LA COUR DE MONTPELLIER.
L’EMPERAIRIS.
(CHANSONS III, IV, V.)
Eudoxie, fille du célèbre empereur de Constantinople, Manuel Commème (1143–80), arriva à Montpellier, ayant été demandée en mariage par Alfonse I d’Aragon (1162–96), et, lorsque les envoyés byzantins y apprirent que le roi avait epousé entre temps Sanche de Castille, ils cédèrent aux instances de Guillaume VIII de Montpellier (1172–1202) et lui donnerent pour femme la princesse : ceci se passa non pas en 1181 mais en 1174 (1).
Entre cette date et celle de sa répudation (1187) se place donc le séjour de l’ « impératrice » à la cour de Montpellier : la poésie provençale en contient quelques souvenirs, soi concernant l’aventure romanesque de son arrivée en Occident (Peire Vidal et Bertran de Born) soit marquant simplement sa présence à cette cour méridionale (Giraut de Borneil et Folquel de Marseille), soit ayant trait à sa répudiation (Folquet de Marseille).
Peire Vidal dit dans une chanson écrite en Espagne : E plagra·m mais de Castela Una pauca jovencela Que d’aur cargat mil camel Ab l’emperi Manuel (364, 11, éd. Bartsch n. 14 pp. 30–2). Bartsch (P. V. p. VI) et Schopf (Beitr. P. V., Breslau 1887, pp. 24–5) y voyaient une allusion à Guillalmona, une dame de Castille mentionnée ailleurs par Peire Vidal. Il me paraît évident que Peire Vidal vise le mariage d’Alfonse d’Aragon, son protecteur, avec Sanche de Castille, en approuvant l’abandon d’Eudoxie : les deux derniers vers ne peuvent n’avoir eu aucun sens précis, et si le poète dit dans les deux premiers qu’il aimerait mieux même une petite Castillane, il est naturel d’entendre « et non seulement la première des Castillanes » (2).
Bertran de Born, dans la strophe Molt trahi lait l’emperairitz de son premier sirventes contre le roi d’Aragon, composé vers 1184, exageré en accusant le roi d’avoir volé l’aver que Manuels trames E la rauba e tot l’arnes, et en ajoutant qu’ensuite el n’enviet per mar marritz La domna e·ls Grecs que ac trahitz (80, 32, str . VII) : cette allusion, connue depuis longtomps (Diez2, 180 ; éd. Stimming 190 et 283 ; éd. Thomas, 47), confirme parfaitement les informations historiques, et, si les faits y sont dénaturés, c’est que cette violente attaque de Bertran de Born contre le roi consiste, dans tous ses détails, à présenter sous un jour défavorable a celui-ci, et sans scrupules d’exactitude, des faits d’un fond réel.
Giraut de Borneil mentionne l’emperaris Que tan gent m’a conquis dans une strophe, récemment publiée pour la première fois, de la chanson 42, 75 (éd. Kolsen, Saemmtl. Lied. G. B. Halle, 1907 t. I fasc. 1, n . 7, str. V) : il s’agit, naturellement, d’Eudoxie.
La première des deux allusions de Folquet à l’imperatrice se trouve dans la strophe I de la chanson 155, 23 (n. III.) Cette simple et conventionnelle louange a permis à l’auteur de la razo I et aux critiques modernes de créer une anecdote romanesque sur notre troubadour (voy. p. 143 ss.).
