI) (53), adressé à un personnage inconnu, que Folquet appelle « Vermillon » et qui pourrait être aussi bien un jongleur qu’un ami du troubadour, se rattache à la chanson VIII, dans laquelle la dame est comparée à une « haute branche » (aut ram). Folquet se plaint qu’une femme indigne et dont il ne pourrait pas s’approcher sans se salir s’est vantée d’être son Aut-Ram. Comment pourrait-on supposer (comme le fait M. Zingarelli) que cette dame, si violemment injuriée par Folquet, ait été soit la dame pour laquelle fut composée la chanson VIII, soit une autre dame qui s’attribuait à tort cet honneur ? Nous descendons avec cette chanson, c’est l’évidence même, de la vie courtoise dans un autre milieu. La femme en question est sans doute une Marseillaise de mauvaise réputation, qui avait peut-être quelque raison de parler de ses relations avec Folquet ou qui n’en avait pas, mais qui, quoiqu’il en fût, lui joua le mauvais tour de se proclamer la dame célébrée par lui dans une chanson courtoise.
on sent derrière cette chanson quelque chose de réel, de vivant, et l’on sort avec elle du domaine de l’imagination dans lequel les autres chansons de Folquet nous maintiennent (54).
3. Strophe additionnelle du ms. a au sirventes satirique de Peire d’Alvernhe.— On sait que, pour rajeunir la célèbre satire de Peire d’Alvernhe sur douze troubadours de son temps, composée avant 1173, plusieurs strophes y ont été ajoutées sur des troubadours postérieurs. Les strophes additionnelles du ms. a concernent quatre troubadours choisis parmi les plus importants que l’on comptait vers 1190 : Folquet de Marselha, Peire Vidal, Peirol, Gaucelm Faidit. Voici la strophe sur Folquet :
E lai de Marseilla•n Folquet c’a plus ample con d’un cabet
qe chanta de fotr’ e folet e fora•il meils pesqes ab ret
per una brutta cui s’aten en mar can no la movo•l ven (55).
A quoi se rapportent ces allusions? Ce sont, comme à l’ordinaire, les chansons de Folquet qui ont fourni matière à ces traits satiriques. On a profite des deux pièces dont nous venons de parler : du partimen Folquet-Totztemps et de la cobla à Vermillon. L’allusion : chanta de fotre est relative à l’attitude de Folquet dans le jeu-parti, et si l’auteur de cette strophe ajoute : e folet c’est qu’il s’empare des traits ironiques dont Folquet est accablé à la fin par son partenaire. La caractéristique de la prétendue dame de Folquet (3–4) n’est que la répétition, en d’autres termes, de ce qu’il avait dit, lui-même, dans sa « strophe » au sujet de la femme qui se ventait d’avoir été célébrée par lui.
4. Sirventes satirique du Moine de Montaudon. — La strophe sur Folquet est connue, dans toutes les éditions que nous en possédons (56), sous la forme suivante :
E lo dozes sera Folquetz quan juret que chansos no fetz
de Marseilla, us mercadairetz et anz dizon que fo per vetz
que a fait un fol sagramen qe•s perjuret son escien.
Tous les critiques sont d’accord pour accepter relativement à cette strophe l’explication proposée par M. Suchier (Jahrbuch XIV, 122) : il s’agirait de la chanson Tant mou (n. III) par laquelle Folquet aurait violé son serment de ne plus servir l’amour (cf. Pratsch 33, Klein 21, Zingarelli 53–4). Or, on a beau cher-cher dans la chanson en question : on n’y trouve pas le moindre indice ni d’un serment quelconque ni d’un parjure : le poète y dit qu’étant triste il ne chanterait pas sans l’invitation de l’impératrice. Il y a plus : on n’a pas remarqué que cette interprétation allait contre les règles de la grammaire, puisque la 3e pers. du subjonctif passé est fezes ou fes mais jamais fetz qui est la 3e pers. du parfait. Il faudrait donc traduire, non pas : « quand il jura de ne plus faire de chansons » comme tous les critiques l’ont fait, mais « quand il jura n’avoir pas fait de chansons ». C’est là un reproche bien impossible et qui serait, pour les auditeurs du malicieux moine, dépourvu de pointe. Ce texte n’offre donc rien de satisfaisant.
Or, si l’on examine la table des variantes (57), cette strophe se trouve rapportée dans une autre rédaction, sur la rime -o au lieu de -etz :
D’après O. Klein, qui seul a fait un classement des manuscrits, DIKR formeraient un groupe, AM et CL un autre. Ce classement est inexact (58). La vérité est que la rédaction -o est conservée entièrement (1–2, 4–5) par le ms. M contre lequel tous les autres ne comptent que pour un, mais elle est confirmée en partie (4–5) par A et CL, tandis que la rédaction -etz n’est réprésentée que par un seul sous-groupe (DIKR). On devine sans peine pourquoi la tendance s’est produite de remplacer la rédaction -o par une rédaction -etz : il s’agissait du nom de notre troubadour, connu plus généralement sous la forme diminutive Folquet que sous la forme simple Folco ; les manuscrits A et CL n’ont adopté cettée modification que pour les vv. 1–2 contenant le nom du troubadour, sans s’apercevoir qu’il en résultait une inconséquence dans la structure de la strophe ; la source de DIKR a accepté l’altération complète, non sans laisser quelques traces de la bonne leçon (au v. 4 chanso dans R et au 5 per vetz à côté de pro vetz) (59).
Donc, le Moine de Montau don dit : « Et le douzième est celui que l’on appelle Folco de Marseille, un gros marchand, qui a fait un serment fou quand il jura de ne plus faire de chanson, et on dit plutôt (car il en fut ainsi en vérité) qu’il se parjura tout consciemment [et non seulement par l’imprudence, cf. v. 31 ». Ces paroles ne peuvent sa rapporter qu’à la chanson XI (155, 21) de Folquet, très remarquable et par laquelle il rompt, dès le début, avec l’amour :
1 Sitot me soi a tart aperceubutz
aissi com cel qu’a tot perdut e j u r a
q u e mais n o n j o c, a gran bonaventura
m’o dei tener car me su i conogutz
del gran en gan qu’Amors vas mi fazia
. . . . . . . . . . . . . . . .
