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Salverda de Grave, Jean-Jacques. Le troubadour Bertran d'Alamanon. Toulouse: Imprimerie et librarie Édouard Privat, 1902.

076,008- Bertran d'Alamanon

COMMENTAIRE HISTORIQUE.

 

D’après Appel (1), ce sirventés a dû être composé après 1254, & plutôt en 1257, époque où se prépare l’élection du nouvel empereur ; il ne saurait être de 1248-1254, car alors saint Louis était en Orient, ni de 1245-1248, car alors Frédéric II vivait encore. Appel aurait pu ajouter que le reis castelans dont il est question aux vers 51 & suivants ne saurait être qu’Alfonse X, qui ne monta sur le trône qu’en 1252. Diez, au contraire (2), ainsi que Raynouard (3), croit que le pape dont il s’agit est Innocent IV (1243-1254) (4).

Il me semble évident que le poète n’a pas pu reprocher à saint Louis de ne pas aller à la croisade tant que celui-ci était en Terres Sainte. D’autre part, si la datation d’Appel était juste, il serait bizarre que Bertrand ne fît aucune allusion à la croisade si récente, & surtout on ne saurait quel était le danger terrible auquel la chrétienté était exposée au moment où le poète écrivait. C’est pourquoi il me semble qu’il faut avancer davantage la date du sirventés. Cela se peut sans difficulté, car la vacance du trône impérial s’est prolongée au delà de 1257 ; en 1256 meurt Guillaume de Hollande, mais sa place est donnée par les uns à Richard de Cornouailles, par d’autres à Alfonse X de Castille. Il restait donc en face deux concurrents au trône impérial. Ce n’est qu’en 1273 que, par suite de l’élection de Rodolphe de Habsbourg, l’interrègne prit fin. On voit donc que l’état de choses auquel le sirventés s’applique se prolongea bien au delà de 1257.

Cherchons à déterminer avec plus de précision la date du sirventés. A quoi peuvent bien se rapporter les mots que « la chrétienté se perd » ?

On sait que la croisade de saint Louis n’avait pas donné de résultats définitifs (5) ; pourtant, dans les six années qui suivirent son départ, les chrétiens de Palestine ne furent point dans une situation critique, parce que l’invasion des Mongols leur donnait un soutien contre les Musulmans d’Egypte. Ce ne fut qu’en 1260, après la victoire que les Mamelouks remportèrent sur les Mongols & qui amena sur le trône le célèbre Bibars, que le péril devint de nouveau menaçant pour les chrétiens de Syrie. Bibars n’avait qu’un but, celui d’exterminer tous les ennemis du mahométisme. On comprend donc que son avènement ait été pour les chrétiens un coup funeste, & que, à partir de 1260, « la chrétienté ait été en péril ». Il est vrai que ce n’est qu’en 1265 qu’il entreprend une expédition en Palestine ; mais il avait déjà, avant cette année, commencé à inquiéter les chrétiens de Syrie. Ainsi, c’est à partir de 1260, mais surtout de 1265 que les plaintes de Bertran peuvent être considérées comme l’écho des lamentations des chrétiens d’outre-mer. Ce qui confirme notre rapprochement, c’est qu’en effet jusqu’en 1266, année de la bataille de Bénévent, la politique papale n’avait pas eu le temps de s’occuper du sort de la Syrie : la lutte suprême des Hohenstaufen avec leurs ennemis accaparait toute l’attention & toutes les ressources dont disposait Clément IV. Or, c’est justement dès les premiers mois de 1265 que saint Louis avait fait part au pape Clément IV de son projet d’entreprendre une nouvelle croisade ; Clément avait essayé, mais en vain, de l’en détourner. Nous ne devons donc pas, dans la datation de notre pièce, aller au delà de 1265, car, à partir de cette date, l’appel à la croisade que Bertran adresse au roi de France n’aurait plus eu de raison d’être.

Il y a lieu de rapprocher de notre sirventés une poésie de Folquet, de Lunel, qui a été évidemment inspirée par les mêmes événements (6). J’appelle surtout l’attention sur les vers 46 & suivants:

 

... E l’emperi non estes pus vacan ;
E pueiz, ab totz los reys que baptism’an,
Anes venjar Jhesu Crist en Suria.

 

D’après Diez (7), Folquet aurait écrit après le mois d’avril 1272, date de la mort de Richard de Cornouailles, & avant le mois de septembre 1273, date de l’élection de Rodolphe de Habsbourg. Cependant, rien n’empêche de reculer de quelques années. Car c’est à partir de 1268 qu’Alfonse s’est activement mêlé aux affaires d’Italie (8) ; en 1269, il fait demander à Charles la mise en liberté de son frère Henri, & avec cette circonstance s’accorde très bien le vœu que Folquet exprime au vers 45 :

 

E qu’on rendes n’Enric, qu’ora seria.

