14. agrazir. Toutes les éditions anteriéures donnent : e fes so say a grazir, ce qui n’est pas une construction satisfaisante ; d’autre part grazir est en rime 47. Le verbe agrazir manque à RL. et à Levy, S.-W. qui donne, toutefois, l’adj. agrazida « plaisant » (I, 34) en proposant de le corriger en « e grazida ». Il convient de rapprocher ce verbe de l’it. aggradire « ricevere con piacere » (Tommas.-Bellini I, 262 ; Voc. Ac. Crusca I, 300), du cat. agrahir « regonéxer los beneficis, pagar l. b., donar las gracias, premiar un servez o accio distingida » (Labernia, 60), du prov. mod. agradi que Mistral (I, 50) signale, pour la région des Alpes, dans son article agrada « agréer ». L’anc. prov. agrazir peut donc avoir eu le sens non seulement de « agréer » mais aussi de « accepter avec reconnaissance, payer de reconnaissance » comme l’it., le cat., et comme le prov. grazir (L. S.-W. IV, 180–1, n. 1 et n. 4).
26. per aver que·y do et cf. V, 32 per mal que·il sapcha far. Voy. RL. IV, 512 art. per ; autres exemples : Per sagramen c’om me plevis Non creiria Gir. de Borneil 242, 54, Bartsch-Koschwitz Chr.6, 113 ; Per dan qui d’amor m’aveinha Non laisserai Que joi e chan no manteinha Peirol 366, 26 ; E ja per mal que·m sapcha far Non puesc esser de lieys amar partens Sordel 437, 2, Appel Chr. 31, 35–6 ; Ges no fera los ginnos raire Per nulla ren c’om li disses Flam. 1554 ; Ancmais no volc enganar las finas ni las leials per mal qu’elas li fezeson sofrir Razo III Raim. Miraval ; Totas las obras que fas, per bonas que sian Trat. Penit., Studj V, 294 et Degus homs, per bos que sia ib., 316. C’est une construction comportant le sens concessif : un substantif ou un adjectif, précéde de per et suivi de que rel. avec subjonctif ; mais en réalité c’est un remaniement d’une simple proposition concessive : le subst. ou l’adj. que l’on désire souligner est mis, par anticipation, en tête de la proposition, ce qui permet de remplacer la conjonction concessive par la preposition per avec un que relat. après ce subst. ou cet adj. Le sens est donc : « quoiqu’il y dépense une (grande) fortune », « aucun homme, quoiqu’il soit (très) bon ». Cf. dans RL. IV, 513 une construction analogue dans laquelle l’anticipation est remplacée par cant « quantum », quand il s’agit d’un verbe ou d’un adverbe (resp. d’un adj.) : Aranha . . . la moscha tocant sa tela, per quant que sia lonh, percep soptament ou bien : No es cas, per cant que se garde del fag. — Une pareille anticipation pouvait avoir lieu, et dans le même but, en dehors des propositions concessives : pe·l sen qu’el rete V, 25 équivaut à « parce qu’il retient la raison » avec le subst. sen souligné ; cf. p. ex. E, per la bon’amor que·il portan, De lur pena no lur sove Flam. 1356.
FOLQUET ET LA DEFAITE D’ALARCOS.
(CHANSON XIX).
Cette pièce a été datée comme postérieure à la bataille d’Alarcos (19 juillet 1195) et antérieure à la mort d’Alfonse II d’Aragon (26 avril 1196) (1) ; on n’a pas remarqué que la razo IV plaçait avant la chanson de Folquet non seulement la bataille d’Alarcos mais aussi des invasions ultérieures des Maures survenues en 1196 et 1197 (cf. p. 150) ; mais, quoi qu’en dise la razo, nous montrerons, par l’examen de l’allusion au roi d’Aragon, l’exactitude de la datation de Diez. D’autre part, il convient de serrer de près le sens de la strophe V dont on n’a ni expliqué ni relevé le ton moralisant à l’égard d’Alfonse VIII de Castille.