La seconde allusion de Folquet se trouve dans la strophe VI de la chanson 155, 27 (n . IV) et concerne la répudiation d’Eudoxie. Voici ce que nous en savons par l’histoire. Cet évènement eut lieu en 1187, car c’est en avril 1187 que Guillaume épousa, en Aragon, Agnes, parente d’Alfonse I (D’Achéry, Spicilegilum III, 550 ; cf. A. Germain l. c. XLVI). Pourquoi répudia-t-il sa femme ? Il dit dans son contrat de mariage avec Agnes : « Ego Guillelmus, Montispessulani dominus, procreandorum filiorum amore, elegi mihi sponsam assumere nomine Agnetem »; la même raison fut invoquée par lui dans les pertractations ultérieures avec le Saint-Siège ; et, comme il n’avait eu d’Eudoxie qu’une fille, Marie, la raison principale de la répudiation pouvait bien se trouver là, comme dans beaucoup de cas analogues. Mais un autre indice se trouve dans le fragment déjà mentionne d’une lettre d’Innocent III : « inter te et ipsam suborta discordia, eam sine judicio Ecclesiae a tuo consortio separasti » (Delisle l. c.) Enfin dans la lettre pontificale de 1202 il y a plus de précision : « Tu vero, uxori tuae nihil quod divortium induceret, sicut asseritur, objecisti, cum, etsi fides tori sit unum de tribus bonis conjugii, non tamen ipsius violatio conjugale vinculum violasset » (Migne 214, pol. 1132) ; Guillaume reprocha done à Eudoxie, à tort ou à raison, l’infidélité, ce qui ne pouvait pas, toute fois, d’après les lois de l’Eglise, faire annuler son mariage (3). Les premières conséquences du nouveau mariage de Guillaume ne nous sont racontées que par Gariel (p. 234) qui paraît cependant avoir utilisé des documents authentiques : Guillaume fut excommunié par l’évêque de Maguelonne et par l’archévéque de Narbonne ; Eudoxie, afin d’éviter la rencontre avec Agnès, se rendit dans le monastère d’Aniane où elle mourut ; la première de ces informations est indirectement confirmée par le privilège que le pape Celestin III accorda à Guillaume, en décembre 1191, de ne pouvoir être excommunié que par le Saint-Siège ou un légat spécial (Migne 206 p. 903) ; la seconde sera discutée plus loin. Un renseignement sur Eudoxie se trouverait encore dans le fragment cité d’une lettre d’Innocent III qui s’arrête sur cette phrase non achevée : « et licet postmodum ipsam (uxorem) curaveris revocare, indignans tamen de hoc . . . » (Delisle l. c.) ; mais la valeur historique de ce document ne me paraît pas inattaquable (4). D’après un autre renseignement, Eudoxie ne survécut que de quelques années à sa répudiation : il paraît, en effet, que des six fils de Guillaume et d’Agnès, qui avaient eu encore deux filles, l’ainé Guillaume seul était né du vivant d’Eudoxie, et nous savons que la date de sa naissance est antérieure à 1191, car Celestin III en parle déjà dans sa lettre (5).
L’allusion de Folquet, comment se rattache-t-elle à la réalité historique ? Son interprétation ne va pas sans difficultes. Ecartons d’abord l’hypothèse que le v. 60 : c’om (ou bien com) fols si sap dechazer, accable, par antithèse au v. 57 : a poiad’ e·ls aussors gratz, l’impératrice elle même, coupable et dechue par sa propre imprudence : le ton général de cette strophe, empreinte de bienveillance pour celle-ci, ainsi que l’emploi du msc. fols, s’opposent nettement à cette interprétation : c’est le mari d’Eudoxie qui y est visé et nous verrons Folquet demander son pardon dans la chanson 155, 8 (n. V). Restent encore deux interprétations possibles. Les vv. 58–60 pourraient être lus : E si·l cor(s) no (ou bien no·n) fos forssatz Ben fera parer (ou bien saber) C’om fols si sap dechazer, « et si mon coeur (cf. VII, 1) n’était pas attristé, je montrerais qu’un homme fou sait se faire tort », ç.-à-d. le troubadour ne s’arrête pas sur la follie de Guillaume, étant trop attristé. Une autre interprétation, plus hardie mais moins vague, serait : « Et si sa personne n’était pas privée de liberté, elle ferait voir qu’un homme fou sait se faire tort », ç-à-d. : si l’on pouvait voir l’impératrice, la follie de l’homme qui l’a repudiée éclaterait à tous les yeux ; (·l cors équivalant à sos cors pour indiquer le sujet de la phrase précédente ne serait pas impossible, et pour forsatz le sens en question est attesté). C’est ici le lieu de revenir à l’affirmation de Gariel qu’Eudoxie se serait rendue dansle monastère d’Aniane. Folquet dit aux vv. 55–6 : pos n’es mens l’emperairitz, et c’est un témoignage authentique. Donc, de deux choses une : soit Eudoxie a été renvoyée par son mari en Orient, soit la porte d’un monastère la sépara du siècle. Son départ pour Constantinople n’est attesté d’aucune façon, et, si elle avait joui de pleine liberté d’action, on s’attendrait à trouver quelque trace de ses démarches pour l’inviolabilité de son mariage et en faveur de sa fille. Sans en avoir la certitude, nous sommes donc toutefois amenés à croire que Gariel a bien eu sous les yeux quelque preuve de la présence d’Eudoxie à Aniane. Mais voici ce qui est frappant : Aniane fut une abbaye d’hommes : et son abbé à cette époque (1164–88) ne fut autre qu’un oncle de Guillaume de Montpellier, Raimond Guillelmi (G. Chr.2 VI, 840–2, H. g. Lang.2 VI, 117, et Cart. d’Aniane p. p. Uassan et Meyniel, Montp. 1900, p. 484) ; Eudoxie, qui n’avait qu’à partir ou à choisir entre les deux abbayes benedictines de filles se trouvant dans les environs de Montpellier, se rendit-elle à Aniane de son propre mouvement, ou bien est-il peut-être plus naturel de supposer que ce fut Guillaume qui, pour ne pas laisser se répandre le scandale et pour eviter la restitution de la dot à Eudoxie, la remit sous la tutelle de son oncle ? En tout cas, si, après sa répudiation, Eudoxie se trouvait à Aniane, fût ce par contrainte ou de libre volonté, mais surtout dans le premier cas, Folquet pouvait la dire « privée de liberté » on ne saurait cependant se dissimuler que l’interprétation que nous venons d’exposer, appelle des réserves, la simplicité de la leçon en même temps que la certitude du commentaire historique laissant à désirer.
