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Mouzat, Jean. Le Troubadour Arnaut de Tintinhac: édition critique des poèmes précedée d'une introduction . S.L.: S. N., ca. 1957.

TABLE DES MATIÈRES :

 

INTRODUCTION À ARNAUT DE TINTINHAC, TROUBADOUR LIMOUSIN

Les manuscrits et le nom du poète

Attribution des poèmes d’Arnaut de Tintinhac

Epoque et origine d’Arnaut de Tintinhac

NOTE FINALE

ERRATA

NOTES

 

 

LE TROUBADOUR

ARNAUT DE TINTINHAC

 

« Cel de Tintinhac »

 

Introduction

à ARNAUT DE TINTINHAC

troubadour limousin

 

Etudier et éditer l’œuvre pourtant assez mince d'Arnaut de Tintinhac est une entreprise qui présente plus de difficulté qu'il n'y paraît au premier abord. Tous ses poèmes ont été attribués sans raison valable à d'autres troubadours par divers manuscrits, bien que deux d'entre eux aient été clairement signés par leur auteur. Le nom même de notre poète a été altéré de plusieurs manières à une époque ancienne. Nous ne savons de sa personne et de sa vie que ce que nous pouvons en discerner dans ses vers. Ceux-ci, sans être particulièrement obscurs, sont d'un style suffisamment archaïque et raffiné pour poser souvent des problèmes d'interprétation délicats.

Il nous semble cependant que l'entreprise en vaut la la peine, et nous espérons que ce que nous allons exposer à son sujet suscitera un intérêt suffisant pour que nous ne regrettions pas d'avoir entrepris ce travail.

 

Les manuscrits et le nom du poète.

 

D'assez nombreux manuscrits nous ont gardé les œuvres d'Arnaut de Tintinhac ; nous retrouvons des poèmes, des fragments ou des citations de lui dans quatorze manuscrits (1). Ce nombre, élevé pour un troubadour mineur, indique que les vers d'Arnaut, malgré leur mauvaise fortune qui les a ballottés entre plusieurs attributions fantaisistes, furent plus importants pour ses contemporains qu'il n'y paraît à l'époque moderne. Bien que Jean Audiau assure que les manuscrits nous ont conservé cinq pièces de vers d'Arnaut de Tintinhac (2), nous n'en connaissons, avec la « Bibliographie des Troubadours » de Pillet et Carstens, que quatre. De ces quatre poèmes, le Chansonnier E (3) présente une série de trois qui forme un tout compact entre les poèmes d'Arnaut de Maruelh et ceux d'Arnaut Plagues. L'ensemble est précédé d'une lettre ornée, un M, qui nous offre, sinon le portrait de « cel de Tintinhac », du moins l'image que s'en faisait l'enlumineur du Chansonnier, un siècle et demi après notre poète (4). Les rubriques donnent : ARNAUT TINTINHAC, sans particule, devant Molt dezir l'aura doussana et Lo joi comens en un bel mes, et AR. TINTINHAC devant Bel m'es quan l'erba reverdis. C'est le chansonnier E qui a réuni la plus longue série de poèmes, c'est aussi lui qui, sur bien des points, offre le texte le plus sûr. Il ne fait pas d'erreur sur l'orthographe du nom. Il semble que c'est le compilateur de E qui a connu le mieux la tradition sur le troubadour, et qui se servait du meilleur modèle. Il est possible aussi qu'il connût le Limousin mieux que le scribe de C, Méridional originaire des confins du Languedoc et du Roussillon, que celui de R, Méridional aussi, ou que les copistes lombards de Da, I, K, a1, c, d, Q, b, x. Il a peut-être ainsi pu identifier le lieu d'origine du troubadour.

Les autres manuscrits sont loin de mettre autant de rigueur dans leurs attributions. Constatons d'abord que chez eux le nom du poète a subi de curieuses transformations. Si le nom ne surprend pas les originaires du pays de Tulle (5) il faut avouer que ses deux premières syllabes : Tintin, peuvent très bien avoir paru étranges et bizarres aux lecteurs et aux copistes d'autres origines. Le compilateur du Chansonnier C (6), toujours porté à interpréter et à reconstruire ou corriger, n 'a pas accepté la forme de ce nom, qu'il a dû croire fautive. Il a rebaptisé le troubadour : Arnaut de Quintenac, et c'est ce qu'il inscrit comme rubrique devant Lo ioi comens (qu'il corrige en : Lo vers comens...) et « Mout dezir... Cependant l'auteur de C n'est pas sûr de la forme qu'il invente, et dans sa propre table par auteurs (7) il indique à la fois, pour les deux pièces ci-dessus : Arnaut de Quintenac et de l'autre côté des titres : de Tentiga, où nous reconnaissons sans effort une autre interprétation de Tintignac.

