TABLE DES MATIÈRES :
Introduction
Les différents types de contre-textes
BURLESQUE ET OBSCÉNITÉ CHEZ LES TROUBADOURS
Pour une approche
du contre-texte médiéval
Introduction
La plus grande aventure lyrico-érotique du Moyen Âge et peut-être de tous les temps, celle des troubadours, commence par un contre-texte. Le premier des poètes occitans connus, le démiurge du trobar, Guilhem de Peitieus, ce trovatore bifronte comme l'ont nommé les critiques italiens, ne crée-t-il pas à la fois le texte, celui de l'amour épuré, avec ce type, qui devait faire fortune, de l'amant-poète éploré frissonnant aux pieds de sa dame, et le contre-texte, gaillard et truculent, subversif et iconoclaste, où le grand seigneur belliqueux, dans des textes dont l'ambiguïté désespère les philologues, met plaisamment sur le même pied ses prouesses nocturnes et celles du champ de bataille ? Nous avons sans doute des troubadours une image trop angélique, et René Nelli a parfaitement raison de déplorer à leur sujet l'existence d'une certaine imagerie « qui a la valeur de toutes les imageries : séduisantes, rassurantes, flattant le penchant de tout un chacun à l'évocation d'un passé bien ordonné, bien élevé. Mais pour qui se penche tant soit peu sincèrement sur ce passé, c'est-à-dire sur l'héritage concret qu'il nous a légué (textes aussi bien que traditions orales), la réalité apparaît tout autre : faite d'un tissu bigarré d'ambiguïtés, de contradictions, d'incohérences (1) ». J'ai moi-même rappelé, dans l'introduction de mon Anthologie de la prose occitane du Moyen Âge (2), ce qu'il y a de gratuit et d'idéologiquement suspect à réduire tout un écrit occitan, qui dura plus de quatre siècles, au seul météore prestigieux de la lyrique de la fin'amor. Comme si l'Occitanie médiévale, dans son épaisseur sociale et existentielle, se résumait uniquement à cette lyrique, précieuse et aristocratique, à laquelle — il faut bien le dire — ne participait qu'une infime minorité de la société contemporaine. Bien plus, à l'intérieur même de ce monde textuel somme toute assez clos que constituait la lyrique troubadouresque, d'inévitables tensions se manifestaient, des distanciations indispensables qui apportaient une respiration plus large vis-à-vis d'impératifs sociologiques et littéraires particulièrement contraignants. Cela explique, dit encore R. Nelli, « qu'il ait existé, à toutes les époques de la lyrique occitane, des poèmes “ sauvages ”, peu conformes à l'idéal courtois, et en réaction contre lui, où se donnaient libre cours, aussi crûment que dans les chants des anciens goliards, les instincts égoïstes et misogynes de ces barons paillards et batailleurs (3) ».
Littérature « subversive » et anticonformiste, comme on a pu le dire ? Sans doute. Mais il ne faut pas, je pense, aller trop loin. Car s'il est bien évident que l'on écrit toujours avec sa culture, on écrit aussi spontanément contre elle, dans le sens de l'idéologie dominante, et contre elle, en conformité avec un code littéraire donné mais aussi en rupture avec lui : toute idéologie dominante ne supportant la subversion de l'écrit que dans la mesure où, par contrecoup, elle la sert et la confirme. Je parlerais donc plutôt d'une sorte d'auto-négation, de maladie endémique (ou de santé) du texte qui, dans l'euphorie du défoulement subjectif ou collectif, sécrète lui-même ses propres antidotes : la fin'amor se marginalise d'abord, prend du recul par rapport à elle-même, puis elle se nie en tombant volontairement dans le burlesque, le scatologique ou l'obscène ; le culte et la vénération de la femme n'étouffe plus désormais la misogynie ambiante qui retrouve son émergence, et cela dans une textualité pseudo-féminine qui est en fait, encore une fois, un contre-texte masculin. Il n'est pas jusqu'à l'univers formalisé du texte, dont l'ornementation subtile et impérative assurait la cohérence et la beauté, qui ne se dissolve lui aussi dans un paroxysme pathologique, une sorte de crépuscule des dieux qui n'est certes pas sans charme, mais le précipite inéluctablement vers sa fin.