Dans la chanson 155, 8 (n. V), Folquet dit à la fin : « dis, chanson, à Guillaume de Montpellier, bien que cela ne lui plaise pas, que sa valeur toujours plus grande m’oblige à demander son pardon ». Vers 1191, ou même plus tot, on commença à traiter entre Marseille et Montpellier le mariage de Barral avec la fille de Guillaume et d’Eudoxie (voy. chap. suiv.). Les relations entre les deux cours étaient bonnes. Folquet, poète attaché à la personne de Barral, tient à réparer publiquement son attaque publique lancée contre Guillaume au moment de la répudiation de l’impératrice (6).
Notes
1) Ces faits sont relatés avec détail dans le Ie chapitre de la Cronica o Commentari del. glor. et invict. Rey En Jacme, éd. Valencia 1557, fol. II : Alfonse d’Aragon ayant été le grand père paternel de Jacme, Eudoxie sa grand’mère maternelle, la valeur historique de cette source est sérieuse, d’autant plus que certains details de son récit (p. ex. la convention au sujet de la succession à la seigneurie de Montpellier) se laissent contrôler par d’autres documents authentiques. La Cronica ne donne pas de date, mais on y voit que l’arrivée d’Eudoxie fut peu postérieure au mariage d’Alfonse avec Sanche dont la date, 18 janvier 1174, est connue avec taute précision désirable (voy., en dernier lieu, D. J. Miret y Sans, Itinerario del rey Alfonso dans le Boletin de la R. Ac. de buenas letras de Barcelona, III, 278 ; cf. Hist. g. Lang.2 VI, 62) ; il faut rectifier comme n’ayant aucun fondement historique la date de 1181 que l’on a dû substituer à la date exacte dès qu’on avait enrichi le récit de la Cronica de ce détail que l’empereur Manuel mourut pendant que sa fille était en voyage (Aigrefeuille, Hist. Montp. 1737, nouv. éd. 1875–82, I, 68) ; cette date erronée se retrouve dans A. Germain, Hist. comm. Montpellier, M. 1851, t. I, Intr. XLIII, et, par Diez L. u. W. 2 198 et Chabaneau Biogr. troub. 290, elle passa dans l’histoire littéraire des troubadours. Guillaume de Puylaurens, mentionnant le premier mariage de Guillaume appelle la princesse byzantine « Graecam nomine (lis. natione), neptem Emmanuelis imperatoris Constantinopolitani » (Rec. hist. Fr. XIX, 201) ; l’autorité de la Cronica, qui parle d’une fille de l’empereur de Constantinople, paraît être dans ce cas plus grande que celle du chroniqueur meridiona ; ajoutns que la razo II sur Folquet et une razo sur Bertran de Born sont d’accord avec la Cronica ; enfin le titre de l’ « impératrice » indique plutôt une fille de l’empereur. Innocent III écrit à Guillaume de Montpellier 1202 : « Ex parte tua nostro fuit apostolatui reseratum quod olim cum quadam nobili Graeca matrimonium sollempniter contraxisti » (Delisle, Les rég. d’In. III, dans la Bibl. Ec. Chartes 1885 pp. 86–7). Gariel Series Praesulum Magalonensium2, Toul. 1665, p. 278 rapporte, d’après un registre, un acte de 1207 : « Domina Maria, filia quondam Guillemi D. Montispess. et Imperatricis Eudoxiae . . . » et une autre publication du résumé de cet acte confirme l’exactitude de celle de Gariel : « la reyne Marie, fille de Guillaume et de l’impératrice Eudoxie » (Arch. de la V. de Montp., Inv. et Doc., p. p. l’adm. munic., M. 1895–9, t. I, 14) ; c’est la seule source pour le nom de cette princesse ; le fait qu’elle est nommée impératrice dans un document officiel de même qu’elle le fut dans les chansons des troubadours, est d’accord avec l’usage fréquent dans le Midi (p. ex. Garsende, fille du comte de Provence Alfonse II et femme du vicomte de Bearn est appelée dans ses actes « comitissa », Bol. Ac. b. let. Barc. I, 282, 291, et p. ex. Sancia, fille du roi d’Aragon Alfonse I et femme du comte de Toulouse, est constamment appelée « reina » par les troubadours).