Quelle que soit d'ailleurs la genèse de cette forme (8), elle a fait naître d'autres méprises. C'est ainsi que le chansonnier c (9), au folio 44, nous offre : La (sic) joi comenz en un bel mes avec la rubrique Arnaud de Qintenach ; il est vrai que dans le texte le nom du poète reste Tintinach. Toujours dans la même lignée, le « Breviari d'Amor » de Matfré Ermengaut (10) appelle notre troubadour Guiraut de Quintenac en citant Lo joi comens. Les manuscrits b et x (11), qui citent eux aussi deux vers de Lo joi comens, ont mieux respecté la forme originelle et nomment l'auteur Tintignac. Nous trouvons également cette forme, qui reproduit celle de E avec la graphie italienne gn, à la rubrique d'une autre pièce, En esmai et en consirer (12), dans les chansonniers I, K et d (13) ; les deux premiers de ceux-ci attribuent d'autre part Lo joi comens à Peire de Valeira.

Une autre série d'erreurs sur le nom du poète vient d'une mauvaise lecture du t initial de tentiga, forme de la table de C, ou de tētignac, forme abrégée et de graphie italienne à rapprocher celle de I K d. C' est ainsi que le manuscrit R (14), au folio 6, appelle l'auteur de Lo joi comens : ar[naut] de re[n]tigan, où l'on peut reconnaître tentiga le t et r minuscules des manuscrits de ce temps pouvant prêter à confusion. Enfin, le manuscrit a1 (15) au folio 472 écrit nettement arnaut de retignac devant En esmai et en consirier : cette nouvelle forme semble aussi une mauvaise lecture de tētignac.

 

* * *

 

Si le nom d'Arnaut de Tintinhac a pris des formes diverses dans les différents manuscrits, elles désignent selon toute vraisemblance un seul et même personnage. Nous adoptons, pour désigner notre poète, la forme Tintinhac qui, avec son autre graphie Tintignac, est la plus fréquente, tout en étant la plus authentique, car c'est le nom du hameau limousin qui fut sans conteste le lieu d'origine du troubadour. Cette forme se présente trois fois dans le manuscrit E, et une fois dans chacun des manuscrits I, K, b, d et α, ainsi que dans Q, où elle donne exactement tintegnac. La forme tintinach du manuscrit c est presque identique, et le tentiga de la table de C, le rentiga de R et le retignac de a1 en sont dérivées. D'autre part, nous trouvons trois fois quintenac dans les rubriques et le texte de C, ainsi que dans α (Breviari d'Amor), avec dans la rubrique de c la forme voisine quintenach. Au total huit fois Tintinhac dans six manuscrits différents n'appartenant pas à la même famille, plus quatre formes voisines qui en dérivent, contre cinq exemples ou dérivations de Quintenac, provenant manifestement de l'interprétation personnelle du scribe de C. Cette constatation nous paraît décider à elle seule en faveur de Tintinhac. De plus, il est bien plus vraisemblable qu'il y ait eu, à l'époque relativement ancienne où composait Arnaut, un troubadour à Tintinhac en Limousin plutôt qu'à Quintenas, dans une r6gion où il y a eu très peu de troubadours, et cela à une époque postérieure. D'ailleurs, il semble que C. Chabaneau n'ait indiqué ce nom que comme hypothèse (16). Nous croyons donc, avec A. Jeanroy, J. Audiau et R. Lavaud (17), qu'Arnaut était de Tintignac, hameau de la commune de Naves, près de Tulle. C'esL aussi l'opinion de C. Appel, dans une note sur le troubadour gascon Peire de Valeria (ou Valeira), à qui les manuscrits D, I et K attribuent par erreur Lo joi comens en un bel mes (18). ()

 

Attribution des poèmes d'Arnaut de Tintinhac

 

Ceci nous amène à traiter ici de l'attribution des poèmes, que certains manuscrits, d'ailleurs peu nombreux, donnent sous les noms d'autres troubadours.