Ces contre-textes occitans, dont nous tenterons plus loin une définition, ont été jusqu'à présent mal connus, dévalorisés et occultés. Et cela, bien évidemment, en vertu de postulats ou de préjugés sociologiques, moraux ou esthétiques. Qu'on se souvienne par exemple des jugements moralisants d'un Faral sur la pastourelle ou la chanson de toile, ou des scrupules d'un Jeanroy face aux passages les plus croustillants de Guilhem d'Aquitaine. Nous ne sommes plus — Dieu soit loué ! — à la critique textuelle des points de supension, et l'on peut poser avec P. Zumthor que, « du point de vue de nos pratiques sociales et de nos idéologies, le Moyen Âge est plus actuel aujourd’hui qu’il pouvait l'être il y a cent ans ». Une autre raison aussi de l'ignorance de ces textes marginaux est sans doute leur dispersion dans les manuscrits. Nos devanciers philologues, préoccupés qu'ils étaient de chercher et de publier, avant tout, le beau texte, écrit par un poète consacré, ne concevaient guère l'intérêt de tel ou tel texte mineur et « immoral », qui se cachait comme honteusement, dans le manuscrit, entre une cansó de Bernard de Ventadour et un sirventés de Bertrand de Born. Pourtant, dès 1897, Carl Appel tente une réhabilitation timide de ces textes dans une perspective d'histoire littéraire globale : « Les strophes suivantes ont été jusqu'ici enfouies dans les manuscrits à cause de leur malpropreté... Il est vrai qu'il n'y a dans ces vers ni beauté, ni esprit. Mais celui qui veut bien connaître la littérature provençale du Moyen Âge ne reculera pas devant l'obscénité même brutale et insipide, pourvu que les vers où il la trouve soient intéressants sous un rapport quelconque. Ils nous donnent l'exemple d'un genre bien rare dans la poésie provençale, de la parodie (4). » Plus près de nous, I.-M. Cluzel parle, à propos du troubadour Montan, de l'intérêt qu'il y aurait à rassembler un corpus eroticum troubadouresque (5). Le corpus de neuf pièces qu'il propose peut être d'ailleurs aisément multiplié par deux. L'impact des contre-textes, leur intérêt comme manifestation plus ou moins larvée d'une véritable infra-littérature, ne sauraient donc se dégager que de leur masse et de leur juxtaposition. Masse toute relative, certes, mais non négligeable, puisque l'anthologie commentée que nous donnons ici ne présente pas moins de cinquante pièces. Parmi ces pièces, une douzaine était déjà contenue dans le recueil de Nelli, qui a retenu en outre un certain nombre de poèmes, déjà connus, de troubadours plus ou moins célèbres, et que nous n'avons pas jugé utile de reprendre (6).
Une définition du contre-texte troubadouresque s'est déjà dégagée — pensons-nous — des lignes précédentes. Tentons maintenant une approche plus fine. D'entrée de jeu, on peut dire que plus une société est modélisée, paradigmatique en quelque sorte (comme on a pu le dire de l'Islam) dans ses structures sociales, religieuses, morales et littéraires, et plus sont grandes les virtualités d'émergence, de-ci, de-là, d'une contre-culture plus ou moins diffuse mais non moins réelle. Cela vaut pour la poésie médiévale dans son ensemble, mais plus particulièrement, je crois, de celle des troubadours. Ambiguïté bien connue du texte troubadouresque, comme le remarque W. Paden dans un article récent où, condamnant à la fois ce qu'il appelle les explications relevant du réalisme social (E. Köhler) et du réalisme érotique (M. Lazar), il aborde le problème de l'ambiguïté fondamentale du texte lyrique médiéval, aussi bien dans son contenu érotique que dans son expression linguistique, volontiers polysémique (7). Nous y reviendrons.
Mais le contre-texte, à notre sens, est autre chose. Il n'est pas ambigu. Il s'installe en effet dans le code littéraire, utilise ses procédés jusqu'à l'exaspération, mais le dévie fondamentalement de son contenu référentiel. Il n'y a donc pas d'ambiguïté à proprement parler, mais juxtaposition concertée, à des fins ludiques et burlesques, d'un code littéraire donné et d'un contenu marginal, voire subversif. Le code textuel endémique reste donc bien l'indispensable référence, fonctionne toujours dans la plénitude de ses moyens, mais à contre-courant. C'est dans cet effet de distorsion, non ambigu puisque voulu et ressenti comme tel, que se situe la véhémence séditieuse du contre-texte dans ses registres les plus divers : parodique, burlesque, humoristique, scatologique et obscène ; registres qui se mêlent souvent d'ailleurs, cumulant ainsi leurs effets. Comme l'a bien vu J. Saint-Gérand à propos de la contre-littérature érotique à l'époque romantique, l'effet de tension contrastive naît en l'espèce « du décalage existant entre la recherche d'une certaine élégance formelle (acrostiche, rimes et rythmes) et l'obscénité du propos... le discours de la rhétorique dissimulatrice servant d'adjuvant à un message trop peu cryptique (8) ». La rhétorique s'encanaille en somme, mais reste la rhétorique. Les contre-textes parodiques médio-latins étudiés par Lehmann nous en offrent, dans la langue par excellence de la rhétorique, des exemples édifiants (9).