13 mas eu m’en part e segrai autra via.
Voila le « serment » de Folquet. Comme dans la plupart des allusions dans les deux satires contre les troubadours, le Moine de Montaudon s’empara de cette frappante figure poétique pour railler son auteur (60). La chanson de Folquet est en tout cas postérieure à l’été de 1190 et on peut la dater de 1190–1 (cf. ch. XI). Cette date établit en même temps un terminus a quo, inconnu jusqu’à présent, pour le sirventes du Moine. D’autre part, M. Suchier a montré, en toute vraisemblance, que le terminus ad quem est de 1194 (61). Le Moine de Montaudon a donc tiré profit pour sa satire d’une chanson de Folquet qui « venait de paraître » et qui toute fraîche encore, faisait le tour des cours méridionales.
5. Une réplique de Folquet. — Parmi les envois que Folquet adressa à ses deux amis, il y en a un dans lequel il décoche évidemment un trait à quelqu’un qui l’avait attaque. C’est la 2e tornada de la chanson XIV (46–9)
A N’Aziman ten, Palais, e t’enansa
et a•N Totztemps, e di lur ses duptansa
que totz aitals sui quom ieu eis m’albir
e no m’en pot nuls fatz enfadezir.
La chanson à laquelle appartient cet envoi (dont on n’a pas pénétré le sens jusqu’à présent à cause d’une mauvaise leçon : faitz au lieu de fatz) est postérieure à la mort de Barral, et date de 1193 ou bien de 1194. Elle a pour objet, sans doute, l’attaque du Moine de Montaudon. La chanson contenant cette réplique exigeait bien quelque parade adroite : elle marque, en effet, après trois chansons de revolte (XI–XIII), un retour sous le joug de l’Amour (cf. ch. XI). Folquet qui tenait à éviter tout reproche, comme le montre le début de cette chanson, sentait certainement qu’elle faisait penser à l’accusation du Moine, etil se décida à y répondre, au moins par une riposte vigoureuse à défaut d’arguments précis.
6. Folquet et Peire Vidal.— Peire Vidal fut le troubadour que Folquet rencontrait le plus souvent sur son chemin et dont les chansons croisaient continuellement les siennes. Il séjournait de préférence en Provence, comme le montrent ses chansons, il en visitait tous les châteaux, et il fut a la co ur de Barralle plus important rival de Folquet. D’autre part il fut attaché à la personne et à la cour d’Alfonse d’Aragon plus étroitement qu’aucun autre troubador. Enfin il fut lié avec Richard Cœur-de-Lion qu’il célébra à maintes reprises. En somme, la plus grande, partie de l’activité de Peire Vidal qui n’était, lui, que troubadour et qui passait réellement son temps à voyager, se déroulait ce pendant parmi les cours avec lesquelles Folquet était en relation. Aussi, verrons-nous des influences réciproques dans les chansons des deux troubadours (ch. XII) (62). En outre la célèbre chanson de Peire Vidal : Ajostar e lassar (364, 2), dans laquelle il annonce son arrivée dans le cher pays entr’ Arle e Tolo, contient un envoi (63) qui est évidemment adressé à notre troubadour :
A mon amic Folcon que la chant en buon loc per me
tramet lai ma chançon al tenen, on joi vai e ve.
C’est donc là-bas, entre Arles et Toulon, à Marseille en un mot et à la cour de Barral, que Peire Vidal demande à son ami, Folquet de Marseille, de chanter sa nouvelle poésie.
7. Une allusion de Rambaut de Vaqeiras. Rambaut fut un troubadour de la région provençale, il s’intéressait à Barral de Marseille qu’il nomma dans son tournoi bien connu (392, 14), et, naturellement, il ne pouvait ne pas avoir de relations avec Folquet de Marseille. Il nomme un « Folquet » dans sa chanson 392, 25 dont voici la strophe III et l’envoi (64) :
Folquet de Marseille est le seul troubadour remarquable de ce nom et, évidemment, le seul auquel Raimbaut, son contemporain, peut avoir fait allusion. Mais où est-ce que Folquet a parlé du « réconfort d’un pauvre hère » ? Le seul passage auquel cette allusion peut se rapporter se trouve dans la chanson de croisade en Espagne XIX, 32–3, ou Folquet invite les pauvres, non moins que les riches, à se croiser :
E ja no•i gart paubreira nuls hom pros :
Sol que comens, que Dieus es piatos.