Pour deux poèmes, il ne peut y avoir de doute. Celui que le poète appelle lui-même un vers, Lo joi comens en un bel mes (Bartsch, Grundriss 34, 2) lui est attribué par les manuscrits E 70, C 352, R 6 et c 44, ainsi que par les citations de b 2, α 30169 et α 109. Le fragment de Q 80 confirme cette attribulion, avec C, E, et c, car ces manuscrits, dans la dernière strophe ou tornada, portent : De Tintinhac ac la valor - qui fes lo vers nominatiu (19). Arnaut de Tintinhac a ainsi en quelque sorte signé son poème. Aussi les attributions des autres manuscrits, Da 189, T 122 et K 108 n'ont aucune valeur, qui le donnent par erreur à Peire de Valeira (20).

Il en est de même pour Molt dezir l'aura doussana (Bartsch, Grundriss 34, 3). Sa tornada unique, que seul donne E 69, nous dit : Sel de Tintinhac si merceja - ves sidons, a cui s'autreia  - q'auj' e entenda la razo (21). Aussi, il n'y a pas de doute que l'attribution de E 69 et de C 352 est correcte, qui donne le poème à A. de Tintinhac, et que Da 188 se trompe en l'attribuant à Marcabru (22).

La pièce En esmai et en consirier (Bartsch, Grundriss, 34, 1) est attribuée à Arnaut de Tintinhac par quatre manuscrits : I 149, K 135, a1 472 et d 264, qui, il est vrai, sont de la même famille. Un autre, N 68, la donne à Arnaut de Mareuil (23). De fait, Bartsch et Pillet-Carstens, Audiau et Lavaud l'attribuent tous à 'cel de Tintinhac (24). Bien que nous n'ayons pas pour cette pièce la même certitude que pour les deux précédentes, nous ne voyons pas de raison pour ne pas accepter cette attribution. En esmai et en consirier ressemble beaucoup aux deux pièces considérées. On y retrouve la même alliance de réserve et d'assurance, d'appréhension et de désinvolture, de délicatesse et de vantardise. Nous constatons que dans les tornadas de la fin de cette pièce, comme dans les deux autres poèmes, la Dame n'est désignée ni par son nom ni même par un senhal, par un raffinement de discrétion. Nous y voyons également les mêmes traits archaïques de versification : strophe brève, vers court, rimes uniquement masculines.

La dernière pièce, Bel m'es quan l'erba reverdis, (Bartsch Grundriss, 411, 2) est attribuée par l'un de ses deux manuscrits, E 70, à Arnaut de Tintinhac, et par l'autre, C 341, à Raimon Vidal de Besalu, novelliste catalan qui composait autour de 1213-1214 (25). En faveur de l'attribution à Arnaut de Tintinhac, nous devons faire valoir que les attributions de C sont souvent erronées ; dans ce cas, celle de E, qui paraît bien connaître Tintinhac et donne de ses poèmes la meilleure tradition, est beaucoup plus valable. D'autre part, Bel m'es quan l'erba reverdis a une structure métrique identique à celle de En esmai et en consirier (26) ; or cette structure de caractère archaïque a surtout été employée par les troubadours qui avec A. de Tintinhac appartiennent au début ou au milieu du XIIe siècle. Il faut noter aussi que la description du printemps de la première strophe se rapproche beaucoup de celles de Lo joi comens en un bel mes et de Molt dezir l'aura doussana. ()

 

Epoque et origine d'Arnaut de Tintinhac

 

Pour nous renseigner sur notre troubadour, nous n'avons aucun document d'archives, ni aucune biographie ancienne, ou Vida. Certains troubadours qui ont laissé une œuvre encore moins étendue que ses quatre vers ou chansos ont pourtant éveillé l'intérêt de quelque rédacteur de Vidas. Ne déplorons cependant pas trop cette absence : trop de ces soi-disant biographies, pour poétiques et charmantes qu'elles soient, ne sont que d'aimables fantaisies romanesques où la fiction se mêle inextricablement à l'histoire. Nous trouvons dans tous les poèmes qui sont nos seuls documents sur Arnaut, malgré l'impersonnalité voulue des chants de troubadours, des indications sur son époque, son lieu d'origine et sa personnalité ; elles sont rares et imprécises, mais dignes de foi.