Nous pensons donc qu'il ne faut pas confondre, comme semble le faire W. Paden, l'habituelle ambiguïté, rhétorique et conceptuelle, de l'érotisme troubadouresque, qui manie volontiers et sciemment l'euphémisme, la polysémie et la périphrase, avec l'obscénité délibérément ludique et affirmée comme telle, du contre-texte. Certes, on peut relever dans le texte troubadouresque des termes à forte connotation érotique, mais ils restent toujours d'une élégante pudeur. Nous pensons par exemple à baizar, jazer, dont René Nelli a bien montré les implications sémantiques multiformes ; ou encore à des périphrases désignant plus strictement l'acte sexuel tel que: lo faire, lo'i faire, lo plus, etc. En revanche, le terme plus cru mais plus précis de fotre, comme le remarque Paden, est beaucoup plus rare. Nous verrons pourquoi. A propos de l'obscénité lexicale des troubadours, Paden a en effet tort, à notre sens, de parler des troubadours en général, sans aucune distinction registrale, et surtout sans départager d'une manière suffisamment claire le texte du contre-texte. Tous les termes effectivement très réalistes qu'il passe en revue (con, penilh, viech, colhon, cul ou des métaphores comme trauc « trou », enfonilh « entonnoir », corn « cor », etc.), de même que le terme spécifique de fotre, apparaissent essentiellement :
1. Dans des textes où ils expriment la violence d'un certain réalisme moralisant et clérical (Marcabru, Pèire Cardenal) ; donc dans des genres autres que la cansó, genres par définition non érotiques tels le sirventés ou la tenson, et où l'obscénité fonctionne comme une outrance langagière concertée, au service d'une démonstration qui se prend au sérieux, et sans le moindre effet ludique de distanciation parodique ou burlesque ;
2. Dans des contre-textes où, comme nous l'avons dit, il n'y a plus de traces d'ambiguïté. La scatologie, l'obscène, voire la pornographie deviennent une fin en soi ; les termes y sont clairs, presque techniques. Un chat est désormais un chat, dans tous les sens du terme. Il est en effet intéressant de voir que les exemples lexicaux choisis par Paden ont tous été pris chez les troubadours anticonformistes rassemblés par R. Nelli : la Porquiera, Arnaut Daniel et l'affaire Cornilh, le Moine de Montaudon, etc.
Le contre-texte est donc, par définition, un texte minoritaire et marginalisé, une sorte d'infra-littérature (underground). Sa référence paradigmatique reste le texte, dont il se démarque, et son récepteur, inévitablement, le même que celui du texte. Car sa réception et son impact sont étroitement liés aux modalités du code textuel majoritaire. De ce point de vue, son outrance me semble assez différente de celle, par exemple, du fabliau français. Certes, le fabliau peut être vu comme une sorte de contre-texte réaliste et burlesque (voire scatologique et obscène) de la nouvelle courtoise, en l'occurrence le lai. On y retrouve en effet les mêmes procédés narratifs, le même moule prosodique (octosyllabes à rimes plates), mais tout cela dans le cadre d'une parodie voulue et joviale du monde courtois. Pourtant, le fabliau, malgré son caractère de rupture sociologique, me paraît être néanmoins un genre constitué, plus ou moins défini certes, mais bien un texte et reçu comme tel. L'abondance de ses attestations (quelque cent soixante pièces) plaiderait dans ce sens, et il est clair d'autre part que les fabliaux, malgré leur caractère scabreux, n'ont vraisemblablement pas circulé sous le manteau. Si contre-texte il y a (au sens où nous l'entendons), il n'apparaît que par intervalles dans le tissu même du texte narratif : paraphrases isolées, parodies burlesques, scatologiques ou littéraires, dispersées de-ci, de-là dans le récit. Le véritable contre-texte lyrique français, le plus caractéristique, à côté de la fatrasie et du fatras tardif, est bien évidemment la sotte-chanson du XIIIe siècle, pour laquelle nous renvoyons à nos études antérieures.
