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Gouiran, Gérard. L'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born. Aix-en-Provence: Université de Provence, 1985.

Édition revue et corrigée pour Corpus des Troubadours, 2012.

080,036- Bertran de Born

v. 5.
ADIK : estrada, CM : passada.
Tous les éditeurs ont choisi passada que Clédat interprète “traversée”, ce qui l’amène à dater ce sirventés de 1176, quand Richard avait envoyé les barons aquitains vaincus demander leur grâce à Henri II, en Angleterre. Levy (S. W. t. VI, pp. 114-115 passada) discute ce passage et propose de comprendre : “ils se sont rangés de votre côté” ou “ils ont trouvé le chemin qui mène vers vous”. Il me semble abusif de partir de ce dernier sens pour conclure que Geoffroy serait intervenu pour les grands barons aquitains, d’autant que la strophe VI de la pièce nº 21 dit clairement le contraire. Kastner (L. C.) propose de lire estrada et de traduire : “s’ils prennent la route vers vous”, ce qu’il interprète par “s’ils suivent la même route que vous”. Je trouve un peu gênant l’emploi du présent fant pour parler d’un acte passé : mes si son, mais après tout le mier de Bertran n’est guère plus logique. Mais peut-on réellement passer de “s’ils font chemin vers vous” à “s’ils marchent sur vos traces” ?
 
v. 10.
Il s’agit d’une métaphore empruntée au langage des oiseleurs. Dafydd Evans (O. C. Lanier...) cite Jean de Froncières, “On met pour sa noblesse et hardiesse tout le premier le faucon qu’on dit gentil, quasi generosus, qui est le premier” et affirme (p. 72) : “Il n’y a aucun doute sur l’existence de lanier avec le sens de ‘vilain’ dans les textes littéraires qui ne font qu’imiter, à ce qu’il me semble, l’usage des fauconniers. Ce sens est passé en provençal.” On rencontre cette acception au vers 1100 de Raoul de Cambrai : Maldehait ait, je le tieng pour lanier le gentil homme ... a gentil dame quand se va conseiller et le glossaire indique : “lâche ; terme de fauconnerie qui désigne primitivement une espèce de faucon”.
 
v. 13.
Selon Thomas (p. 37 note 2), “Colombier est un hameau de la commune de Turenne ; c’est donc le vicomte de Turenne et ses alliés que veut désigner Bertran de Born. Parmi ses alliés, nous avons quelques raisons d’inscrire le vicomte de Limoges et le propre frère de Bertran de Born Constantin”. En fait, nous ne sommes pas si bien renseignés sur cil del Colombier, même si leur hostilité au troubadour ressort clairement du texte.
 
v. 14.
On rencontre dans Jaufre (vv. 2142-3) la même expression : Qe no er ta mal ni tan fortz Qel pros Jaufre non preses dreig et l’éditeur C. Brunel la traduit dans son glossaire par : “faire justice de quelqu’un”.
 
v. 16-18.
Au vers 16, je conserve la leçon du manuscrit A : ha ; tous les autres copistes ont écrit ab, ce qui ne fait pas une différence considérable pour le sens.
Levy (Archiv nº 143, 1922, p. 94) propose de comprendre : “Nous étions à peu près trente guerriers, chacun avec le manteau troué, tous des seigneurs et des copropriétaires qui n’étions à la guerre que par plaisir, car nous n’avons pas reçu pour cela la moindre bagatelle”, en donnant à denairada le sens de “valeur d’un denier”. Ensuite, faisant remarquer qu’aucun manuscrit ne lit coralha, Levy repousse cette correction introduite par Thomas et adoptée ensuite par Stimming 3 et Kastner, et propose de donner à prestar corelha le sens de corelhar, “revendiquer” et de comprendre “mais partout où il était nécessaire de frapper, les guerriers ont revendiqué leur part”. Levy avance sa proposition avec prudence et avoue que le passage de la première à la troisième personne du pluriel (v. 21) le gêne et que prestar corelha n’est pas attesté au sens de “revendiquer”. Il conclut en disant modestement que ce qu’il propose n’est pas tellement incertain, pas plus mauvais que ce que l’on a proposé auparavant et a le mérite de respecter la tradition des manuscrits.
Je pense que Levy a tout à fait raison de conserver corelha. Je propose de donner à prestar son sens étymologique de “présenter, fournir” bien attesté en ancien français et dont nous avons encore un exemple dans “prêter serment”. Le sens serait donc : “et lorsqu’il a fallu en venir aux coups, ils ont présenté leur plainte”, c’est-à-dire : “ils n’ont pas renoncé, par peur de la bataille, à présenter leur plainte”, ce qui, dans le cas précis, n’est pas très éloigné des “revendications” de Levy. Selon Kastner enfin, le passage de la première à la troisième pers. du pluriel ne doit pas surprendre, car Bertran, ayant à l’esprit le vers 17, perd de vue le sujet réel.
 
