COMMENTAIRE HISTORIQUE.
Les événements auxquels se rapporte cette pièce ce sont produits dans la seconde moitié de l’année 1230, &, comme Bertran parle de « l’autre dia » (v. 20), son sirventés doit être placé vers la fin de cette année (1).
En août 1230, Raymond-Bérenger, craignant que la ville de Marseille ne réussît à se soustraire à son autorité, & voulant la ramener de force à l’obéissance, mit le siège devant la ville. Le comte de Toulouse, appelé au secours par les Marseillais, s’empressa d’accourir, &, à son approche, le comte de Provence leva précipitamment le siège (2). Il y a entre cet épisode & le texte de Bertran une ressemblance parfaite (3). Seul le vers 24 pourrait faire difficulté, car l’histoire ne parle que d’un siège, tandis que le verbe issir (v. 23) suppose une occupation, ce qui est confirmé par le vers 16, où le poète loue (ironiquement) le comte d’avoir si bien déféndu ce qu’il avait conquis. Je ne sais comment expliquer cette contradiction. Bertran était-il mal renseigné, ou exagère-t-il à dessein ? Ou bien le récit historique est-il incomplet ? Dans tous les cas, cette petite différence de détail n’infirme aucunement notre rapprochement, qui s’impose & qui avait déjà été fait par Diez (4) ; seulement, celui-ci n’avait pas indiqué de date (5).
Le seigneur des Baux dont il est question dans l’avant-dernière strophe ne peut être que Hugues des Baux, le père de Barral, qui, ainsi que nous le verrons plus tard, a joué un rôle dans la guerre des deux comtes. Quant à la « honte » & le « préjudice » qu’il aurait essuyés d’après le poète (vv. 33 & 34), il est difficile de savoir, vu la pénurie de nos renseignements, à quoi ces mots se rapportent. Quel est l’endroit indiqué par sai ? Ou faut-il prendre ce mot dans un sens très étendu, « en Provence » ? Hugues a eu maille à partir avec le podestat & avec la commune d’Arles en 1228 (6) ; en 1230, il vend les droits qu’il a sur la vicomté de Marseille (7). Quel est le rôle que Raymond-Bérenger a joué dans tout cela ? Nous savons qu’en 1228 il conclut une alliance avec l’archevêque & la commune d’Arles (8), & il ne serait donc pas impossible qu’il fût pour quelque chose dans les mesures hostiles & vexatoires que, dans cette même année 1228, les autorités arlésiennes ont prises contre Hugues des Baux. Ce qui donne quelque fondement à la supposition que c’est à Arles que se seraient passées les choses que Bertran qualifie de « destric » & de « anta », c’est qu’alors sai signifierait à Arles. Or, le sirventés III montre que Bertran était personnellement mélé aux affaires d’Arles, & on pourrait croire que c’était là qu’il habitait.
La sympathie que Bertran éprouve pour Raymond de Toulouse n’a pas de quoi nous surprendre : le comte de Provence s’était aliéné par sa politique l’amitié des petits seigneurs, &, dans la guerre contre son voisin, il allait trouver parmi eux plus d’opposition que d’appui, ainsi d’ailleurs que dans les grandes communes, sauf Arles (9). Le ton qui règne dans le sirventés est donc parfaitement d’accord avec cette disposition hostile d’un grand nombre de Provençaux, qui allait, l’année suivante, amener l’alliance défensive conclue par la ville de Tarascon & les seigneurs des Baux avec Raymond VII contre tous, « sauf l’Église, l’empereur, le roi de France & les habitants d’Arles (10) ».
Je remarque, en passant, ce que l’on sait aussi d’autre part (voyez le sirventés nº III), que, si Raymond-Bérenger trouvait un appui dans Arles, il y était surtout soutenu par les autorités, tandis que le peuple lui était plutôt hostile.
Comparez encore la Note au vers 41.
NOTES.
8. Il paraît donc que le comte aurait négligé de venir en aide, probablement au seigneur des Baux.
15. Il est évident que ces vers ont un sens ironique ; c’est pourquoi la leçon de C est préférable, mais il est possible aussi que le contraste entre mal & les cinq ben des vers précédents soit voulu.