Au prime abord on croirait que Rambaut de Vaqeiras dit qu’il se consolera en partant pour la croisade, non pas en Espagne, il est vrai, mais vers Alexandrie, c’est-à-dire en Orient, dans la Terre-Sainte. Mais il n’en est rien. Il s’agit de l’Alessandria en Italie : si cette ville a été choisie par Rambaut pour indiquer le marquisat voisin de Montferrat, c’est uniquement pour les besoins de la rime, d’ailleurs avec une altération de la vraie forme (la rime est -ina et la citation Alexandria de M. Schultz-Gora et de M. Zenker est erronée ; n’ayant pas sous la main d’ouvrages nécessaires, j’ignore s’il faut lire Cortosa ou bien, comme dans l’envoi, Cartona, ville du domaine de Montferrat). Mais quel est, dans ce cas, le sens de cette allusion à un passage de la chanson de croisade de Folquet ? Dans sa chanson fort remarquable (rimes recherchées, citations de grands amoureux Gui de Nanteuil et André de France, comparaisons frappantes et developpées), Rambaut de Vaqueiras se propose de célébrer la cour de Montferrat : c’est évident et l’envoi ainsi que le v. 5 de la strophe en question le montrent clairement. Il n’y parle point d’une dame d’une autre cour, comme l’a cru M. Schultz-Gora (qui a pris, du reste, trop au réel les motifs littéraires dont Rambaut se sert dans ses chansons, o. c. 154–5). Il est en Provence, mais il voit qu’il n’y trouve point refuge ni oubli (v. 6 où mas est « puisque »), il dit qu’il ne faut pas se tenir à l’écart de la dame à cause du bruit qu’on fait (v. 7) et se propose d’aller chercher grâce à Montferrat. Et alors, quand il s’adresse à cette cour puissante, il se rappelle de l’adage de la poésie provençale qui proclamait que « l’amour ne va pas suivant la richesse » (B. de Vent. 70, 10 etc.). C’est le seul réconfort pour un pauvre poète : il faut oser, il faut commencer. Or, dans ses oreilles résonnent encore les paroles d’une pièce récente de Folquet dans laquelle son confrère et compatriote provençal a également parlé du pauvre homme que sa pauvreté ne doit pas décourager et qui n’a qu’à commencer car Dieu l’aidera. Folquet parlait de la croisade. Mais Rambaut s’empare, spirituellement, de cette sentence pour l’appliquer à un tout autre ordre d’idées : à l’amour. « Je serai obligé de recourir au réconfort du pauvre hère, comme celui dont parle dans sa chanson sire Folquet » et reprenant l’expression même de Folquet, il dit : « Pourvu que je commence, car ce sera une injustice (un péché) si elle ne se laisse pas attendrir ». Les dates concordent parfaitement. M. O. Schultz-Gora (o. c. 155–8) a montré fort ingénieusement que le dernier séjour de Rambaut en Provence, avant son départ definitif a la cour de Boniface de Montferrat se plaçait vers les confins des années 1195–6 et c’est à ce moment, en Provence, que fut composée cette chanson (car l’hypothèse de M. Schultz-Gora qu’elle aurait été écrite en Italie est absolument inutile et formellement contredite par l’envoi) : or, c’est exactement la date à laquelle Folquet composa, après la défaite d’Alarcos (19 juillet 1195), sa chanson en question. Rambaut fit donc allusion, comme cela se faisait d’ordinaire, à une chanson qui venait d’être composée et qui était en train de parcourir les cours provençales.
8.Folquet et Bertran de Born. — Pour les relations de ces deux troubadours, si étroitement liés, comme l’atteste le pseudonyme Azimans (p. 39*), il faut encore tenir compte d’une chanson pieuse : 9, 19. Composée de cinq strophes, avec une rime refrain : mortz, cette poésie, par laquelle un troubadour abandonne le siècle, est d’attribution douteuse et porte les deux tornades que voici (65) :
Folquetz, si ses contradir Mas a sel en soi grazire
crezes so que•us auçi dir qui, per nosta mort ausire,
no m’agra fag paor mortz deignet es ser en croç mortz
Le premier envoi se rapporte, évidemment, au passage suivant de la chanson de la croisade en Espagne que Folquet composa en 1195 (XIX, 16–2) :
doncx qui vol viur’ ab morir
er don per Dieu sa vid’ e la prezen, ay ! quan mal viu qui no•n a es paven !
qu’el la donet et la rendet moren ; que•l nostre viures don em cobeitos
c’atressi deu hom morir no sap quo ; sabem qu’e s mals et aquel murir bos.

Dans le second envoi nous trouvons une reproduction de l’idée suivante, exprimée par Folquet dans la complainte de Barral (XVII, 56–9 ; cf. XIX, 61) :
Bel Senher Dieus, cui no platz anz per aucire la lor
mortz de negun pechador, sofritz vos la vostr’ en patz.
Le nom de Folquet et les rapprochements que nous venons de faire prouvent suffisamment qu’il s’agit de Folquet de Marseille.
Qui est le troubadour qui s’adresse à lui ? Les indications des manuscrits peuvent être regardées comme nulles : Aimeric de Belenoi est un troubadour qui fut actif encore après l’an 1240 et auquel on ne saurait, naturellement, attribuer une pareille chanson, composée vers 1195 ; la forme de cette pièce par le contre lui (cf. au chap. sur les attributions la chanson de croisade 9, 10 n. XXVII) ; d’ailleurs le ms. E la relègue à la fin du chansonnier d’Aimeric (cf. ibid.) ; nous sommes, évidemment, et comme le montre l’hésitation du ms. Da, en présence d’une des nombreuses chansons que les manuscrits ne savaient à qui attribuer. En revanche, certains indices nous permettent de croire que l’auteur de cette poésie pieuse ne saurait être que Bertran de Born.
a. Folquet de Marseille adressa sa chanson de croisade en Espagne (XIX), composée, comme nous l’avons dit, après le mois de juillet de 1195, à Aziman, c.-à-d. à Bertran de Born, qui ne s’était pas encore fait moine, et lui donna les conseils que voici (62–8 ; trad. p. 135) :
Belhs Azimans, Dieus vezem que•us aten
que•us volria gazanhar francamen ;
qu’onrat vos te tan que a mi sap bo ;
no•l fassatz doncx camjar son bon talen,
ans camjatz vos, que mais val per un cen
qu’om s’afranh’ ans que forsatz caia jos.
La chanson 9, 19 débute (1–5) par une reprise de cette idée de Folquet : « nous voyons que Dieu vous laisse le temps » :
Quan mi perpens ni m’albire meravil me molt e•m senh
qui soi ni de qual part venh, com Dieus volc esser sufrire
ant longuamen dels mieus tortz.
Comme un écho des paroles de Folquet : « car il vous tient si honoré que je m’en réjouis » paraissent résonner les vers 21–4 :
E doncx ricx per que si fenh? quar tant es frevols l’esfortz
es ricx ? ans n’es trop a dire lo jorn c’om passa los portz
on tug van ses contradire.
Enfin dans le premier envoi, cité ci-dessus, cette pièce rappelle, comme nous l’avons vu, le conseil de Folquet, dans sa chanson XIX, de chercher le salut dans la mort pour la foi chrétienne : « Folquet, si j’avais adhéré sans contradiction à ce que je vous ai entendu dire, la mort ne m’aurait pas fait peur ».