Dès l'abord, les poèmes d'Arnaut de Tintinhac offrent des caractères archaïques. Le poème le plus important, Lo joi comens en un bel mes, est appelé par lui-même un vers (27). C'est donc le genre le plus ancien, celui des premiers troubadours, que cultive notre poète : ses autres poèmes, bien que ce nom n'y soit pas cité, présentent les mêmes caractères de métrique et de style, et sont bien aussi des vers. Outre le nom indiqué par Arnaut, Lo joi comens... répond exactement à la forme du vers définie par Diez et précisée par Jeanroy : une pièce composée de vers de huit pieds, de rimes exclusivement masculines, aux strophes courtes et relativement nombreuses ; les réflexions d'allure morale y tiennent une place notable. Ces traits archaïques du vers se retrouvent dans les autres poèmes (28).

Une autre caractéristique de l'époque ancienne est la description du printemps dans les premiers vers d'un poème. Trois sur quatre des poèmes de Tintinhac s'ouvrent par un tableau du renouveau. En voici la traduction : « La joie commence en un beau mois, au meilleur moment de l'année, quand les oiseaux chantent à cause de la douce saison d'été qui apporte une douce saveur dont se réjouissent les chanteurs ; et moi, hélas, je m'embrase de nouveau... » — « Je désire ardemment la douce brise quand je vois les arbres fleuris et que j'entends, des oiseaux grands et petits, les chants dans les vergers et les haies... » — « Que je suis heureux quand l'herbe reverdit et que les vergers sont vêtus de fleurs, quand la fontaine devient plus claire et que la ramure est de couleur vermeille ! Alors m'a pris nouvelle envie d'être amoureux et raffiné pendant l'été, et en hiver aussi... » (29).

S'il s'agit ici, en saluant le printemps, de respecter la mode qui n'était plus nouvelle et qui tournait déjà à la convention, devant la grâce et la justesse de ces notations, on peut croire à une fraîcheur de sentiment encore assez primitive. Le nombre et l'allure des tornadas sont aussi bien archaïques. Dans celles de Lo joi comens, nous trouvons la naïve vantardise des plus anciens troubadours : « Bon est le poème, et bon à chanter, et je voudrais quelqu'un qui le comprit bien ! Pour Dieu, beau clerc, écris-le moi ! — Et je l'enverrai à la plus aimable personne qui ait jamais couché sous une couverture, pour qui je chante et en vain et pépie (comme un oiseau) — Celui de Tintinhac eut le mérite de faire le remarquable poème (vers) ». La dernière strophe et les tornadas de En esmai... parlent d'un messager qui pourrait bien être réel et non conventionnel : le poète l'envoie solliciter sa dame, et lui dit de revenir vite porter la bonne nouvelle qui le tirera de langueur, mais de ne pas lui ramener un refus qu'il ne veut ni entendre ni connaître. Enfin l'envoi de Molt dezir... est aussi caractéristique du vieux temps dans son altière raideur : « Celui de Tintinhac implore ainsi sa dame, à qui il se dévoue, pour qu'elle entende et comprenne la matière de ses vers. »

Dans tous ces poèmes, bien que la convention courtoise soit déjà bien nette, elle ne paraît pas aussi cristallisée et aussi formelle que chez les troubadours qui ont suivi Bernart de Ventadour, chez qui l'école la plus courtoise, l'escola N'Eblon (30), trouve son grand maître. Le poète est moins le soupirant que le conquérant, bien qu'il soit conquis à son tour. D'autre part, dans Lo joi comens... et Molt dezir..., une notable partie de la pièce est consacrée à des considérations morales sur l'amour et les mauvais amants dont le ton, sinon la teneur, rappelle nettement Marcabru et son école.

Pour toutes ces raisons, nous estimons qu'Arnaut de Tintinhac ne doit pas être postérieur à Bernart de Ventadour, et qu'il paraît vraisemblable de le situer au plus tard vers la deuxième ou la troisième génération des troubadours que nous connaissons. Peut-être qu'après tout le rédacteur des Vidas avait raison en disant, de l'auteur de Lo joi comens... , qu'il appelle à tort Peire de Valeira, qu'il vécut « au temps et en la saison où vivait Marcabru » (31). Arnaut de Tintinhac composait sans doute ses vers au milieu du XIIe siècle, et se situerait assez bien, si toutefois on peut se permettre tant de précision, entre Marcabru qui écrivait entre 1130 et 1148, et Bernart de Ventadour qui chanta entre 1150 et 1180.