26. Ce vers et les suivants paraissent contenir une allusion à la guerre que le roi de France & surtout l’Église ont faite à Raymond VII, & qui s’est terminée par le fameux traité de Paris (1229), qui dépouillait celui-ci d’une grande partie de ses domaines. Le sens des vers serait alors: « Je connais un comte sympathique, véritable grand seigneur ; (je sais) que tout le monde le poursuivait ; (mais je sais aussi) qu’il a ... », &c. Corre a ici peut-être le même sens que dans courir un cerf ; la signification est devenue factitive (cp. cependant Levy, Prov. Suppl. Woerterbuch, I, p. 376). Vencer est employé absolument.
35. Baissat pourrait se rapporter à amta (donc « effacer la honte »), restaurar à dan. Il est vrai que la leçon de C présente cet avantage qu’alors on pourrait voir dans vencut & restaurar une répétition voulue de ces mêmes verbes dans la strophe précédente. Mais que pourrait signifier vaincre la honte ?
41. Le comte de Rodez dont il s’agit dans l’envoi est Hugues IV, sur qui on peut consulter : Eichelkraut, Folquet de Lunel, p. 8 ; Coulet, Montanhagol, p. 82 ; Diez, Werke, p. 413 ; Brinckmeier, Die proven. Troubadours, p. 176. Il était vassal du comte de Toulouse, & comme tel, il assiste en qualité de premier témoin au traité de Raymond VII avec la ville de Marseille (Ann. du Midi, 1899, p. 202). Le fait que c’est à lui que Bertran envoie son sirventés est donc significatif.
Notes :
1. D’après l’Hist. litt., XIX, p. 462, il y aurait dans cette pièce une allusion à la mort de Guillaume IV, prince d’Orange, mort en 1218. Millot mentionne notre sirventés (Hist. litt. des Troub., I, p. 402). (↑)
2. Annales du Midi, 1899, p. 201. (Cp. Hist. de Languedoc², VI, p. 664.) — M. Sternfeld, Das Verhaeltniss des Arelats zu Kaiser und Reich, pp. 73 et 89, mentionne deux sièges de Marseille, le premier en 1230, l’autre en 1237, qui tous deux auraient duré trois mois. C’est sans doute une erreur. D’ailleurs, Ruffi, qui place l’événement en 1237 (Histoire de Marseille, p. 125), cite Guill. de Puylaurens, lequel le place en 1233 ; il ne s’est pas aperçu de cette contradiction. (Cp. Papon, Histoire de Provence, II, p. 306.) M. Soltau (Blacatz, p. 55) place encore le siège de Marseille en 1237. (↑)
3. Guill. de Puylaurens, c. 42, in fine : « ... l’ennemi ne voulut même pas attendre le comte de Toulouse ». (Cp. v. 24.) (↑)
4. Leben und Werke der Troubadours¹, p. 467. (↑)
5. M. Soltau (o. l., p. 55, note), relevant ce fait, s’exprime d’une façon peu exacte. D’après lui, Frédéric II ne serait intervenu qu’en 1239 ; mais déjà en 1236, Grégoire IX lui en veut d’appuyer Raymond de Toulouse (Sternfeld, o. l., p. 90). Corrigez à la page 38, note : 97 en 76. (↑)
6. Sternfeld, Karl von Anjou, p. 263. — D’après Springer (Das altprovenz. Klagelied, p. 77), il aurait eu de 1225 à 1228 des démêlés avec Marseille. (↑)
7. D’après M. de Santi (Annales du Midi, 1889, p. 200), cela aurait eu lieu vers 1212. (↑)
8. Sternreld, Arelat, p. 73. — D’après de Santi (loc. cit.), Raymond-Bérenger se serait « emparé » de la ville d’Arles. L’Histoire de Languedoc (2e éd., VI, p. 664) dit : « qu’il avait soustrait la ville d’Arles à l’autorité et à la juridiction de l’empire. » (↑)
9. Sternfeld, Arelat, p. 73. (Cp. idem, Karl von Anjou, p. 5.) (↑)
10. Sternfeld, Arelat, p. 74. (↑) |