2) Cette allusion se prêterait beaucoup moins, si l’on y pensait, à être rapportée à la répudiation d’Eurloxie par Guillaume de Montpellier en 1187 et à son mariage avec Agnes que les historiens appellent d’ordinaire « de Castille, à tort, cependant, car Alfonse d’Aragon l’appelle dans une donation faite en son faveur au moment de ce mariage « consanguinea mea » (Liber instr. et memor., Cartulaire des Guil. de Montp., M. 1884–6, pp. 169–70 ; la source de l’erreur se trouve sans doute dans le chap. III de la Cron. de Jacme qui se montre, toutefois, bien prudente : « una altra dona que era de Castela, de la qual nous membra lo nom del pare, mas ella havia nom dona Agnes »).
3) C’est évidemment sur cette lettre que s’appuie Du Cange (Hist. Byzant. P., 1680, p. 185) en parlant de « violata thori fide ». La razo III sur Folquet, en donnant le même motif est donc d’accord avec l’histoire et M. Chabaneau (Rev. lang. rom. XX, 113, note) s’est trompé de même que A. Germain (Cart. des Guil. p. XVII, note) en croyant qu’elle et ait seule à donner cette explication. (M. Chabaneau a compris le récit de la razo dans ce sens qu’Eudoxie aurait été répudiée à cause de ses relations avec Folquet, ce que A. Germain a precisé dans son Introduction citée, faite en collaboration avec le savant provençaliste ; M. Zingarelli, p. 47, indique la note de M. Chabaneau et dit : « che appunto sia stato Folchetto la causa dello scandalo non possiamo saperlo ». Nous avons vu que l’amour de Folquet vers l’impératrice n’était qu’une légende née dans l’imagination de l’auteur des razos auquel les critiques modernes voudraient d’ailleurs, dans ce cas, faire dire plus qu’il ne voulait lui-même). Gariel donne une explication qui a été acceptée par tous les historiens : « dissidii pomum ab Eudoxia illatum est quae Graeco tumida supercilio, marito sibi generis claritudine longe impari gloriosius insultabat, iniecta sibi coniugii vincula tametsi repugnanti cum lamentis exprobans, (p. 233) ; une mention de ce genre pouvait bien se trouver parmi les griefs soulèves par Guillaume contre sa femme, mais, d’autre part, Gariel peut avoir conjecturé lui-même ce motif (la Chronique des évêques de Maguelonne d’Arnaud de Verdale ne dit rien de cette affaire, éd. A. Germain sans les Mém. soc. arch. Montp. 1881, voy., pp. 532–40 sur Jean de Montlaur et ss.).
4) Nos trois citations (pp. 152, 154, 155) rapportent tout ce que renferme ce fragment. Or, le copiste du régistre en question le place entre les nn. 73 et 74 de la cinquième année du pontificat d’Innocent III (1202), et la lettre entièrement conservée que le pape adressa à Guillaume y occupe le n. 78 : les deux lettres seraient donc, à peu près, de la même date (déc. 1202), ce qui n’est guère probable. La première n’est évidemment qu’un brouillon et si la rédaction définitive ne contient plus le détail en question, est-il sur qu’il a été exact ? A. Germain (Intr. Cart. Guil p. XXII) croit que le rappel d’Eudoxic eut lieu après la lettre d’Innocent III de 1202 : ceci est en tout cas impossible.
5) On lit dans l’acte de renonciation de Marie, fille unique de Guillaume et d’Eudoxie, à la seigneurie de Montpellier : « renuncio omni juri scripto, vel non scripto, michi competenti seu competituro eo quod, matre mea vivente, Guillelmus, frater meus, filius domine Agnetis, natus esse dicitur, et eodem modo de omnibus masculis gradatim ex iis nascituris . . . » (Cart. des Guil. 353–4). En tout cas, ces mot « natus esse dicitur » paraissent indiquer qu’au moment où cette charte était redigée, en décembre 1197, Eudoxie ne vivait plus depuis assez longtemps.
6) La strophe V de la chanson n. IV, dont la strophe VI est consacrée à cette affaire, ne se trouve que dans une branche des mss. On pourrait se demander : cette strophe n’est-elle pas une addition postérieure en vue de remplacer la strophe injurieuse ? C’est bien douteux. Dans le planh (n. XVII) il y a aussi une strophe, la IV, que plusieurs mss. omettent. Or, ces deux pièces seules dans le chansonnier de Folquet ont six strophes, et tout peut s’expliquer par une tendance des mss. à les ramener au nombre habituel de cinq strophes. |