Les différents types de contre-textes
Nous avons parlé plus haut, à propos du Moyen Âge, de culture paradigmatique. Paradigmatique, la lyrique des troubadours l'est à un double titre : par son formalisme d'abord, sur lequel nous reviendrons, par son contenu ensuite, qui est celui d'une érotique sociologiquement restreinte et étroitement codifiée. Il n'est donc pas étonnant que la thématique fondamentale du contre-texte gravite presque toujours, tout comme le texte lui-même, autour de la fin'amor. Avec, évidemment, une finalité délibérée de marginalisation, de négation ou de distorsion concertée. On assiste donc — et toute proportion gardée — à une sorte de carnavalisation de la littérature qui redonne au texte une gaillardise (P. Zumthor parle de turgescence), à la fois thérapeutique et destructrice de l'ordre établi. Nous proposons de diviser nos cinquante textes en cinq rubriques différentes : les quatre premières représentant des variantes contre-textuelles autour du texte érotique consacré ; la dernière correspondant à une hypertrophie du trobar, c'est-à-dire une rupture, vraisemblablement ludique ou décadente, avec des contraintes formelles dont on accepte d'entrée de jeu les présupposés, mais dont on fait éclater l'effet référentiel en les faisant jouer jusqu'au paroxysme.
Je mentionnerai tout d'abord une certaine marginalisation de la fin'amor, c'est-à-dire des pièces encore franchement amoureuses mais où l'auteur prend avec la fin'amor des distances qui confinent souvent au refus. Je pense par exemple à cette cansó de Pèire Cardenal où le poète satirique passe systématiquement en revue tous les thèmes et tous les motifs de la chanson courtoise, tous les comportements stéréotypés du parfait amant, mais en les négativisant :
Ar me puesc ieu lauzar d'amor,
Que no'm tòl manjar ni dormir ;
Ni'm sent freidura ni calor
Ni no'n badalh ni no'n sospir
Ni'n vauc de nuech arratge,
Ni'n soi conquistz ni'n soi cochatz,
Ni'n soi dolentz ni'n soi iratz
Ni non lògui messatges ;
Ni'n soi trazitz ni enganatz,
Que partitz me'n soi ab mos datz.
(Texte nº 3.)
Je pense encore à cette cansó de Gausbert Amiel où le troubadour, rompant de propos délibéré avec la transcendance sociologique de la fin'amor, déclare qu'il n'a nul besoin d'aimer une dame de haut parage et qu'il n'a cure d'un amour trop élevé (cf. nº 7). C'est dans cette catégorie que je placerais aussi les quelques cansós misogynes que nous possédons, en particulier le sirventés-cansó de Pèire de Bussinhac, dont le traditionnel début printanier est sciemment détourné de sa fonction habituelle, puisqu'il introduit, non pas un chant d'amour, heureux ou malheureux, mais bien une violente satire misogyne. Cet antiféminisme ambiant est, on le sait, souvent consubstantiel à la divinisation de la femme, au moins au niveau des textes et de ce que nous avons appelé plus haut leur auto-négation. On le retrouvera dans le romantisme de 1830, et J. Saint-Gérand parle à ce propos d'une « tendance profonde ... (occultée par un certain savoir-dire) qui, croyant diviniser l'amour et la femme, a simplement eu pour ambition d'immortaliser la figure de l'écrivain vivant de passions non dénuées d'arrière-pensées arrivistes ». La preuve en est dans cette parodie érotique du célèbre Lac de Lamartine, parue quelques années plus tard, en 1845, où le fameux jouissons « se trouve totalement dépouillé de son sens cérébral et exemplifié de toutes les valeurs charnelles » :
Ainsi toujours séduit par de folles images,
Que le cœur égaré caresse tour à tour,
Le con ne pourra-t-il dans ses lubriques rages
S'apaiser un seul jour (10) ?
Quelque sept cents ans plus tôt, comme nous le verrons, le tendre, l'élégiaque Bernard de Ventadour avait été parodié d'une manière semblable.