Nous avons déjà dit qu'Arnaut le troubadour était sans conteste de Tintinhac ou Tintignac, hameau de la paroisse, ou commune, de Naves près de Tulle. Cette localité, sur le territoire de laquelle se trouvent les vestiges d'une ville gallo-romaine détruite par les invasions barbares, est de nos jours un petit village auprès duquel s'élève un castel moderne (32). Au XIIe siècle, Tintignac était un fief noble qui, d'après Champeval (33), appartint à la vicomté de Turenne, et qui en 1119 était à un Donarel. Il est fort possible que ce Donarel ait appartenu à la famille des Donarel qui avec les Chanac, les Féletz, les Maysse, etc. faisait partie des chevaliers de Tulle dont l'abbé de Saint-Martin racheta les droits seigneuriaux dans la cité au XIIIe siècle (34) ; cette famille se retira alors aux champs et fonda sans doute Les Donnareaux, près de Peyrafort (35). Il est aussi fort possible que notre Arnaut de Tintinhac, connu par le nom de son fief, ait fait partie de cette famille de chevaliers, car nous le voyons parler comme un seigneur châtelain, lorsqu'il dicte ses poèmes à son « beau clerc » et prend soin de se nommer de Tintinhac et cel de Tintinhac, appellation qui ne se comprend guère que si celui qui l'emploie était tenant du fief et du village. ()

 

* * *

 

Il nous paraît utile de rappeler maintenant diverses observations qui peuvent permettre, autant que faire se peut, de préciser la personnalité et l'époque du troubadour de Tintignac.

Remarquons d'abord que le poète insiste, en quelque sorte, sur le rapport qui existe entre lui-même et le village de Tintignac dans les deux passages suivants :

 
De Tintinhac ac la valor - qui fes lo vers nominatiu.
(Lo joi..., XI, v. 63-64).
 
Sel de Tintinhac si merceia - ves sidons, a cui, s'autreia...
(Molt dezir, VIII, v. 50-55).

 

Rares sont les troubadours qui accordent cette importance à leur nom, et  qui mentionnent leur lieu d'origine. On doit cependant rapprocher ces lignes des poèmes de Raimon de Miraval, qui parle beaucoup de son Miraval, château pourtant assez misérable (36). En tout cas, notre poète montre ici qu'il préfère se désigner par le nom de son village, plutôt que par son prénom, qui, par parenthèse, n'est pas attesté dans ses vers. Rien ne dit, il est vrai, qu'il possède ou détient ce village, fief noble. Mais pourquoi insisterait-il sur ce toponyme s'il ne faisait que rappeler ainsi son lieu de naissance ? Il semblerait que le troubadour veuille ainsi affirmer, en se qualifiant « de Tintinhac », une importance ou un rôle social. En tout cas, quelle qu'en soit la raison, cette insistance mérite d'être mise en lumière.

D'autre part, le fait que Sel de Tintinhac, dicte son poème Lo joi comens... à un clerc qu'il traite familièrement est aussi très particulier. Nous ne voyons pas, à notre connaissance, d'autre troubadour qui se soit ainsi servi d'un secrétaire ; pas plus Guilhem IX d'Aquitaine que Jaufre Rudel prince de Blaye, tous deux grands seigneurs pourtant. On peut se demander si ce détail curieux n'indiquerait pas qu'Arnaut était de condition noble, et donc peut-être châtelain de Tintinhac. Arnaut de Tintinhac étant le seul qui a mentionné explicitement cet usage, il est difficile d'en tirer une conclusion absolument affirmative, mais ces suggestions méritent  d'être prises en considération.

C'est enfin la coïncidence de ces deux détails qui peut venir à l'appui de l'hypothèse ci-dessus.

