PRINCES ET TROUBADOURS DE LA MAISON
ROYALE DE BARCELONE - ARAGON
AVANT-PROPOS. — Il n'est sans doute pas une autre dynastie dont les membres aient témoigné plus de goût pour l'art des vers que les princes de la Maison d'Aragon-Barcelone. Cet intérêt ne s'est pas seulement manifesté par le mécénat : du XIIe au XIVe siècle, on peut, en effet, recueillir des témoignages réels de leur talent. Il est vraisemblable d'ailleurs qu'une partie seulement de leurs essais poétiques est parvenue jusqu'à nous. Il n'est pas rationnel, croyons-nous, de voir, par exemple, dans la canso d'Alphonse II, si parfaite du point de vue technique, la seule manifestation de l'aptitude de ce monarque à « trouver » en langue provençale. Ce poème est sans doute l'aboutissement d'une série de tentatives similaires. On peut en dire tout autant de l'œuvre mélancolique et charmante attribuée à Constance de Majorque. Les déclarations des chroniqueurs attestent, en outre, que d'autres princes, dont il ne reste rien, ont aussi cultivé la poésie : Jean Ier « le Chasseur », ou son grand-oncle Pierre, comte de Ribagorça, pour ne citer qu'eux. Il n'est donc pas trop aventureux de conjecturer que les pièces conservées par les manuscrits ne représentent qu'une partie du bagage poétique des descendants de Jofre ou Guifre el Pilós, comte de Barcelone dans la deuxième moitié du IXe siècle. Cependant, et malgré les injures du temps, les témoignages du talent des princes de la Maison d'Aragon-Barcelone sont relativement nombreux : ils attestent qu'entre 1162 (accession au trône d'Alphonse «le Chaste») et 1410 (mort de Martin Ier « l'Humain ») sept princes — ou princesses — ont versifié en langue d'oc. Nous savons d'autre part que quatre membres au moins de cette famille ont aussi écrit des poèmes, aujourd'hui perdus. C'est donc un total assuré de onze troubadours que la dynastie de Barcelone a fourni en deux siècles et demi (1).
Il nous a semblé que la réunion de leurs ouvrages pouvait présenter quelque intérêt.
Nous employons volontairement, dans le titre de ce recueil, le mot de « troubadour » qui, linguistiquement, offre un sens précis (2) : il désigne, on le sait, les poètes médiévaux qui se sont exprimés en langue d'oc. Or, c'est bien le cas pour nos princes catalans. Certes, les pièces les moins anciennes ne sont pas entièrement exemptes de « catalanismes », peut-être souvent imputables, d'ailleurs, aux copistes. Il n'en reste, pas moins évident que nos troubadours royaux — comme aussi, il est vrai, les autres poètes catalans jusqu'au XVe siècle — ont vu dans la Koinè des occitans le moyen normal d'expression poétique (3). Ce goût pour la langue-sœur d'outre Pyrénées confirme les tendances qui, depuis Ramon Borrell (mort en 1018), poussaient vers le Nord les comtes de Barcelone (4). On sait comment la bataille de Muret (1213), où Pierre II trouva la mort, mit tragiquement un point final à leurs tentatives d'expansion en France méridionale. Toutefois, la ruine de leurs ambitions politiques n'entraîna pas immédiatement une désaffection des Comtes-Rois à l'égard de la langue d'oc, à laquelle, jusqu'à son extinction, la Maison de Barcelone-Aragon restera fidèle.
Après la mort de Martin Ier et le compromis de Caspe, l'accession au trône d'Aragon du castillan Ferdinand Ier (1412) va favoriser le triomphe de goûts nouveaux. Déjà, dans l'entourage d'Alphonse le Magnanime, plusieurs poètes de cour s'expriment en castillan (5). Cette orientation linguistique se confirmera promptement : elle est attestée par le témoignage d'un conteur en langue d'oïl, Antoine de la Sale, qui, vers 1450, fait parler un personnage de la cour d'Aragon « en son langaige castellan » (6).
AVERTISSEMENT. — I) Les historiens espagnols, suivant qu'ils considèrent le comté de Barcelone ou le royaume d'Aragon, attribuent aux princes prénommés Alphonse, Jacques ou Pierre (7) des adjectifs numéraux différents. C'est ainsi qu'Alphonse « le Chaste » est désigné comme Alphonse Ier (de Barcelone) ou II (d'Aragon). Pour uniformiser et simplifier, nous attribuons aux princes ayant régné sur les Etats d'Aragon-Barcelone le rang qu'ils occupent dans la succession des monarques d'Aragon (8). Quant au royaume de Majorque, nous estimons qu'il n'a réellement constitué un état indépendant qu'avec le règne de Jacques Ier, fils du Conquérant. Cette numérotation, adoptée par A. Pagès (9), nous paraît logique, puisque, sous le sceptre de Jacques le Conquérant, l'île n'était qu'un domaine de la couronne. La même observation est valable pour le comté de Provence.