Il est légitime de croire que cette pièce, adressée à Folquet et se rattachant si visiblement à la chanson de celui-ci, est une réponse de celui auquel Folquet s’était adressé, c.-à-d. de Bertran de Born.
b. Un autre indice se trouve dans les vers 13–16 de la pièce 9, 19 :
Cujavam passar ab rire Fraire, per pauc loncx acortz
per nostres nesis deportz no•ns a fait trop tart assire.
Fraire(dans le quel M. Lowinsky, 181 n. 92 et 268, n’a pas reconnu un nom propre) est le senhal que Bertran de Born donna à son ami Guillem de Berguedan (cf. p. 31*), compagnon, pendant de longues années, des divertissements poétiques .
c. La pièce 9, 19 est le chant d’adieu d’un troubadour qui abandonne le siècle, comme le montrent nettement, entre autres, les vv. 30–6 (surtout 33) :
Ailas del cor ! com m’estrenh, mas ar se camja ma sortz
quan mi membron li consire en be, perque no•m n’azire ;
desleial e•l fols conortz, tals n’es ben leu escarnire
qu’ieu soi vius et el es mortz.
Bertran de Born est le seul troubadour qui se soit fait moine précisément à ce moment-là, au courant de l’année 1196, peu de temps après l’appel que Folquet lui avait adressé.
Cet ensemble de faits ne peut pas être le résultat de simples coïncidences. Nous sommes autorisés à attribuer la poésie pieuse 9, 19 à Bertran de Born.
La chanson morale (XIX) de Folquet et la poésie religieuse (9, 19) de Bertran de Born nous revèlent un des moments les plus interessants de l’histoire des troubadours. Ces ont leurs derniers chants et les deux amis, unis de puis longtemps, se les adressent réciproquement, au moment où ils sont, tous les deux, près d’abandoner le siècle pour se faire moines dans deux abbayes-sœurs de l’ordre cistercien. Folquet parle à son « Aziman » d’un ton bien différent de l’insouciance sereine des autres envois : il l’engage à s’incliner devant Dieu. A-t-il appris quelque chose des projets de son ami et protecteur, ou bien est-ce que la décision de modifier sa propre vie a déjà germé dans son esprit ? Bertran de Born relève l’appel de Folquet et répond par une chanson d’allure religieuse et que l’on pourrait comparer à celle que composa le plus ancien des troubadours, le duc Guillaume de Poitiers et d’Aquitaine, après avoir été longtemps cuendes e gais, quand il se sentit apropchatz de la fi (183, 10, éd. Jeanroy XI, An. du Midi 1900 p. 211). Bertran y dit ses adieux à la poésie et à ses confrères et fait connaître sa décision d’abandonner le siècle.
9. Folquet et Fons de Chapdueil. — Nous avons vu que ces deux troubadours s’étaient appelés, des 1190–1, par le senhal réciproque Plus-Leial (p. 38*). Il y a dans le chansonnier de Pons de Chapdueil une chanson (375, 19), qui a été mal publiée jusqu’à présent, et qui parle, elle aussi, dans la deuxième tornada, non pas de la dame Audiart bien connue des chansons de Pons, mais bien de Plus-Leial :
D’En Plus-Leial, ves on q’el sia, e prec Deu qe mal los estre,
pert sa coindans’ e sa paria totz cels q’an loignat mi ni se (66).
Cet envoi exprime, croyons-nous, les sentiments de Pons de Chapdueil à la nouvelle que son ami, Folquet, s’enferma dans un monastère. Il parle de lui, mais il ne s’adresse plus à lui, car Folquet n’est plus du siècle. D’autre part, par ces paroles : « ou qu’il soit », Pons marque bien qu’il ne parle pas d’un ami défunt. Et comme le brave un châtelain auvergnat n’a jamais été ami de l’Eglise, ayant eu pendant toute sa vie maille à partir avec le clergé, il parle sans respect de ceux qui l’ont sépare de son Plus-Leial.
10. Une allusion d’Aüneric de Peguillan. — Aimeric de Peguillan composa une chanson (10, 40) contre ceux qui disent mal de l’amour. Dans cette chanson, après un préambule (str. I–II), dans lequel le poète assure que ni le blâme ni l’approbation d’un homme qui dit mal de l’amour ne sauraient avoir aucune portée, on lit dans la IIIe strophe (A 396, c 79, Q c. 14 Archiv XXXV, 388 U, MG. 1207 E 1208 C) :
E selh que ditz aital
qu’el avia crezensa
que selh qui mal comensa
fenis be, mes error
e parlet contra se ;
doncx enaissi•s cove
de bon comensamen
aver mal fenimen ?
en lui par ver, qu’al comensar cantan
dis ben d’amor et al fenir mal gran.
Aimeric parle, on le voit, d’un troubadour dont la carrière était close. Il s’agit, évidemment, de Folquet de Marseille. Aimeric (qui connaissait bien les chansons de Folquetet leur empruntait plus d’un motif, cf. chap. XII) fait allusion aux vers suivants de la chanson XIII dans lesquels Folquet parle de l’espoir qu’il avait en amour (cf. p. 62 table des variantes : quelques mss. portent crezensa pour plivensa)
Mas ieu avia plivensa
tant quant amiei follamen
en aisso qu’om vai dizen :
be fenis qui mal comensa.
D’autre part, c’est bien Folquet qui est le troubadour qui, en invoquant cet adage, « a parlé contre lui-même » car c’est lui qui, tout contrairement, « en commengant à chanter disait bien de l’amour et à la fin grand mal » (c’est ainsi qu’Americ tourne la question) ; on sait (voy. chap. XI et XII) que le chansonnier de Folquet se divise nettement en deux parties d’après deux manières successives : chansons qui célèbrent l’amour (I–IX) et chansons qui blâment l’amour (X–XIII).
Cette chanson d’Aimeric se place vers 1220, à en juger d’après une autre (10, 52) dont le sujet est le même et qui nomme Frédéric II déjà empereur (1220). C’est dire que les chansons de Folquet étaient à cette époque encore bien en vogue, alors qu’il occupait, lui-même, depuis longtemps le siège épiscopal de Toulouse. Or, trait à noter : Aimeric de Peguillan était originaire de Toulouse, de cette bourgeoisie toulousaine qui n’aimait pas beaucoup l’évêque Folquet.