Dans une seconde catégorie nous avons classé un certain nombre de pièces burlesques et humoristiques, généralement des coblas, ou des tensons, dont les titres qu'on peut leur donner sont en eux-mêmes évocateurs : Tenson avec Dieu sur le fard des dames, du Moine de Montaudon, Tenson avec son manteau, de Gui de Cavaillon, Tenson avec son cheval, de Bertrand Carbonel, Le Clerc amoureux tondu par sa belle, de Raimon de Cornet, qui est un fabliau en miniature, jeu-parti entre Raimon Gaucelm de Béziers et Joan Miralhas sur le sujet, très drolatique, suivant : Vaut-il mieux être fendu que rond ? (nº 17). Enfin, des pièces atypiques comme cette curieuse cansó contre les belles-mères, de Raimon de Tors. Signalons aussi cet étrange sirventés en jargon du Trobaire de Villa-Arnaut (cf. pièce nº 19), dont le décryptement n'est pas parfaitement sûr ; ou bien le Vers estranh de Cerveri de Girone, texte chiffré, qui reproduit en galimatias, selon une clef déterminée, le texte du Vers breu qui le précède immédiatement dans le manuscrit, et sans que le copiste semble avoir vu le rapport entre deux textes en apparence si dissemblables. Ou encore ces grammaires érotiques, plaisanteries de clercs ou de troubadours lettrés, où les termes techniques de la grammaire latine (impératif, génitif, copulatif, etc.) sont plaisamment déviés vers des connotations érotisantes.
Dans la troisième rubrique nous avons classé les contre-textes résolument obscènes et scatologiques, qui sont souvent d'ailleurs des parodies de textes troubadouresques bien connus. Parmi ces textes, je pense qu'il faut donner une place mémorable à la suite de cansós, en forme de tenson, des troubadours Arnaut Daniel, Raimon de Durfort et Truc Malec, à propos de ce que R. Nelli appelle plaisamment l'affaire Cornilh. En voici le sujet : une dame du pays, Ena ou Aina, aurait demandé à son soupirant Bernard de Cornilh, pour mettre à l'épreuve la sincérité de son amour, de lui « corner » dans le derrière. Ce dernier refuse et la question en discussion est donc de savoir s'il a eu tort ou raison. Raimon de Durfort et Truc Malec sont d'accord pour condamner le refus de Bernard de Cornilh et prennent la défense des exigences de la dame ; Arnaut Daniel, au contraire, dans une cansó aussi spirituelle que graveleuse, prend fait et cause pour le soupirant éconduit. Selon toute évidence, la motivation initiale de ce jeu-parti ventilé sur plusieurs pièces est le nom même du malheureux amant, Cornilh, qui rappelle singulièrement còrn (anus) et cornar (ici : souffler dans le còrn). Je signalerai en passant, dans ce genre de pièces, les jeux de mots latents et les homophonies entre le registre haut de l'amour (còr « cœur », còrs « corps, personne ») et le registre bas (cul, con, còrn, colh « testicule »), tous mots monosyllabiques et commençant par la même consonne. Mais les pièces les plus significatives sont sans doute les parodies grossières de poèmes célèbres : coblas obscènes sur des strophes de Bernard de Ventadour et de Folquet de Marseille, ou de troubadours inconnus, tenson scatologique entre Arnaut Catalan et Alphonse X de Castille sur le pet qui fait marcher les navires, et qui reprend le strophisme et les rimes de la célèbre chanson de l'alouette de Bernard de Ventadour. Rappelons à ce propos que le nom même du fameux troubadour, Ventadorn, interprété ventador (le « venteur » c'est-à-dire le « péteur »), a sans doute été le point de départ de bien des parodies scatologiques (cf. nos 35, 36, 37, 38, 39). Signalons enfin la tenson, carrément pornographique, de Montan avec sa dame, pièce dont R. Nelli a dit qu'elle était la plus licencieuse de toute la littérature occitane. Il s'agit évidemment d'une tenson fictive où la voix de la femme n'est qu'un leurre. Comme l'a bien remarqué J. Saint-Gérand à propos du contre-texte romantique, « rares sont les textes où la femme assume apparemment la parole érotique... C'est un homme, l'écrivain, qui délègue sa parole à la femme [ici en alternance avec un partenaire masculin] et vise un public d'hommes... Dans ce type de communication littéraire où le destinateur et le destinataire sont unis par leur appartenance à la communauté mâle, le message atteint le plus haut degré de suggestion érotique lorsqu'il donne l'impression d'être une incitation féminine ; lorsque Eros voit son message et sa messagère unis en un seul objet. Ainsi, de cette sémiologie infra-littéraire de l'amour sensuel, l'érotisme (sujet) et la femme (objet), constituent les termes d'une relation biunivoque définissant le sémème " sexe féminin ". A la vérité, le culte est inopérant, la lutte s'achève toujours par la victoire de l'homme, mais celui-ci ne rejoint pas la femme dans la paix retrouvée. L'homme recherche le plaisir, l'écrivain la complicité du public (11). »
