COMMENTAIRE HISTORIQUE.
Quoique les événements auxquels se rapporte cette poésie de Bertran ne soient connus que dans leurs grandes lignes, je crois qu’on peut la dater avec quelque vraisemblance. L’archevêque que le poète attaque avec tant de violence ne peut être que Jean Baussan, qui, en 1232, succéda à Hugues d’Arles (1). Ce fut un homme d’une extrême faiblesse de caractère, qui n’était pas à la hauteur d’une situation vraiment difficile (2). Pendant à peu près tout son pontificat, il eut maille à partir avec la commune d’Arles, &, comme toujours, ce fut auprès de Raymond-Bérenger & du parti clérical, puis auprès de Charles d’Anjou, que l’ennemi des grandes communes chercha du soutien.
La véhémence avec la quelle Bertrand s’en prend à l’archevêque ne s’explique qu’en plaçant le sirventés à un moment de crise. Or, l’histoire fait mention de deux occasions où l’effervescence causée par la maladresse, &, peut-être, la mauvaise foi de Jean Baussan amena une véritable révolution ; ce fut en 1235 & en 1249. Nous avons donc le choix entre ces deux dates. Voyons s’il y en a une qui s’impose.
Je commence par le dernier de ces deux soulèvements. En 1239, la ville s’était soumise à Raymond-Bérenger, qui y avait rétabli l’ordre & qui avait consolidé la position de l’archevêque, si éprouvée dans la révolution de 1235, dont nous parlerons tout à l’heure. Mais, en 1245, le comte de Provence étant mort, les anciennes factions qui divisaient la ville relevèrent la tête, un gouvernement démocratique fut investi du pouvoir, & on résolut de refuser nettement l’obéissance à Charles d’Anjou, dont la candidature à la succession de Raymond-Bérenger avait dès lors de grandes chances de succès. Charles, devenu comte de Provence, au lieu de saisir le taureau par les cornes & de soumettre de force les grandes communes, se croisa en 1248 ; nous verrons, dans la suite, que Bertran lui en voulait à cause de cette attitude plutôt faible. Immédiatement après le départ des croisés (1249), la fureur populaire en vint dans Arles à des excès inouïs : on pillait les maisons riches & les églises, on mettait à la torture & on tuait les bourgeois qui s’opposaient au nouvel état de choses & qu’on soupçonnait de favoriser la domination des Français. On en vint même à tenir l’archevêque prisonnier dans son palais & à le forcer de demander lui-même un sauf-conduit pour sortir de sa ville.
Il me paraît insoutenable que la poésie de Bertran se rapporte à ces événements (3). Remarquons surtout que l’attitude de Bertran envers Charles d’Anjou n’a pas été ouvertement hostile : les deux sirventés dont nous aurons à parler tout à l’heure, & d’autres encore, montrent que, tout en désapprouvant certaines mesures & la conduite générale de Charles, il le considérait pourtant comme le seigneur légitime de la Provence. Or, en 1249, attaquer l’archevêque, c’était en même, temps se déclarer pour ses ennemis, qui étaient les ennemis les plus acharnés de Charles d’Anjou. D’ailleurs, le sirventés nº IV prouvera explicitement que Bertran a eu à souffrir lui-même des révolutionnaires d’Arles.
Voyons si le sirventés s’applique mieux aux événements de 1235. À cette époque, la situation était tout autre à Arles. Anibert a montré que la réunion en une seule personne de toutes les attributions qui appartenaient à l’archevêque d’Arles devait nécessairement provoquer des complications. On avait tâché d’y remédier en instituant un podestat, mais celui-ci était une créature de l’archevêque. Pour introduire de force les réformes qu’on jugeait nécessaires, il s’était formé à Arles des clubs, des « confréries », qui constituaient pour l’archevêque un danger toujours menaçant ; aussi, en 1234, ce prélat finit par les interdire sous peine d’anathème. On ne sait pas quelle cause amena, en 1235, l’explosion de la haine soulevée contre l’évêque par ses mesures sévères. Elle fut terrible, & peut-être le sirventés de Bertran pourra-t-il l’expliquer jusqu’à un certain point. Mais d’abord nous aurons à nous demander si la supposition que Bertran a, en cette affaire, pris ouvertement parti contre l’archevêque peut se soutenir. Il serait invraisemblable qu’il se fût senti plus attiré vers la démogagie en 1235 qu’en 1249 ; aussi n’est-ce pas la sympathie qu’il aurait eue pour les meneurs de la démocratie qui doit l’avoir engagé à se déclarer contre l’archevêque. Seulement, cette guerre des factions avait une signification plus profonde que ne le ferait supposer son caractère purement local. Au fond, c’était encore une des manières dont se manifestait l’antagonisme entre Frédéric II, soutenu par le comte de Toulouse & les petits seigneurs de la Provence, & le pape, dont la politique était défendue par le clergé, par Raymond-Bérenger & par l’archevêque d’Arles, les champions ordinaires du cléricalisme en Provence. Or, quoi de plus naturel que Bertran, ainsi qu’il l’avait fait dans la guerre de 1230, ait défendu le parti des seigneurs (4) ? Remarquons, au surplus, que son attaque contre l’archevêque est purement personnelle, qu’il ne souffle mot des espérances révolutionnaires que les démagogues d’Arles fondaient sur la chute de leur ennemi. S’il lui en veut, c’est à cause de ses malhonnêtetés, de ses crimes même, c’est sans doute aussi à cause de son attitude envers l’empereur.