X.
LE RÔLE DES DAMES ET DE L’AMOUR DANS LA VIE ET DANS LES POÉSIES DE FOLQUET.
Il existe un roman d’amour de Folquet de Marseille. Ses biographes à partir du XIIIe siècle jusqu’à nos jours, y ayant vu la matière capitale de leur tâche, ont voue le meilleur de leurs efforts à la reconstitution de l’histoire amoureuse du troubadour. Aussi, sommes-nous fortement éclairés aujourd’hui surces aventures touchantes et aucune des étapes de leur développement ne nous échappe-t-elle.

L’ancienne vida provençale a jeté, avec un laconisme charmant, la première ébauche de cette histoire : « Et il aima la femme de son seigneur, sire Barral ; et il la priait et faisait d’elle ses chansons ; mais, pour prières ni pour chansons, il ne put trouver cette grâce qu’elle lui fit quelque bien suivant le droit d’amour ; c’est pourquoi il se plaint toujours de l’Amour dans ses chansons ; et il pour arriva que la dame mourut . . . ; donc, le chagrin qu’il eut de la mort de la dame et des princes, il abandonna le siècle ». Avec plus d’effusion, deux razos de l’ancienne biographie nous racontent un seul épisode de ce long roman : comment et grâce à quelles intrigues, congédié par sa dame Azalaïs femme de Barral, Folquet arriva à Montpellier et comment, console par l’impératrice Eudoxie, femme de Guillaume de Montpellier, il composa sa chanson Tant mou et ensuite, s’étant épris de cette dame, pleura son depart dans la chanson Us volers.
Les critiques modernes se sont appliqués à rendre ce récit plus vivant, en y ajoutant des détails nouveaux. Le poète, ne nous a-t-il pas laissé, dans ses chansons, des mémoires precieux écrits, pour ainsi dire, au jour le jour ? Il n’y a qu’a savoir les lire, pour saisir sur le vif les péripéties de son amour. Là où, malgré tout, il y aurait encore des lacunes, une conjecture heureuse, dirigée simplement par les lois de la logique stricte, permettra de les combler. C’est ainsi que le récit de l’ancienne biographie prit de l’ampleur, tout en demeurant le canon des informations sur l’histoire amoureuse de Folquet, car c’est bien ce texte ancien qui fut pour tous les critiques le point de départ sur et inattaquable (67).
S’il y a donc quelque chose d’absolument certain et reconnu par tout le monde, c’est ce fait que Folquet aima Azalaïs et que ses chansons amoureuses furent l’expression de cet amour. Certes, on a decouvert que, avant Azalaïs, il avait aimé une autre dame (Diez l. c., Pratsch 21), puisqu’il déclare expressément et à maintes reprises (dans des passages tels que II 42–4, V 33–5, VI 25–7) avoir abandonné une première dame pour celle qu’il célèbre. Mais l’objet de son grand amour c’est la vicomtesse de Marseille. On serait porté à admirer la discrétion du troubadour qui ne la nomme jamais et ne la laisse connaître par la moindre allusion, si la chose n’était par trop naturelle : « une mention expresse de la dame aurait été une véritable vulgarité » (Zingarelli 43). Un critique (Pratsch 21–32) a consacré la plus grande partie de son travail à classer chronologiquement les sentiments du poète, un autre (Zingarelli 41) regrette qu’il soit « si difficile de pénétrer dans certaines expressions qui contiennent parfois des allusions autrement importantes » et que « l’élasticite des relations amoureuses s’oppose à établir une pareille chronologie bien ordonnée ». Il n’a pas été, non plus impossible de jeter toute la lumière sur l’incident avec la dame Laura qui a amené la rupture d’Azalaïs avec Folquet. La razo ne parle que d’une amitié de Folquet pour les dames Laura et Mabilia. C’est pourquoi Diez (198) et Pratsch (33) défendent notre troubadour et ne croient pas qu’il ait franchi avec la dame Laura, pour laquelle il n’avait eu que des sentiments amicaux, les limites que la fidélité à l’egard d’Azalaïs lui imposait, tout en accordant à cette dernière des raisons sérieuses de s’inquiéter de la conduite de son troubadour, et M. Anglade (168–9) adhère à cette opinion, car il ne reproche à Folquet qu’une « imprudence ». Mais M. Zingarelli, ayant à répondre à la question de savoir si Folquet aima réellement Laura, et n’oubliant pas le vieux principe qu’il n’y a pas de fumée sans feu, conclut que « la chose est bien probable, puisque Azalaïs s’en assura par tant de témoignages et qu’elle lui donna si résolument congé » (43). En tout cas, tous les critiques sont d’accord sur ce point que, si Folquet dut quitter Marseille, c’est que la vicomtesse « a exigé son départ » (Anglade 169). Quant à Eudoxie de Montpellier, auprès de laquelle il se refugia, Diez (198–9) et Pratsch (34) ne croient qu’a des « relations purement amicales », tandis que M. Zingarelli (46), qui a déjà eu a sa disposition la razo II, affirme nettement qu’arrivant à Montpellier, Folquet « ne tarda pas à nouer une relation amoureuse avec Eudoxie », car « ce nouvel amour de Folquet nous est attesté par sa biographie et par ses poésies ». Enfin, bien que la biographie provençale soit muette sur les destinées de Folquet après la répudiation d’Eudoxie — (et il faut remarquer que notre troubadour n’a point échappé au soupçon d’avoir été coupable de ce scandale, cf. p. 155 note 1) — on s’accorde à le retrouver à Marseille, auprès d’Azalaïs, puisque certaines chansons amoureuses sont postérieures à cette date et que la lecture en a laissé à Pratsch (35) l’impression que « Adélaide semblait être devenue encore plus réservée qu’auparavant à l’égard du troubadour », mais « il n’y vivait pas en disgrâce de sa bonne Adélaide » (Zingarelli 47). Ainsi dura et se développa ce long amour. Outre que long, il fut extrêmement passionné, de façon que les biographes modernes ne trouvent pas de termes assez forts pour en dépeindre l’intensité : Pratsch parle de la « passion sauvage (wilde Leidenschaftlichkeit) de l’amour de Folquet » (25) et en fait retomber le feu tout entier sur Azalaïs, la seule que, selon lui, Folquet ait aimée (26) ; M. Zingarelli y constate de même « proprio quel’folle amore’ che piove dall’astro di Venere » (48), surtout d’après un passage dans lequel il remarqua l’aveu de satiété (XI, 31–8 et cf. pour les sens 227), ainsi que d’après la tenson avec Totztemps, où Folquet ne se montra même pas décourage par la compagnie des autres, et comme, pour M. Zingarelli, « il est certain que Folquet aima beaucoup de dames » (40), notamment Azalaïs, Laura, Eudoxia, comme nous l’avons vu, et en outre Ponsa de la chanson XIV qui apparaît à M. Zingarelli comme « une amante de Folquet » (42 n. 55), on ne saurait être étonné de la nature passionnée de ses sentiments : « en réalité, ses amours sont trop fréquentes pour pouvoir être d’une autre nature » (49).