1. nostre reys d’Arago (37–44). « Ce roi est certainement Alfonse II protecteur de Folquet » dit M. Lewent. Avons nous cependant de quoi affirmer, contre la razo, que c’est bien d’Alfonse II qu’il s’agit et non pas de son fils Pierre qui lui succéda et qui fut pourtant, lui aussi, roi d’Aragon ? C’est le mot nostre qui a son importance. Folquet peut bien, du fond de la Provence, appeler « notre roi » Alfonse II qui, tout en remettant successivement le pouvoir comtal aux mains de ses deux frères Raimon-Bérenger et Sanche et de son fils Alfonse, n’abandonna cependant jamais sa suzérainété effective sur la Provence et l’exerça par ses procureurs ainsi que personnellement dans ses nombreux voyages dans le Midi de la France. A sa mort tout fut change : il partagea definitivement ses domaines entre Pierre roi d’Aragon et Alfonse comte de Provence, sans établir la suzérainété de l’Aragon sur la Provence qui, en réalité, ne fut desormais gouvernée que par ses comtes. Au moment ou Folquet composait sa chanson, Alfons II, dont le dernier séjour en Provence date de 1194, se trouvait d’accord avec les vv. 38–9, dans ses domaines espagnols (2). La confiance que Folquet montre en lui est justifiée par le rôle historique d’Alfonse II après la defaite d’Alarcos : il s’appliqua à amener la paix et la concorde entre les rois d’Espagne et quelques mois après ce desastre il parviut à traiter en personne avec Sanche de Portugal (février 1196) et avec Sanche de Navarre (mars 1196) (3).
2. lo reys castellas (45–66). L’impression générale qui se dégage de cette strophe, consacrée à Alfonse VIII de Castille (1158–1214), est celle d’une exhortation bienveillante que le troubadour adresse au roi, en lui disant que Dieu le somo (48) par la défaite, et en l’engageant à prendre hueimais (52) Dieu pour compagnon, à faire le reconoyssemen (53) et à ne pas être vas Dieu ergulhos (54). Comment les auditeurs de Folquet entendaient-ils ces paroles? Et quelles pouvaient être ces accusations qui, à ce qu’il semble, circulaient sur le compte d’Alfonse VIII ? Dès que la défaite d’Alarcos fut connue, on cherchait, naturellement, à expliquer ce châtiment que Dieu avait infligé au roi et les chroniqueurs nous racontent plus d’une légende (Schirrmacher, o. c., 262–3). Or, en Espagne même, on n’avait pas oublié les amours du roi avec une belle juive de Tolède qui commencèrent immédiatement après le mariage d’Alfonse avec Lionor d’Angleterre (1170) et qui durèrent sept ans. C’est Alfonse X el Sabio (1252–1284), petit fils d’Alfonse VIII, qui nous raconte, cinquante ans environ après la mort de celui-ci, dans sa célèbre Estoria de España (4) comment son grand-père maternel, étant à Tolède, « pagose mucho de una judia que auie nombre Fermosa e oluido la muger e ençerrose con ella gran tiempo en guisa qe non se podie partir de ella por ninguna manera nin se pagaua tanto de otra cosa ninguna e estouo ençerrado con ella poco menos de siete anos que non se membrava de si nin de su reyno nin de otra cosa ninguna » jusqu’au jour où la « Belle » fut tuée par ordre des seigneurs castillans, après quoi un ange prédit au roi la punition qui l’attendait en expiation de son péché ; arrivée au réçit de la défaite d’Alarcos la Estoria la rattache à l’histoire de Fermosa : « E el rey era bien mançebo, pero entendio que por el yerro que el fiziera contra Dios, segun vos lo contara la estoria que gelo acaluñara, asi como gelo embiara dezir por el angel ; e puso en su coraçon de servir a Dios de alli adelante . . . » (éd. 1541 f. 393d, éd. 1604 f. 354). Sancho IV (1284- 1295), fils et successeur d’Alfonse X, dit dans ses Castigos composés pour l’infant Don Fernando : « Por siete años que visió mala vida con una judia en Toledo, diòle Dios grand llaga è grand majamiento en la batalla de Alarcos » (5). La critique moderne a prouvé qu’il faut considérer les amours d’Alfonse VIII avec la belle juive de Tolède comme un fait historique et elle admet que les contemporains de la défaite d’Alarcos la règardèrent comme punition de cette liaison pécheresse (6). Cette aventure royale était destinée, par son caractère, à la popularité : il se peut bien que c’est a elle que Folquet pensait en composant cette strophe ainsi que ses auditeurs en l’entendant chantée.
Notes
1) Diez L. u. W., 204 ; Mila2, 118 ; Pratsch, F. v. M., 11 ; Zingarelli, F. di M.2, 65–6 ; K. Lewent, Kreuzlied, 362–3.
2) J. Miret y Sans, Itinerario del rey Alfonso, dans le Bol. Ac. buen. let. Barcelona, 1903–4, pp. 470–1.
3) Schirrmacher o. c., 257 ; cf. Lewent o. c., 363.
4) Las quatro partes enteras de la Cronica de Espana . . . p. p. Florian Docampo [de Ocampo] éd. 1541 f. 387, éd. 1604, f. 345.
5) Bibl. Aut. Esp. LI, 137.
6) Amador de Los Rios, Hist. de los Judios de España, t. I, Madrid 1875, pp. 334–8, où l’on trouvera aussi l’indication de deux pièces du Romancero sur ce sujet ; Schirrmacher o. c. p. 263 et Beilagen I, 681 ss. |