II) D'une façon générale, et sauf indication contraire, les textes sont imprimés d'après les manuscrits, dont nous respectons la graphie, en distinguant toutefois « i » de « j » et « u » de « v ». Nous avons collationné ceux de Paris ; pour les autres, nous avons utilisé soit des photocopies soit exceptionnellement des transcriptions diplomatiques. Nous avons arbitrairement choisi parmi les variantes celles qui affectent le sens, en négligeant systématiquement celles qui ne font ressortir que des divergences graphiques ; nous ne nous flattons pas d'ailleurs de n'avoir jamais commis, dans ce domaine, des inconséquences.
III) Les notices qui précèdent les poésies ne s'attachent, en principe, qu'à l'examen sommaire de l'œuvre littéraire de chaque prince ou monarque. Nous en avons exclu les données purement biographiques, en nous limitant à indiquer les dates de début et de fin de règne (10).
Notes:
(1). Alphonse II d'Aragon ; Pierre III ; Raimond Bérenger IV de Provence ; Jacques II d'Aragon ; Frédéric III de Sicile ; Pierre IV d'Aragon ; Constance de Majorque. Les quatre princes dont il ne reste rien sont : Pierre de Ribagorça, frère d'Alphonse IV ; Jean Ier « le Chasseur » ; Jacques (III) de Majorque ; Martin Ier « l'Humain » (Voir : A. Pagès, La Poésie française en Catalogne... Toulouse-Paris, 1936, p. 3-44 ; et du même, La « Vesio » de Bernat de So..., Toulouse-Paris, 1945, p. 130-31, notes). En ce qui concerne le « Bort d'Arago », que P. Meyer (Les Derniers Troubadours de la Provence, Paris, 1871, p. 75) suppose avoir été un fils naturel de Jacques le Conquérant, nous avouons notre scepticisme. Il est pour le moins curieux que son interlocuteur l'interpelle sans façon par le seul mot de « Bort ». En l'absence de toute précision sur son identité, nous nous abstenons de comprendre ce « Bort » dans notre liste. (↑)
(2). Ce critère nous fait exclure Pierre II, qui « tensonna » en français. (↑)
(3). Voir : Martín de Riquer : La lengua de los poetas catalanes medievales, VIIème Congrès International de Linguistique romane, II, Actes et Mémoires, Barcelone, 1955, p. 171-79. (↑)
(4). Ramon Borrell avait épousé Ermesende, fille de Roger le Vieux de Carcassonne, désignée dans un document par l'adjectif venustissima (F. Soldevila, Història de Catalunya..., tome I, p. 83). (↑)
(5). Voir : El Cancionero de Palacio, éd. F. Vendrell de Millás, Barcelona, 1945. (↑)
(6). Ed. Guichard, Paris, 1843, p. 115. Toutefois Antoine de la Sale commet évidemment un anachronisme, car, du vivant de Jehan de Saintré (XIVe siècle), les langues officielles à la cour de Barcelone étaient le catalan et l’aragonais. (↑)
(7). Après avoir hésité, nous adoptons, pour désigner les Comtes-Rois, suivant l'exemple d'A. Pagès, les formes françaises de leurs prénoms, lorsqu'elles existent. Il était, en effet, difficile, et, de toute façon, arbitraire, de choisir entre les graphies catalanes ou provençales, parfois différentes dans l'usage médiéval et dans l'usage moderne, et qui ne sont pas, d'ailleurs, toujours uniformes dans les manuscrits. (↑)
(8). Cette décision arbitraire ne préjuge en rien évidemment de l'importance du titre de « Comte de Barcelone » par rapport à celui de « Roi d'Aragon » (Voir à ce sujet : J. Calmette, La question des Pyrénées et la Marche d'Espagne au Moyen Age, Paris, 1947, p. 36). (↑)
(9). Chronique catalane de Pierre IV d'Aragon III de Catalogne…, Toulouse-Paris, 1942, p. II, note 3, et p. 417, note à la page 106. (↑)
(10). Nous renvoyons une fois pour toutes au bel ouvrage de F. Soldevila, Història de Catalunya, I, Barcelona, 1934. Certains travaux postérieurs de ce même érudit et de quelques autres ont été consacrés aux comtes de Barcelone et aux comtes-rois (Biografies catalanes, sèrie històrica, Editorial Teide, Barcelona, vol. I à VII). (↑) |