Et nous en arrivons maintenant à notre quatrième rubrique, qui est celle du contre-texte féminin. Nous avons parlé ailleurs des femmes-troubadours, des trobairitz, auxquelles nous avons consacré un long article (12). Nous voudrions dire un mot ici sur le problème des tensons mixtes (homme/femme), dont nous venons de voir un exemple avec la pièce de Montan. On sait qu'il y en a un certain nombre (une dizaine) attribuées à des trobairitz. Il y a en fait, globalement, une vingtaine de tensons mixtes. Pour ce qui est des tensons anonymes, comme nous l'avons écrit, comment savoir en effet si l'auteur présumé en est un homme ou une femme ? Ou l'un et l'autre ? Ou bien des tensons fictives de l'un ou de l'autre, comme c'est le cas, bien évidemment, de la tenson pornographique de Montan ? C'est là tout le problème de la tenson et de son élaboration ; le problème aussi de l'authenticité (mais que veut dire ce mot au Moyen Âge ?) de la poésie féminine par rapport à celle de l'homme. Nous avons également montré qu'il était difficile et inadéquat d'étudier en bloc la poésie des trobairitz en se fondant sur le seul critère d'une éventuelle féminité définie par opposition, et sans se référer au contexte de la poésie troubadouresque dans son ensemble qui était sans aucun doute à dominance masculine. Dans ce sens donc — qu'on le veuille au non — le texte « féminin », qu'il s'agisse d'une féminité textuelle (texte d'homme « prêté » à une femme) ou de féminité génétique (texte de femme mais copiant les modèles masculins), demeure un contre-texte. La preuve la plus éclatante peut sans doute en être trouvée dans ce texte énigmatique, attribué à une trobairitz non moins énigmatique, Bieiris de Romans, et dont on ne sait pas si l'auteur présumé est un homme ou une femme (nº 43). Dans le premier cas, il s'agirait d'une pièce assez commune, véhiculant les topiques et les motifs habituels de la fin'amor, dans le second cas d'un poème homosexuel, le seul de toute la lyrique occitane. On conclura dans un sens ou dans l'autre selon ses présupposés idéologiques sur le Moyen Äge. Mais ce n'est pas là un argument suffisant. Quoi qu'il en soit, cette indécision même, qui nous irrite, est bien le signe d'une absence totale, à l'intérieur du texte, d'une écriture spécifiquement féminine qui lèverait toute ambiguïté. Le poème est donc bien, de toute façon, dans le code. S'il est l'œuvre d'un homme, il ne présente pratiquement pas d'intérêt, s'il est d'une femme, il serait le type même d'un contre-texte particulièrement séditieux, ou peut-être tout simplement ludique : et c'est à ce double titre que nous le retenons ici.
Et nous en arrivons maintenant à notre dernière rubrique : soit un ensemble de pièces que nous avons classées sous le titre général Hypertrophie du trobar, toutes pièces où le contenu se dilue à l'extrême, se convertit en un pur prétexte à des divertissements formels et linguistiques de toutes sortes, où le langage, dans la matérialité de ses structures (sonores, lexicales, rythmiques), devient une fin en soi qui se confond avec le sens, épisodique et contingent, qu'il génère. Ces acrobaties verbales, qui effleuraient déjà de-ci, de-là dans le trobar clus et ric (mais ce trobar n’était-il pas déjà un contre-texte ?), vont trouver leur épanouissement et leur systématisation un peu plus tard, vers la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe : goût du jargon, de l'énigme, de l'incongru, du jeu lexical et phonique gratuit, prédilection pour le débridé euphorisant des plus hauts raffinements poétiques et rhétoriques (rimes équivoques, rimes en écho, coblas reduplicativas, coblas replicativas, jeu subtil avec le clavier vocalique ou consonantique, etc.). Art d'artisans trop raffinés ou de disciples trop fidèles, ce vertige verbal, qui apparaît dès la fin du XIIe siècle avec Guilhem Ademar, va trouver sa perfection et son crepuscule, au XIVe siècle, avec le grand poète méconnu qu'est Raimon de Cornet (cf. pièces nos 49 et 50). On est toujours dans le code mais en rupture ludique avec des modalites trop contraignantes qu'on pousse jusqu'à l'exaspération. L'éclatement est désormais très proche. L'artefact médiéval d'Occitanie a atteint là une perfection dont la principale valeur, outre un charme subtil réservé aux seuls initiés, est désormais paradigmatique et didactique. Ce n'est pas pour rien qu'un certain nombre de ces pièces ont été retenues, comme modèles poétiques et comme référence d'écriture, par le grand code grammatical, poétique et rhétorique des Leys d'Amor. Il me plaît de souligner en passant que les subtilités techniques de l'art des Grands Rhétoriqueurs français, qui apparaissaient à leurs yeux comme une conquête, un savoir nouveau, une « science nouvelle », une « forme moderne » (je les cite), étaient déjà plus ou moins connues et pratiquées, quelque 150 ans avant, par les derniers représentants de la poésie troubadouresque.