Anibert parle d’une convention qui, en 1234, aurait été conclue entre le podestat & l’archevêque. D’après Sternfeld, elle aurait été franchement hostile à l’empereur ; il s’y agissait des revenus que la ville tirait des péages, &c., & les deux signataires convenaient de les partager entre eux deux ; or, c’était là une violation des droits de l’empereur, qui avait toujours touché la moitié de ces revenus. La convention stipula que l’archevêque ne participerait aux revenus de la gabelle du sel qu’après expiration du bail passé entre la commune d’une part & Guillaume de Jonquières & ses associés de l’autre. Ce renseignement d’Anibert est-il exact ? Ce qui mérite d’être relevé, c’est que, parmi les griefs que Bertran a contre l’archevêque, le seul qui soit précis est d’avoir tué « Jonqera » (v. 23). Je ne sais à quoi se rapporte le détail de la « maison obscure » (v. 24), mais la supposition se présente naturellement à l’esprit, que la révolution de 1235 aurait été provoquée par quelque guet-apens tendu par l’archevêque à ce Jonquières, dont la mort devait lui assurer les revenus de la gabelle du sel. Cette hypothèse, si elle était fondée, nous permettrait d’assigner au sirventés une date assez précise, soit la fin de 1234, soit le commencement de 1235, avant l’époque où l’archevêque fut chassé d’Arles. Que ce soit avant ce dernier événement que le sirventés a été écrit, c’est ce que prouve l’absence de toute allusion à cette fuite, & surtout le conseil que, au vers 44, le poète donne de mettre l’archevêque desot la lausa. Celui-ci était donc encore libre & se trouvait encore à Arles.
Quel est le légat dont Bertran menace l’archevêque ? Nous savons qu’en 1236 l’archevêque de Vienne, comme légat du pape, prit des mesures sévères contre plusieurs grands seigneurs (5). Qu’il s’agisse de lui ou d’un autre, le fait que Bertran tâche d’effrayer l’archevêque par la perspective de l’arrivée d’un envoyé du pape montrerait que, en 1234 ou 1235, le pape n’avait pas encore pris ouvertement parti pour le prélat, comme il le fit en 1237 (6).
NOTES.
4. Donei de mala cassa. Raynouard y voit casa « maison » ; mais le mot a s dure. C’est plutôt le subst. cassa (voyez Levy, Supplement-Woerterbuch, & le Dictionnaire général), qui signifie entre autres choses : « bassin de métal qui va au feu ». Le sens littéral serait donc: « Je lui dirai des galanteries de (cuites dans une) mauvaise casserole. » (Jeanroy.)
7. Ni tem duptar. Est-ce une tautologie ? Ou vaudrait-il mieux admettre la leçon de Nostre-Dame?
9. À quoi se rapporte o ? Faut-il suppléer : « ce que Dieu a ordonné » ? Cp. Coulet, Montanhagol, p. 74, note au vers 25.
11. La massue était le symbole de la folie. Voyez, par exemple, Bédier, Tristan, p. 250.
13. La construction de la phrase est : Nuls hom non ui tan fals coronat qe tengues terra.
16. On pourrait corriger, d’après Nostre-Dame, baissa e aterra, pour éviter la répétition de terra, qui se trouve déjà à la rime au vers 13.
De cette façon, on ferait disparaître l’hiatus qu’il y a dans ce vers. Toutefois, ce n’est pas à cause de cela seul qu’il faudrait corriger le vers, l’hiatus étant parfaitement admis dans le vers provençal. Notre sirventés en a un autre exemple au vers 23.
19. Lisez enclau ?
22. Cp. l’anc. fr. sousterrer.
40. Je ne sais pas comment il faut traduire fon.
43. Remarquez l’accentuation irrégulière de la 3e pers. plur. vendon (: perdon). Cp. pour l’ancien français Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes, II, § 139.
54. Si le mot laitz doit être considéré comme rimant en -atz nous avons affaire à une rime inexacte.
Notes :
1. Sternfeld, Arelat, p. 78. (↑)
2. Voyez sur ce qui suit : Sternfeld, Arelat, p. 92 et suiv. ; Anibert, Mémoires historiques et critiques sur l’ancienne République d’Arles, III, p. 73 et suiv. ; Sternfeld, Karl von Anjou, pp. 34, 54 et suiv. (↑)
3. C’est l’avis d’Émeric David (Histoire littéraire, XIX, p. 467). (↑)
4. « Bertrand de Lamanon kennzeichnet in dem grossen Streite der Zeit kühn die kaiserfreundliche Gesinnung, die sich in der Nobilitaet des Südens von alters her erhalten hat » (Sternfeld, Karl von Anjou, p. 53). (↑)
5. Sternfeld, Arelat, p. 86. (↑)
6. Ibid., p. 94. (↑) |