v. 25.
Le retour du mot-rime encontrada a sans doute conduit les copistes de CM à modifier le vers en Que la patz s’es encontrada.
 
strophe V.
Dans cette strophe, tout l’appareil de la chasse, ou plutôt des chasses, défile sous nos yeux. Ce sont d’abord les autours et ce motif convient bien au contexte puisque “Gace de la Bruigne fait de vives critiques à l’encontre de ceux qui emploient des autours ; ils chassent seuls et font ainsi preuve d’insociabilité” (J. O. Benoist : “La chasse au vol. Techniques de chasse et valeur symbolique de la volerie”, La chasse au Moyen-Age, actes du colloque de Nice, 1980, p. 119). Ensuite vient le faucon, dont Levy (S. W. t. III, p. 396) nous apprend qu’on en distinguait sept espèces, dont l’une recevait le nom de gruier o gentil. Ce nom lui venait de la grue, pour la chasse de laquelle elle était affaitée, de même que l’autour anedier (cf. 6. 37) l’était pour le canard sauvage.
Le tambour jouait un rôle important dans ce type de chasse : “on faisait lever le gibier de rivière ou des bois en battant un petit tambour de cuir... Partout, le long des rivières, des ruisseaux et même des simples fossés, le son du tambour faisait s’envoler de nombreux oiseaux que le chasseur efficace qu’est l’autour s’empressait de capturer.” (Ibid. p. 122-3).
Les braques participaient également à la chasse à l’oiseau : “les chiens étaient le deuxième élément composant l’équipage de fauconnerie. Ils répondaient à une double nécessité : quêter le gibier et le faire lever d’une part, aider les rapaces à maîtriser les oiseaux de grande taille d’autre part... on pouvait très difficilement se passer d’eux si l’on employait des faucons ou des éperviers. Gace de la Bruigne l’énonçait clairement : ‘nulz ne peut exploitier ou soit dame ou soit chevalier d’esprevier sans chien bonnement’. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, les espèces de chiens employées pour la quête ne sont pas précisées... cependant Chrestien de Troyes cite les brachets (petits braques) dans Cligès et dans Erec et Enide” (Ibid. p. 121). Jaufre montre Dos donsels ben encavalgatz Qe cassavon ab esparvers E menon brachetz e lebrers (v. 4357).
Il n’est pas question que de volerie dans cette strophe, et l’on peut penser que les mots corn, liamier et arc ab saieta barbada font allusion à un autre type de chasse, probablement au gros gibier. À propos de “Scènes de chasse dans la peinture de l’Espagne chrétienne” (La Chasse au Moyen-Age, pp. 536-7), M. Nuñez Rodriguez explique que le cerf se chasse à l’arc et ajoute “l’archer utilise des chaussures souples, du genre brodequins, pour éviter le bruit et la fuite de l’animal”, ce qui pourrait bien correspondre à nos osas de salavier (salabier C). Pour ce mot, Raynouard (L. R. t. III, p. 390) indique “de peau velue” et Chabaneau renvoie à Du Cange sous sarabara. On y trouve à salabarra : vestis grossa, Esclavine Gallice, de pilis barri facta, ad modum salis aspera ; à sarabara, sarabella : sarabellum, lingua chaldaeorum vocantur crura et tibiae ou crura, tibiae sive brace quibus crura teguntur et tibiae. Peut-être pourrait-on songer à des bottes qui recouvriraient les jambes et les cuisses du chasseur.
L’interprétation de Thomas est différente : “Nous proposons de voir un nom propre dans l’énigmatique Salabier, celui de la ville de Salisbury. L’Angleterre exportait beaucoup de cuirs en France au moyen âge, & Bertran de Born, en disant des bottes de Salisbury, veut désigner des bottes de cuir anglais. On sait que la ville de Cordoue, en Espagne, a donné son nom au cuir cordouan, d’où nous avons fait cordonnier. Aujourd’hui encore, Salisbury est renommé par sa coutellerie & ses fabriques de chaussures. En ancien français, Salisbury est appelé Salesbieres, Salebiere (O. C. pp. 37-38)”.
“Cuissardes” ou “bottes de Salisbury”, les osas de salabier représentent la paix et le confort ; c’est en ce sens qu’elles sont coordonnées à Gannacha larga, folrada dont Geoffroy de Vigeois (trad. Bonnelye, p. 146) nous dit : “Enfin, on porte un habillement ample comme la robe d’un moine, sans manches, que les Français appellent gamaches”. Cf. notes à 6, 37 et 8, 59.
 
v. 30 : tabors encuirada
Levy (S. W. t. II, p. 443) discute ce passage où Stimming et Thomas ont écrit en cuirada, interprété par Stimming “dans une housse de cuir” et par Thomas “en cuir”. Levy cite plusieurs exemples de tabor au féminin et montre que ce mot, comme sajeta au vers 32, peut être au singulier.
 