Il nous reste maintenant à dire un mot sur les rapports du contre-texte avec ses auteurs et sa périodisation. Ce sujet mériterait un développement plus ample. Nous nous contenterons ici de quelques indications :
1. Sur les cinquante pièces que nous avons retenues, douze seulement sont anonymes. Il y a donc une forte proportion de pièces signées (soit trente-quatre auteurs différenciés), parfois des plus grands noms comme Arnaut Daniel, Guilhem de Berguedan ou Pèire Cardenal. Ces auteurs représentent en outre toutes les classes de la société : grands seigneurs comme Guillaume IX, Guilhem de Berguedan, le comte de Provence, le Bort del Rei d'Aragon, Alphonse X de Castille ; ecclésiastiques comme Pèire Cardenal, le Monge de Foissan, le Monge de Montaudon, Raimon de Cornet ; mais aussi jongleurs et pauvres chevaliers comme Gausbert Amiel, Guilhem Ademar ou Raimon Rigaut. Parmi nos textes, certains sont des unica : par exemple ceux de Gausbert Amiel, Raimon Rigaut, du Trobaire de Villa-Arnaut, de Clara d'Anduza ou de Bieiris de Romans. On remarquera au surplus que l'anonymat culmine dans le registre obscène et scatologique, ce qui ne saurait surprendre. Ajoutons enfin qu'un même troubadour peut parfaitement assumer à lui tout seul la dialectique du texte (registres de la fin'amor, de la morale, de la politique, du didactisme, etc.) et du contre-texte (burlesque, scatologique, obscène, etc.). On citera dans ce sens les noms de Guillaume IX, Guilhem de Berguedan, Arnaut Daniel, Bernard d'Auriac, Cerveri de Girone, etc.
2. Pour ce qui est de nos contre-textes et de leur ventilation en genres, on constatera que, là encore, ce sont les grands genres qui dominent : soit vingt-trois cansós (ou sirventés) et neuf tensons. Viennent ensuite les coblas (treize exemples), dont la finalité satirique et burlesque est bien connue. Pour les coblas scatologiques ou obscènes qui parodient des chansons à la mode, se pose néanmoins la question : la parodie s'est-elle limitée à cette seule cobla, ou bien s'étendait-elle à une cansó parodique tout entière dont nous n'avons conservé que la première strophe ? Signalons enfin deux pastourelles (nos 40 et 41) sur des sujets particulièrement graveleux. Sur ces deux pièces, la chanson de la Vieille en chaleur (nº 40) est la seule de tout notre corpus dont nous possédions une mélodie originale (13). Quant aux parodies identifiées, il est assez probable qu'elles étaient chantées sur la mélodie du prototype « sérieux ».
3. Quelle est enfin la périodisation de nos textes ? Il faut noter dans ce sens que le contre-texte troubadouresque apparaît dès le XIIe siècle : l'exemple le plus significatif étant sans doute, après les pièces de Guillaume IX, le cycle de poèmes autour de l'affaire Cornilh. Il n'en est pas moins patent que la grande majorité de nos contre-textes est de la fin du XIIe siècle et surtout du XIIIe. Au XIVe siècle, un grand nom, déjà mentionné, celui de Raimon de Cornet, que j'apellerais volontiers, beaucoup mieux que Guiraut Riquier, le dernier troubadour. Après lui, en effet, le grand chant troubadouresque, avec l'école toulousaine de la poésie florale, se fige en une poésie de survivance et de notables. Avec Raimon de Cornet meurent donc à la fois texte et le contre-texte occitans du Moyen Âge.
Ainsi — et ce sera là notre dernier mot — la grande aventure poétique occitane, qui avait pris son essor sur un contre-texte, avec le débridé érotique et burlesque du premier troubadour, s'achève aussi sur un contre-texte, dans l'exaspération verbale et crépusculaire de son dernier représentant. Il y a là un cheminement parallèle (entre texte et contre-texte) de plus de deux siècles, dont les actualisations sont évidemment inégales, mais qu'il ne faut sans doute pas négliger. L'image de marque de la lyrique amoureuse de l'Occitanie médiévale ne s'en trouve, pas ternie pour autant : elle en ressort au contraire marquée au signe d'une existentialité nouvelle et finalement plus authentique.