Toute cette histoire de l’amour et des amours de Folquet est une pure fable sans aucun fondement historique et contraire à tout sens réaliste des choses.
Cette histoire n’existerait pas sans les informations de l’ancienne biographie provençale. Or, il est démontré ailleurs (cf. pp. 140–8) que tout ce qui concerne l’amour dans la vie de Fol- quet est dans cette biographie dépourvu d’authenticité et de toute valeur historique. Les anciens commentateurs n’ont eu d’autre source où puiser que les chansons de Folquet et le reste provient de leurs conjectures naïves et, d’ailleurs, compromises par des inexactitudes historiques. La vicomtesse Azalaïs y a été introduite simplement parce qu’elle paraissait la plus indiquée pour être la dame d’un poète lié avec la cour vicomtale, de même que p. ex. la vicomtesse de Ventadorn et ensuite la reine d’Angleterre dans la vie légendaire de Bernart de Ventadorn (cf. pour ce troubadour l’excellente démonstration de M. Zingarelli dans les Studj Medievali I, 309 ss.). Le rôle des autres dames a été naïvement déduit des motifs, purement littéraires, d’une chanson et leurs identifications ont été tant bien que mal operées d’après ce seul principe qu’il fallait les chercher autour de la cour vicomtale.
Le récit de l’ancienne biographie s’accrédita rapidement de façon qu’Azalaïs et Folquet figurent déjà parmi les plus illustres modèles d’amants dans une scène qui se serait passée, d’après une razo, entre Raimbaut de Vaqeiras et Béatrix de Montferrat et qu’on a eu le tort de regarder comme très probable (Zingarelli 49–50), car elle n’est, elle-même, qu’une fable, brodée sur la chanson 392, 2 de Raimbaut (dans laquelle le motif de conseill, point de départ de la razo, apparaît en rime-refrain). Et bien que le nom d’Azalaïs ait paru à jamais lié à celui de Folquet, bien que les scènes auxquelles auraient été mêlées les dames Laura, Mabilia, Eudoxia, soient bien pittoresques, il faut se résigner à les voir disparaître sans laisser la moindre trace de la biographie de Folquet. Pour en dédommager notre troubadour, nous examinerons d’un œil non moins critique le roman de Peire Vidal avec la même Azalaïs qui, d’après la mention expresse d’une razo, est sa célèbre Na Vierna : cette information, que tous les provençalistes ont toujours acceptée comme une des vérités les plus sûrement acquises, est encore une pure invention, au surplus fort maladroite, car il suffit de lire avec quelque attention les chansons de Peire Vidal pour s’apercevoir de l’impossibilité de cette identification (68).
Il ne nous reste donc pour reconstituer l’histoire amoureuse de Folquet absolument rien : aucun nom, aucun fait, ceux de l’ancienne biographie étant de pures inventions. Au surplus, il faut détruire toute la charpente dont les critiquesbont soutenu cette histoire. La chronologie des chansons de Folquet est, en effet, tout autre qu’ils ne l’ont supposé (cf. pp. 68* ss.) : pour la période la plus florissante, dans leur système, de l’amour de Folquet et d’Azalaïs, avant l’incident de la dame Laura et le départ pour Montpellier, c.-à-d. avant la chanson III (vers 1185–6), nous n’avons que deux chansons (I et II), et non pas douze (cf. p. 70* n. 1) et encore ces deux chansons sont-elles adressées ailleurs qu’à la cour de Marseille.
Ce qui reste ce sont les chansons. L’histoire amoureuse de Folquet se trouve donc ramenée à son point de départ même. Ayant à notre disposition le même instrument que l’ancien commentateur, nous pourrions rcommencer son œuvre : chercher à qui rattacher les différents situations auxquelles il est fait allusion dans les chansons de Folquet. Mais pour cela il faudrait partager les opinions romanesques que l’on avait eu au XIIIe siècle sur les troubadours et qui ont la vie assez dure. Au lieu de nous apparaître comme des confessions très personnelles, ces chansons amoureuses ne sont pour nous que des réflexions laborieuses sur l’amour, des inventions des différentes situations auxquelles l’amour peut donner lieu, des tissus de motifs littéraires et de lieux communs, n’ayant aucun rapport avec la realité. Ce n’est pas à des expressions d’amour que nous avons affaire, c’est à des observations sur l’amour. Et non seulement pour Folquet, qui parle dans ses chansons beaucoup moins des dames que de l’amour abstraitement, mais pour tous les troubadours, il est rare que leurs chansons amoureuses soient animées d’un vrai sentiment. Et ce qui est plus rare encore, c’est qu’il y soit fait allusion à des faits réels, et à des situations vécues. Dans un aperçu lumineux de la poésie des troubadours, tout en accordant à l’amour un rôle qui me paraît encore un peu exagéré, M. Jeanroy fait cependant cette restriction excellente et sur laquelle on ne saurait trop insister : « Pourtant la situation dépeinte dans les chansons devait être, tout compte fait, extrêmement rare » (Rev. d. Deux Mondes, 1 févr. 1903 p. 675). Ainsi p. ex. quant Bernart de Ventadorn, lui-même, dit à la dame de sa chanson : Mas si•l gilos vos bat defor Gardatz que no vos bata•l cor, Si•us fai enoi, vos a lui atretal, E ja per vos no gazaign ben per mal (70, 41) il ne faut pas prendre cette situation au réel (comme ce font encore M. Jeanroy o. c. 666 et M. Zingarelli St. Med. I, 349) mais y voir simplement le vieux motif des chansons des « mal-mariées » et des plaintes contre le « jaloux ».