Enfin, les rapprochements de style, d'alliance de mots et de structure, ceux-ci surtout sensibles dans les tornadas, qu'on peut faire entre le troubadour de Tintignac et Guilhem IX d'Aquitaine, Marcabru, Cercamon, Jaufre Rudel et Bernart Marti, et dont nous indiquons les plus caractéristiques dans les notes sur les poèmes, permettent de penser à une parenté qui s'expliquerait assez bien par le voisinage dans le temps. Cette parenté s'accorde avec le caractère nettement archaïque de la métrique d'Arnaut de Tintinhac dont nous avons déjà parlé (37) et que nous précisons dans les notes sur les poèmes. ()

 

NOTE FINALE

 

Par cette édition critique des poèmes d'Arnaut de Tintinhac et les commentaires, d'ailleurs rapides, que nous y avons adjoint, nous espérons avoir mis en lumière l'intérèt, sinon l'importance, de cet antique troubadour limousin. Pour peu nombreux que soient ses poèmes, ils montrent, on le voit, une personnalité attachante et une conception de l'amour courtois originale. L'Amour abstrait, dans ses « vers », tient un rôle plus marquant que la Dame, évasive. La diction et le style d'Arnaut de Tintinhac ont une allure très particulière ; et sa langue, comme nous l'avons indiqué dans les notes sur les poèmes, est, sur quelques points de morphologie et pour une partie non négligeable du vocabulaire, des plus caractéristiques.

Tous ces traits, dûs à son époque et à sa location limousine, feront l'objet d'une étude plus approfondie (qui s'appuiera sur ces textes maintenant édités et, autant que nous l'avons pu, élucidés) sur l'Amour courtois et son langage chez Arnaut de Tintinhac. ()

 

ERRATA

 

Enfin, le cinquième poème dont parle Jean Audiau (voir note 2) est sans doute Can lo dous temps comensa (Bartsch, 392, 27) que quatre Mss. attribuent à divers troubadours et que Matfre Ermengaut, dans le Breviari d'Amor (33596) cite comme étant de Guiraut de Quentinhac. C. Appel, dans son édition de Bernart de Ventadorn, montre que ce poème peut, en toute vraisemblance, être attribué à Bernart de Ventadorn à  qui le donnent les Mss E et R. ()

 

NOTES

 

(1) Poèmes complets (ou à peu près) dans les chansonniers C, Da, E, I, K, N, R, a1, c, d ; un fragment de deux strophes plus trois tornadas dans Q, deux vers dans b et x ; citation dans le « Breviari d'Amor » de Matfré Ermengaut. ()

(2) « Nouvelle Anthologie des Troubadours » (J. Audiau et R. Lavaud) p. 103, notice sur A. de Tintinhac. Nous ne voyons pas pour le moment quel serait le cinquième poème. Notre compatriote tullois, si actif, mort tout jeune après avoir publié des travaux abondants et de grande valeur, s'est intéressé à Arnaut de Tintinhac. Il devait publier dans « Troubadours et Jongleurs du Bas-Limousin », sous le nº 14, le texte et la traduction de En esmai et en consirier. Cette publication qui, malgré nos recherches et celles de M. Bourg, de la Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, n'a pu être retrouvée, est indiquée par Pillet et Carstens comme nicht zugänglich (non accessible, introuvable). Mais Jean Audiau avait inclus la pièce en question dans la « Nouvelle Anthologie, etc ... » (v. supra) au N° XXVI sous le titre : Timidité. Il donne ce poème d'après les Manuscrits I K d et N, accompagné d'une traduction et de brèves notes. ()

(3) Chansonnier E. Paris, Bibl. Nat., franç. 1749. XIVe s.

De la famille de C. Ecrit vraisemblablement dans le Midi. Au XVe s. en Vénétie, dans la bibl. d'Este. Utilisé par le Cardinal Bembo : Arnaut de Tintinhac, pages 69, 70 et 71. ()

(4) Nous voyons, sur le jambage médian d'un grand M pourpre sur fond bleu éteint, la peinture d'un homme blond au visage rond et pâle, vêtu d'une cotte verte et d'un surcot rouge pourpre. Le poète est tête nue. Il croise un peu les bras et lève l'index droit à la hauteur de son œil gauche, en tenant sur son ventre, de la main gauche, un rouleau de parchemin. ()

(5) Le nom de Tintignac est assez courant comme nom de famille dans la région tulloise de nos jours. ()