 

La poésie de Boniface de Castellane (9), dans laquelle, au vers 32, il reproche également au clergé de tenir l’emperi vacat, daterait, d’après Appel de 1250-1254. Il s’appuie sur le fait que le troubadour n’y parle pas du roi de France, & que, par conséquent, celui-ci était probablement en Terre-Sainte ; ce serait donc de Conrad IV, non de Conradin, qu’il serait question au vers 30. Il me semble qu’il y a lieu de reviser la datation de M. Appel, car il n’y avait, pour Boniface, aucun motif de citer saint Louis. Or, puisque Colrat peut désigner aussi Conradin, nous n’avons, pour commencer, qu’un seul « terminus ante quem », c’est l’année 1262, où Bonifiée s’est révolté contre Charles d’Anjou ; à l’époque du sirventés, il lui est encore fidèle (v. 36 & suiv.) (10).

Au vers 15, il incite Henri III d’Angleterre à se venger de ses insuccès des années 1242 & 1243 ; il lui conseille de réclamer ses possessions, « maintenant que les autres ont tout perdu », ce qu’Appel rapporte aux malheurs de la croisade. C’est possible, en effet, quoique peu probable ; dans tous les cas, le sirventés pourrait difficilement être, placé en 1250, comme le permettrait la datation de 1250-1254 qu’a adoptée Appel ; car comment Boniface aurait-il, en 1250, pu parler comme il l’a fait de la croisade qui ne faisait que commencer ? D’autre part, je ferai remarquer que Henri d’Angleterre, en 1259, dans un traité conclu avec le roi de France, renonça à de grandes parties de son territoire en France (11). Il est vrai que Louis IX lui en laissa d’autres & que l’opinion générale fut que Louis avait été trop accommodant ; mais on ne peut pas s’attendre à un jugement impartial de la part de Boniface.

Ce qui corroborerait la date de 1259, que je voudrais assigner à cette pièce, c’est que l’allusion à la faiblesse du roi d’Aragon pourrait bien se rapporter au traité conclu en 1258 entre Jacme I & Louis IX, en vertu duquel le premier renonçait à tous les fiefs qu’il avait en France, sauf la seigneurie de Montpellier (12).

 

NOTES.
 
 
6. La correction est de M. Chabaneau.
 
17. M. Chabaneau lit altre au lieu de altre & propose de suppléer son cor ou sa pensa après a, ou veut corriger ainsi : en alre son enten, ce que, de son côté, M. Appel a aussi proposé.
 
22. M. Appel change vasal bon en vasals bons, sans doute à cause de caualiers & cauals (v. 21). Est-ce absolument nécessaire ?
 
23. Voyez Levy, o. l., I, p. 72.
 
27. Levy (Literaturblatt, XIV, col. 17) veut corriger troberan en trobaran, mais le futur avec e au lieu de a se rencontre (Appel, Chrestomathie, p. xix, & ci-dessous la pièce XVIII). Au vers 49, j’ai aussi laissé le futur garderan.
 
31. Appel se demande s’il faut lire can.
 
42. Appel : « Lises passe ou peut-être pase·s ? »
 
44. Il s’agit du roi Jacme I d’Aragon (1213-1276).

 

Notes :

1. Provenz. Inedita, Glossaire, s. v. papa. ()

2. Leben und Werke, p. 581. ()

3. Choix, V, p. 72. ()

4. L’Histoire littéraire, XIX, p. 466, place le sirventés en 1246. Cf. Papon, Histoire de Provence, III, p. 439 ; Millot, Histoire littéraire des troubadours, I, p. 397. ()

5. Je renvoie pour ce paragraphe à Sternfeld, Ludwig des Heiligen Kreuzzug nach Tunis, Berlin, 1896, p. 1 et suiv, et à H. Martin, Histoire de France, IV, p. 322. ()

6. Imprimée dans Raynouard, Choix, IV, p. 239. ()

7. Leben und Werke, p. 592. ()

8. Sternfeld, Ludwig des Heiligen Kreuzzug nach Tunis, p. 146. Déjà, en 1256, il s’était fait élire roi des Romains par la ville, de Pise et par Marseille. Voyez Sternfeld, Karl von Anjou, p. 123 et suiv., et cf. le Commentaire de notre pièce nº VI. ()

9. Imprimée dans Appel, Provenz Inedita, p. 82. Cf. le Glossaire, s. v. Colrat. ()

10. Cf. le Commentaire de la pièce VI. ()

11. Martin, Histoire de France, IV, p. 261. ()

12. Martin, Histoire de France, IV, p. 261. ()

 

 

 

 

 

 

 

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