Car enfin, ne faut-il pas accorder, dans notre conception de la vie au moyen-âge, quelque place au simple bon sens ? Comment s’imagine-t-on un troubadour de condition bourgeoise, marchand à Marseille, homme marié et père de famille, qui, à la cour vicomtale de sa ville, de vient amoureux de la femme du vicomte, se mêle à des intrigues amoureuses, sème la discorde entre trois dames de la haute société féodale, provoque la jalousie de la vicomtesse, puis, à cause de cette disgrâce, abandonne sa ville, sa famille, ses affaires et se rend à la cour de Montpellier, où il noue des relations nouvelles avec la maîtresse de cette cour, princesse impériale de naissance, en contribuant peut-être à provoquer un scandale et la répudiation de cette dame, pour revenir en fin à la vicomtesse, toujours en amoureux. De quel œil les maris de ces dames d’une part et l’épouse du troubadour d’autre part, observent-ils la naissance et le développement de sentiments qui entraînent des troubles si sérieux ? En aucun temps et dans aucunes circonstances de pareilles coutumes ne peuvent être regardées comme régulières ou probables. « Il se peut — a dit la dis M. Paul Meyer (Romania V, 264) — qu’un certain relâchement dans les mœurs ait accompagné cet essor du luxe et de la poésie », mais il a ajouté aussitôt : « On se contenta de n’être pas austère ». Nous nous garderons bien de chercher ce relâchement des mœurs dans les dessous de chansons amoureuses et d’établir des rapports directs et réels entre les poétes et les dames qu’ils paraissent chanter. Certes, les amours furent a cette époque non moins possibles et peut-être non moins nombreu ses qu’à n’importe quelle autre. Mais les amours sont une chose et la poésie en est une autre. « En général — dit M. Zingarelli (F. de M. 40) — les rapports entre les poètes et les dames à cet âge sont d’amour ou bien touchent au moins à un culte amoureux ». Cette définition nous paraît être le contraire même de la vérité. En général, dirons-nous, il n’y a aucun rapport entre les poètes et les dames. Tout simplement, parce que les dames des chansons sont, en règle générale, de purs fantômes imaginaires. Les cas où un troubadour s’inspire pour faire ses chansons d’une dame qu’il aime, car cela pouvait bien arriver, sont exceptionnels, et nous sommes condamnés à ne jamais les reconnaître d’après les chansons elles-mêmes, d’autant plus que les traits dits sincères et les traits réalistes ayant toujours été un puissant moyen artistique, on les trouvera, plus ou moins réussis, dans toutes les chansons. Pour qu’une chanson amoureuse fût goûtée dans un milieu, il n’importa it point qu’elle eut pour objet une dame de l’assistance : il suffisait que les assistants, hommes et femmes, y trouvassent des accents et des idées à leur goût. C’est pourquoi ces chansons, loin d’être attachées à une cour, les parcouraient toutes. Si Folquet chanta à la cour de Barral de Marseille ou bien de Guillaume de Montpellier, ceci n’indique point qu’il aima leurs femmes : ce ci prouve au contraire, pourrait-on dire, qu’il n’y eut rien entre lui et ces dames. Autrement, ces chansons n’auraient pas été tolérées, à moins qu’on ne veuille prétendre que le bon sens n’ait pas de portée pour l’époque des troubadours. Ce bon sens exige que les chansons de Folquet se soient produites et répandues sans froisser le seigneur Barral et sans inquiéter la brave bourgeoise qui fut l’épouse du troubadour. Autrement, nous n’aurions pas ces centaines de poètes et ces milliers de chansons.

XI.
CHRONOLOGIE DES CHANSONS DE FOLQUET.