N. B. Les textes ici retenus ont toujours été pris dans l'édition critique apparemment la plus fiable. Nous en donnons systématiquement la référence. A plusieurs reprises, dans le cas de pièces particulièrement difficiles, nous avons eu recours au(x) manuscrit(s). Les principes de normalisation graphique sont en gros les mêmes que ceux de notre Anthologie des troubadours (Bibliogr. nº 5a).
Pour ce qui est des pièces scabreuses, nous tenons à avertir le lecteur que nous n'avons fait, dans leur traduction, aucun effort — au nom d'une pudeur ici parfaitement déplacée — pour en atténuer la virulence originale.
Notes :
1. Cf. NELLI : Écrivains anticonformistes, p. 9. (↑)
2. Avignon (Aubanel), vol. I, 1977, p. 7-8. (↑)
3. Cf. NELLI, ibid., p. 18. (↑)
4. Cf. APPEL : RLR, XL, p. 422. (↑)
5. Cf. CLUZEL : Le Troubadour Montan, p. 154-155. (↑)
6. Comme les autres chansons gaillardes de Guillaume IX, ou certaines pièces marginales de Raimbaud d'Orange, ou cette chanson vraiment curieuse de Daude de Pradas où le troubadour expose sa conception « ternaire » de l'amour à l'égard des trois grandes classes féminines : la haute dame (mariée), à laquelle on ne voue qu'un amour idéal, la soudadeira, instrument par excellence du défoulement sexuel, et, ce qui est nouveau, la jeune fille qui se situe au milieu, objet d'un amour qui n'est ni complètement charnel, ni purement platonique ; ou enfin cette tension entre le mari et sa femme, attribuée à Guilhem de Saint-Leidier (ou à Peire Duran), où l'épouse reproche à son mari de ne le lui mettre qu'à moitié, ce à quoi le mari répond qu'il le fait par ménagement pour sa femme, parce qu'il l'a trop long... Notre corpus aurait donc pu être aisément augmenté, encore que dans une mesure vraisemblablement assez faible. Nous regrettons toutefois d'avoir dû renoncer à cette sorte de Chanson des moines paillards, anonyme et inédite, conservée dans un manuscrit catalan de Sant-Joan de les Abadesses et que nous n'avons pas retenue, malgré son intérêt, à cause de l'incertitude de sa lecture (le manuscrit a été perdu pendant la guerre d'Espagne et l'on n'en possède qu'une photographie très difficilement lisible). En voici la première strophe : Ara lausatz ! Lausat, lausat / Li comandament l'abat. / Bèla, si vos eravatz / Monja de nòstra maison, / A profiech de totz los monges / Vos prendriatz liurason. / Mas vos non estaretz, Bèla, / Si totzjorns enversa non / Ço ditz l'abat. (Maintenant chantez les louanges. Loué, qu'il soit loué l'ordre de l'abbé. Belle, si vous étiez nonne de notre maison, au profit de tous les moines vous prendriez le tribut. Mais vous ne passerez pas de jour, ma belle, si ce n'est sur le dos : ainsi l'édicte l'abbé.) [Transcription de La Cuesta-Lafont, Cançons, p. 730 ; cf. aussi La Música a Catalunya fins al segle XIII, Barcelona, 1935, p. 406-407.] (↑)
7. Cf William D. PADEN, Jr ; Utrum Copularentur : of Cors, in « L'esprit créateur » (The Troubadour Lyric. Texts and Contexts), 1979, XIX, 4, p. 70-83. (↑)
8. Cf. J. SAINT-GERAND : L'Amour : érotisme, pornographie et normes littéraires (1815-1845), in « Aimer en France 1760-1860 » (Actes du Coll. intern. de Clermont-Ferrand, I, Fac. de lettres et sc. hum. de l'Univ. de Clermont-Ferrand II, nouv. série, fasc. 6-I, p. 194 sq). (↑)
9. Cf. LEHMANN, Bibliographie nº 50. (↑)
10. Cf. SAINT-GERAND, op. cit., p. 201. (↑)
11. Cf. SAINT-GÉRAND, op. cit., p. 200. (↑)
12. Cf. BEC: « Trobairitz et chansons de femme. Contribution à la connaissance du lyrisme féminin au Moyen Âge », Cah. Civ. Méd., XXII, 3, 1979, p. 235-262. (↑)
13. La Chanson des moines paillards du manuscrit de Sant Joan de les Abadesses, à laquelle nous avons dû malheureusement renoncer, possède elle aussi une mélodie originale (cf. LA CUESTA-LAFONT : Cançons, p. 730). (↑) |