(6) Chansonnier C. Paris, Bibl. Nat., franc. 856, XIVe s. exécuté pour les Comtes de Foix par un originaire des confins du Languedoc et du Roussllion. L'auteur, véritable philologue (selon le mot de M. Istvan Frank, prof. à l'Univ. de Sarrebrück) reconstruit volontiers selon ses idées personnelles les textes et les noms des troubadours. Ses attributions sont sujettes à caution. ()

(7) C, folio 15 r. ()

(8) La forme Quintenac se rapproche d'ailleurs de l'étymologie que plusieurs érudits ont indiquée pour le nom du lieu-dit Tintignac, qui viendrait de Quintiniacum, villa de Quintinius ; C. Chabaneau, dans « Biographies des Troubadours », Toulouse, 1885, p. 333 (autres éd. p. 26), note 3, suggère comme origine Quintenas (Ardèche), arr. de Tournon, canton de Satillieu. Il nous semble improbable, qu'à l'époque ancienne où composait Arnaut, un troubadour soit venu de cette région. Chabaneau relève encore que la table de C attribue une chanson de Bernart de Ventadour à un certain Guilhem de Quintenac, qui, comme le Guiraut de Quintenac et la forme Quintenac elle-même, nous paraît inventé par l'auteur de C, selon l'avis de Chabaneau, qui admet que ces noms désignent une seule personne, c'est-à-dire Arnaut de Quintenac — celui-ci ne pouvant, selon nous, différer d'Arnaut de Tintinhac. ()

(9) Chansonnier c. Florence, Bibl. Laurenziana XC infr. 26, XVe s. ()

(10) Ce poème, qui donne de nombreuses citations des Troubadours, est désigné par α. Il cite au v. 30160 Lo joi comens en l'attribuant à Guiraut de Quintenac. ()

(11) Manuscrit b. Rome ; Vatican, Latin 4807, XVIIIe.

Manuscrit x Bergame, Bibl. Gaffuri, fin XIIIe-XIVe, apparenté à I K. Citations de G.-M. Barbieri dans Dell’Origine della Poesia rimata, ed. Tiraboschi, Modène 1790. ()

(12) Voir note 2. ()

(13) Chansonnier I. Paris. Bibl. Nat. fr . 854, fin du XIIIe s. Italie.

Chansonnier K. Paris. Bibl. Nat. fr 12473. XIIIe Italie, très voisin de I.

Chansonnier d. Modène. Estense, R 4, 4 XVI s. Italie.

Suite de D. Copie de K ou d'un manuscrit très voisin. ()

(14) Chansonnier R. Paris. Bibl. Nat. fr. 22543, début XIVe s. Midi de la France. ()

(15) Manuscrit a1. Modène. Estense, Campori N 8, 4, 11, 12, 13. Copie de J. Tessier de Tarascon (1589) du chansonnier de Bernart Amoros de Saint-Flour, suite de a. ()

(16) Dans « Biographies des Troubadours » (extrait du tome X de « l'Histoire Générale du Languedoc », Toulouse (Privat, éd.), 1885, p. 333 (p. 126 des Biogr. des Troubadours). ()

(17) A. Jeanroy, Liste bio-bibliographique des Troubadours, Nº 34, p. 339 de « La Poésie lyrique des Troubadours », Toulouse et Paris, 1934, tome 1er, et aussi dans « Jongleurs et Troubadours gascons », Class. Fr. du M. Age, Paris 1923, page IV, note 1, à propos de Peire de Valeira ou Valeria.

J. Audiau et R. Lavaud, « Nouvelle Anthologie des Troubadours », p. 103, dans la brève notice qui précède la pièce « En esmai et en consirier ». ()

(18) Voir C. Appel « Revue des langues romanes » (Rlr), vol. 40, p. 406, note 3 : La tornada qui contient le nom de Tintinhac-Quintenac ainsi que la tornada de Mout dezir l'aura doussana semblent même prouver que l'auteur est en effet Arnaut (de Tintinhac). ()

(19) C'est-à-dire : (Celui) de Tintinhac a eu le mérite de faire ce remarquable poème. ()

(20) Peire de Valeira ou Valeria, jongleur gascon que sa biographie dit contemporain de Marcabru. Les quatre couplets qu'on lui attribue semblent plus récents. Voir l'article d'Appel cité plus haut et Jeanroy, « Jongleurs et Troubadours Gascons », p. IV. ()