Pour établir l’ordre chronologique des chansons amoureuses de Folquet (I–XIV), nous nous servirons de plusieurs indices, de force probante inégale, mais qui constituent tous ensemble un instrument d’orientation assez sûr. — 1. Dans quatre chansons (I, IV, X, XIV) il y a des allusions historiques qui les datent ; c’est le seul argument catégorique de tous ceux que nous aurons à invoquer ; ces chansons à datations absolues, servent des points d’appui à d’autres datations relatives. — 2. Le chansonnier amoureux de Folquet se divise en deux manières nettement marquées. Les chansons de la première manière (I–IX) contiennent le motif de l’espoir dans l’amour. Dans la seconde manière (X–XIV), où ce motif disparaît, les chansons sont dirigées contre l’amour. Ce trait ne suffirait pas, en général, pour un classement chronologique des chansons, car maints troubadours se prononcent pêle-mêle pour ou contre l’amour. Mais dans les poésies de Folquet il s’agit, comme on va le voir, d’un changement voulu et systématiquement execute (cf. 60*) que le poète annonce dans la chanson X, qu’il développe avec une netteté absolue dans les chansons XI–XIII, et qu’il confirme par une nouvelle allusion dans la chanson XIV. — 3. Les chansons I–V sont adressées à différentes cours voisines de Marseille (Aix, Nîmes, Montpellier) ; les chansons VI–XIII ne sont dirigées vers aucune cour et les dates que nous leur attribuons correspondent à celles du règne de Barral seul à la cour de Marseille (1188–1192) ; la chanson XIV, postérieure à la mort de Barral est adressée à la cour où séjournait la dame Ponsa nommée dans l’envoi. — 4. Les pseudonymes Azimans et Totztemps apparaissent avec une régularité ininterrompue à partir de la chanson VIII jusqu’à la chanson XIV. — 5. La tornade prend à partir de la chanson VII l’allure de petits propos sur l’amour et sur la poésie, pour la garder jusqu’à la dernière chanson XIV. — 6. Au point de vue de la forme, on pourrait remarquer que le mélange de vers de différente longueur que l’on voit dans les chansons I–V, sauf la pièce II, disparaît plus tard dans les chansons VI–XIV. Nous aurons à signaler un trait de la structure strophique pour le groupe III–V, d’autres pour IX–X et pour XI–XII. — 7. Certaines chansons se rattachent les unes aux autres par des motifs littéraires. C’est encore un indice faible et sur lequel on ne saurait, en général, rien fonder. Mais parfois il s’agit de motifs que le poète n’abandonnera plus et qui deviennent une véritable manière : ainsi p. ex. la personnification de l’Amour apparaît pour la première fois nettement (cf. I 11, II 10, V 11) dans la chanson VIII (rime-refrain) pour ne plus disparaître jusqu’à la dernière chanson XIV (cf. au glossaire). Dans d’autres cas il s’agit de motifs que le poète développe dans une série de chansons (p. ex. VIII–X, X–XIII) ou bien d’idées qui, après avoir été utilisées dans une chanson, lui semblent assez heureuses pour être reprises ou perfectionnées dans une chanson prochaine (cf. plus bas plusieurs exemples). — Tous ces elements réunis constituent, par leur concordance, une base assez solide pour qu’on puisse tenter de classer chronologiquement, à quelques difficultés pres, les chansons de Folquet (69)
I. Il résulte d’une allusion historique que cette chanson est de 1179 et d’une autre qu’elle est certainement antérieure au mois d’avril de 1181 (cf. p. 11*).
II. La date de cette chanson est incertaine. Elle ne saurait, en tout cas, être postérieure à 1187 (cf. p. 12*) et vu que la série III–V a dû commencer vers 1185–6, on peut renfermer la date de celle-ci entre 1180 et 1185. Le motif assez frappant de la chanson I : pert mi e vos (40) paraît être repris et développe dans celle-ci : E vos cug perdr’ e mi no puesc aver E•us cug nozer et a mi sui nozens (35–6) ; de même la plainte contre les yeux du début de la chanson I : Mei huelh galiador (2) revient ici : Per qu’ie•n vuelh mal als huels ab que•us remire (26 ss.) ; enfin l’idée que la tristesse du poète ne fait que le rendre moins capable de louer sa dame se lit dans les deux chansons : Restauratz en valor Mi e vostra lauzor Qu’amdui n’em afreulit (I 32–4) et d’autre part : Quar lo mieus dans vostres er eissamen (II 32).
III, IV, V. Ces trois chansons marquent les relations de Folquet avec la cour de Montpellier : la première est de 1185–6 environ, la seconde de 1186–7 et en tout cas antérieure au printemps de 1187, la troisième est postérieure à cette date (cf. p. 14*). Elles ne paraissent pas avoir été sensiblement éloignées l’une de l’autre ni séparées par aucune des chansons conservées. Elles ont une structure qui les distingue nettement dans le chansonnier de Folquet, car elles sont seules à avoir des vers courts, deux dans chaque strophe. Le motif de la chanson III : ins e•l cor remir sa faisso (41) et ins e•l cor la remir (51) revient, comme quelque chose de connu, dans la chanson V : Per qu’es vertatz et sembla be Qu’ins e•l cor port, dona, vostra faisso (8–9). Un détail d’infime importance mais assez caractéristique : l’idée de l’engienh du poète, mot qui n’est pas précisément fréquent, se retrouve dans ces trois chansons seules (voy. au glossaire).

VI. Cette chanson n’offre aucun point d’appui pour la datation. Toutefois elle appartient à la première manière. D’autre part, elle paraît être antérieure aux chansons qui nomment Aziman et Totztemps à la fois : il est vrai qu’aucun envoi de cette chanson ne nous est parvenu (cf. p. 222) mas il est à croire qu’un envoi portant ces noms caractéristiques ne se serait pas égaré. On peut rapprocher un motif de la chanson V : E•l fuex, qui•l mou, sai que creis a bando (49–50) d’un autre dans celle-ci : Qu’eu sai que•l fuocs s’abrasa per cobrir (22). Si la place de cette chanson est bien telle que nous le supposons elle serait de 1188 environ.
VII. C’est par cette chanson que s’ouvre la série des envois dont nous avons plus haut déterminé le trait caractéristique (p. 69* n° 5), mais elle est antérieure aux chansons nommant les deux amis du troubadour. Quelques idées des chansons suivantes s’y trouvent en germe. Le troubadour y dit pour la première fois : « je n’ai plus de joie d’amour et je n’en espére pas de ce côté » (12), pour révoquer ces paroles dans les vers qui suivent où il dit « la vérité » (15), et pour retomber en tristesse vers la fin (str. V), ce qui explique la comparaison à un lai (cf. p. 223) ainsi que la première tornade où il déclare que c’est bien son désespoir, et non pas l’espoir, qui est la vérité. Par la personnification de la Merce (str. IV) cette chanson constitue le prélude du petit cycle des trois chansons suivantes, sans jouer encore sur le contraste avec Amor personnifié. Elle se placerait, s’il en est ainsi, vers 1188.

VIII. Azimans et Totztemps y apparaissent ensemble pour la première fois. Par les paroles : « L’Amour m’a volé à moi-même, maintenant que j’étais arraché à ses douleurs » (52–3) le troubadour paraît rappeler sa chanson précédente, où il a déclare, après tant d’hésitations, de ne plus rien espérer de l’Amour. Les personnifications d’Amor et de Merce reviennent en rimes- refrains, ce qui a dû rendre cette chanson assez frappante et l’a fait remarquer. C’est pourquoi le troubadour n’abandonnera pas facilement les idées sur lesquelles elle roule. La date approximative est 1189

 

 

 

 

 

 

 

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