vv. 36-37.
Selon Stroński (O. C. Folquet, p. 30 sq.), Bertran a délimité cet espace “de l’Atlantique à Montpellier” pour placer hors de portée du reproche général le vicomte Barral de Marseille, à qui le troubadour s’adresse dans la tornada conservée par le seul manuscrit M. De fait, le senhal de Rainier, employé par Peire Vidal, désigne sûrement ce seigneur, comme cela ressort des pièces 364, 42 et 364, 37 dont la première parle de Rainiers de Marselha et la seconde le donne pour un puissant baron : Bel Rainier, per ma crezensa, No·us sai par ni companho, Quar tug li valen baro Valon sotz vostra valensa. Ce senhal utilisé par plusieurs troubadours pourrait renvoyer au Rainier, dont Martín de Riquer nous dit que c’est un “nom très commun dans les chansons.” Il pourrait s’agir de Renier, père d’Olivier et d’Aude, ou de la chanson intitulée Renier (O. C. Chansons de geste françaises, pp. 342-351).
Je me range tout à fait à l’avis de Stroński en précisant toutefois que l’expression tro lai part la mar salada englobe probablement dans la condamnation le domaine insulaire des Plantagenêts.
 
v. 38-41.
Selon R. de Boysson, la métaphore serait empruntée à l’héraldique : seuls les titulaires du titre et les chefs de guerre avaient droit à des armoiries simples ; les collatéraux et les bâtards devaient placer sur leurs armes une brisure au milieu ou sur l’un des quartiers. C’est ainsi que, pour brisure, le Dictionnaire de C. P. Richelet (p. 333, t. I, Lyon 1728) indique scuti gentilitii ascititia sectio ; “figures étrangères ajoutées aux armoiries, pour distinguer les cadets et les bâtards d’avec les aînés et les fils légitimes.” Selon Furetière, “c’est une altération de la simplicité & intégrité du blason de l’escu, en y mettant quelques pièces ou figures pour les distinguer des pleines armes d’un aisné. Le lambel est une brisure, une marque de puisnez, de cadets, & des descendants, aussi-bien que le baston, la cotice, la bordure, & les pièces dont on les charge pour les varier”. Plus loin, Furetière note “la barre... qui divise l’escu en deux parties d’angle en angle... sert communément pour les bastards.”
 
v. 43-49.
Thomas a fait de ces vers une seule strophe : il écrit adieu vos quier (mais omet adieu dans le glossaire) qu’il faut sans doute comprendre par “je vous demande congé”. Le poète abandonnerait donc sa dame pour une autre, ce que confirmerait Na Tempres genser m’agrada, “dame Tempra me plaît davantage”. Stimming 3, qui suit Thomas et considère aussi qu’il y a ici une strophe complète écrit a Dieu ; Appel sépare les vers 43-46 des vers 47-49 en deux strophes, leur donnant les numéros 7a et 7b. Comme ce dernier, je pense qu’il s’agit de deux tornadas. En règle générale, il est vrai, la tornada reproduit les rimes de la fin de la strophe qui la précède, mais la tornada conservée dans M est formée sur les rimes des premiers vers de la strophe ; ce cas est rare, mais on le rencontre aussi chez Gaucelm Faidit (éd. Mouzat, nº 6), Cercamon (éd. Riquer, Trovadores, nº 26) et Giraut de Bornelh (éd. Kolsen, nº 12).
 
v. 47.
Comme ce senhal n’apparaît jamais avec un -s final, il faut, comme le conseille Levy (Lit. Blatt. nº 6, 1890, p. 229) suivre C et lire Na Tempre·l gensser. À propos de ce senhal, cf. pp. LXXVIII-LXXXI de l’Introduction.
 
v. 49.
Ce vers est très obscur. Levy (Ibid.) suggère, avec de grandes précautions, d’adopter la leçon nom de IK, au lieu de mon. Le poète aurait voulu dire que le message que la dame lui a envoyé ne correspondait pas au nom de celle-ci. Il aurait été laid pour Bels-Senher, mauvais pour Mielhs-de-Ben ou rude pour Na Lena. Kastner se demande, en adoptant l’hypothèse de Levy, si Bertran ne veut pas dire que le messager n’a pas réussi à expliquer la signification du nom étrange de Na Tempre ou N’Atempre. Stimming 3 cite Andresen pour qui Bertran semble vouloir dire que monseigneur Atempre lui plaît, parce que, tout en sachant ce que racontent les médisants sur les affaires de cœur du poète, il a chargé son messager de ne pas en faire état pour ne pas déplaire au troubadour.
Cette hypothèse n’a rien de très séduisant : razon est au singulier et ce mot n’a guère le sens de “ragot”. Je crois que nous devons admettre que la signification que Bertran accordait à ce vers nous échappe totalement.

 

 

 

 

 

 

 

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