(21) C'est-à-dire : Celui de Tintinhac crie ainsi misericorde vers sa Dame, à qui il se voue (comme vassal), pour qu elle entende et comprenne la matière de ses vers. ()

(22) Dans Da 1 88, Molt dezir... suit L'iverns vai e·l tems s'aizina qui est bien de Marcabru. Il est suivi par Dire vos voill senz doptansa qui est aussi de Marcabru. Mais ni ce dernier ni Molt dezir... ne portent de nom d'auteur. Les bibliographies disent que Da attribue Molt dezir... à Marcabru parce que ce poème se trouve entre deux poèmes de Marcabru, mais au fond, Molt Dezir est anonyme dans Da, puisqu'aucune rubrique n'indique le nom de l'auteur (cf. Bartsch, Pillet-Carstens, etc.). ()

(23) N, qui ne connaît pas A. de Tintinhac, a sans doute cru qu'il fallait rattacher cette pièce à celles d'un autre Arnaut : Arnaut de Mareuil. ()

(24) Voir Audiau et Lavaud, « Nouvelle Anthologie ... » op. cit., p. 103. ()

(25) Pillet-Carstens Nº 411. Jeanroy, P.L.T., op. cit., p. 423, et « Histoire sommaire de la poésie occitane », Toulouse-Paris 1945, p. 100. Voir travaux récents de MM. Martin de Riquer et I. Cluzel. Raimon Vidal, auteur des 3 « novelas » : Abrils issi'e Mais entrava, Judici d'Amor et So fo el temps, est aussi l'auteur de la grammaire Las Razos de trobar. ()

(26) Voir Istvan Frank, « Répertoire Métrique de la Poésie des Troubadours », Paris, Ed. Champion, 1953 : Nº 376, p. 67. Parmi les utilisateurs de cette strophe on trouve avec A. de Tintinhac : Bernart Marti, Jaufre Rudel, Marcabru (2 fois), Bernart de Ventadour. ()

(27) Voir Jeanroy, P.L.T. (op. cit.), tome II, p. 63 et seq. Jeanroy fait très justement remarquer que c'est surtout le nom de vers qui, jusqu'à la fin du XIIe siècle, est employé de préférence au nom chanso. Si les différences entre vers et chanso semblent bien difficiles à définir, si on peut difficilement parler de deux genres différents, Jeanroy reconnaît et précise que les vers courts, les strophes brèves et plus nombreuses, les sujets variés où la morale tient une place notable, sont des traits de l’époque ancienne (avant 1180 environ) où l'on utilisait plus volontiers le nom de vers. ()

(28) Voir Istvan Frank, « Répertoire métrique, etc. » (op. cit.), Nos 376 (2 fois), 743, 747. ()

(29) Ce sont, dans l'ordre, Lo joi comens... , Molt dezir... , Bel m'es quan l'erba... ()

(30) C'est-à-dire l'école de Ventadour, dont l'initiateur fut Ebles II le Chanteur, vicomte de Ventadour, l'ami dè Guilhem de Poitiers, premier troubadour (début du XIIe). ()

(31) Voir la Vida de Peire de Valeira dans J. Boutière et A. Schutz, « Biographies des Troubadours ». ()

(32) Voix Baluze, « Historiae Tutelensis », Paris 1717. Joseph Roux, « La Chansou Lemouzina », Cesarin et Victor Forot, « Monographie de la Commune de Naves ». ()

(33) Champeval, « Le Bas-Limosin seigneurial et religieux », p. 9, qui dit aussi que Tintignac relevait en 1297 de la Vicomté de Turenne, bien que ce village soit situé entre les domaines des Comborn et des Ventadour. ()

(34) Joseph Nouaillac, « Histoire de la Ville de Tulle », Brive 1950, p. 16. ()

(35) Les Donnareaux sont situés sur le vieux chemin entre Tulle et Tintignac. ()

(36) Paul Andraud, « La vie et l'œuvre de Raimon de Miraval », Paris, 1902. Voir p. 21, où sont relevés onze passages où Miraval mentionne son château, la plupart du temps pour en faire don à sa dame. L'abus de ce procédé de style avait déjà été relevé par le Moine de Montaudon dans le sirventès Pos Peire d'Alvernha chantat, str. IV. ()

(37) Voir “Epoque et origine d’Arnaut de Tintinhac” de notre étude. () ()

 

 

 

 

 

 

 

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