Selon Martín de Riquer (introduction à la chanson nº 168, Los Trovadores), “la imitación es tan evidente que el copista del cancionero a¹ juntó estrofas de la canción de Peire Vidal y del sirventés de Bertran de Born como si pertenecieran a la misma composición” ; il en conclut : “Es totalmente seguro que Peire Vidal ya era un trovador de prestigio en 1184, cuando Bertran de Born compuso un sirventés con la melodía, estrofismo y rimas de una canción de nuestro trovador” (Ibid. p. 860).
En effet, dans le manuscrit Riccardi, le folio 120 contient une chanson annoncée comme de En Peire Vidals. De fait, la première strophe qui commence par le vers Ara·m va miels qe no sol est bien de ce troubadour, de même que la troisième : La lauset’e·l rossignol, tandis que le reste du texte provient de notre sirventés.
vv. 1-2.
A : Molt mes dissendre car col, C : Greu mes de fendre carcol, D : Molt mes desendre car col, IK : Molt mes descendre car col, R : Greu mes defendre car tol, T : Bẽmes deisedre cancol, UV : Mout mes discandre car col (il est malaisé de voir si car col est écrit en un mot ou en deux).
Raynouard (Lexique Roman, t. II, p. 334 art. carcol ) écrit Greu m’es deisendre carcol et traduit : “il m’est pénible de déceindre le collier”. Stimming 1 (p. 277) refuse cette interprétation en rappelant que decingere aboutit à decenher et conclut que ce verbe doit venir de descendere. Il ajoute : “carcol ist, wie T. hervorhebt, gleich it. cargollo, sp. pg. fr. caracol, cat. caragol “Wendeltreppe” (Diez, Wb. I, 112)” et interprète ainsi le passage : “Mit einer Burg Krieg zu führen, (aus der keine Ausfälle gemacht verden), heisst mir gar sehr die Treppe hinabsteigen” (= mener la guerre avec un château fort – dont on ne peut pas faire de sortie – signifie tout à fait pour moi descendre l’escalier). Pour appuyer cette thèse, Stimming renvoie à notre pièce nº 35, ou Bertran proclame : Ja no crezatz c’om ressis Puoig de pretz dos escalos (vv. 17-18). Stimming 3 précise que Bertran compare l’acquisition du mérite à la progression sur un escalier ou sur une échelle. Cela n’emporte pas la conviction de Chabaneau (R. L. R. nº 31, p. 609) qui propose de corriger descendre en destendre, de voir en carcol une machine de siège (carcou étant en Berry un synonyme de carcasse et ce mot ayant signifié autrefois “engin de guerre”) et de donner à molt m’es le sens de “je suis las de” qu’on trouve dans Godefroy (ou figure en fait un exemple de c’est molt au sens de “c’en est trop”).
Une difficulté de syntaxe gêne ces différentes hypothèses : il est malaisé de comprendre la préposition de qui introduit le vers 2. C’est sans doute pour cette raison que Thomas, tout en suivant Stimming pour le premier vers, adopte pour le second une version empruntée au groupe CRT : Greu m’es descendre charcol E sapchatz que no m’es bel.
Levy (Archiv nº 144, 1922, pp. 93-94) a longuement discuté ce difficile passage. Il met d’abord en question le sens de esser + infinitif, puis s’interroge sur le sens de descendre carcol. En effet, dans les vers de Be·m platz car, Bertran précise dos escalos par de pretz : on ne peut donc conclure de l’idée qu’un homme faible et lâche ne saurait grimper deux échelons de mérite, que la déchéance s’exprime généralement par l’image d’un escalier que l’on descend ; encore moins d’un escalier en colimaçon ! De plus, on attend au vers 2 un infinitif isolé, non précédé de de.
Levy parvient à la conclusion que le texte est corrompu et propose de le corriger en Mal m’es de suivi d’un substantif (senhor ou un nom propre) et de car col en deux mots, que l’on comprendrait : “cela me déplaît de la part de... qu’il dédaigne de faire la guerre.” Kastner (M. L. R. nº 32, 1937, pp. 17-18) a fourni l’exemple de colre de dont Levy regrettait l’absence et que Bartsch (Chrestomathie, Aimeric de Peguilhan, 158, 23) avait placé dans son glossaire à l’article colhir : Teriaca, ges vostre pretz no col De melhurar, qu’oi val pro mais que hier. Il propose de donner à ce verbe le sens de “souffrir, permettre”, plutôt que celui de “s’abstenir” que lui accordait Levy et qu’il présente dans les vers de Peguilhan.
M. De Poerk (L. C.) écrit : “Le leçon originale – qui a échappé à tous les éditeurs – se laisse encore saisir à travers UV discandre : il faut lire d’iscandre ou d’escandre, “de scandale”, cf. SW, III, 146 ; la véritable pensée du poète est : “ce m’est grand scandale que...” ; très tôt la leçon originale a cessé d’être comprise, et les copistes, vaille que vaille, et dans une certaine mesure indépendamment l’un de l’autre, ont corrigé...” M. de Poerk fonde la suite de son argumentation sur cette remarque : “car col de gerra far ab castel, cette manière toute passive de faire la guerre s’oppose à la façon active de guerroyer dépeinte dans les vv. 3 et 4 ; à son grand dépit, Bertran est tenu de faire la guerre “retranchée”, si éloignée de son tempérament batailleur.” En conséquence M. De Poerk traduit : “Ce m’est grand scandale que je souffre – de faire la guerre derrière (les murs d’) un château.”
Cette interprétation est assurément ingénieuse et séduisante, mais deux raisons m’empêchent de l’adopter : la présence de la première préposition paraît étrange : Molt m’es d’iscandre: “il m’est grandement de scandale” ? On attendrait plutôt Molt m’es iscandre. D’autre part, il me semble que l’on doit forcer le sens de ab pour en tirer “derrière (les murs)” ou “du haut (des murs)”.
C’est pourquoi, faute de mieux, je lis avec K : Molt m’es descendre car col De guerra far ab castel. Je donne à descendre le sens figuré de “déchoir”, qui s’oppose à poiar ; Kastner cite ces vers de Gaucelm Faidit : Em pauc d’ora s’aven soven Qe qan cuj’om pujar, deissen (éd. Mouzat, nº 56, vv. 44-45) auxquels on peut ajouter ces vers de Folquet de Marseille : E qui n’aut pueia bas deissen (éd. Stronski nº I, v. 7) et de Peire Cardenal : Per qu’es razos que deissenda (nº 25, v. 28) que l’éditeur, R. Lavaud, traduit par : “aussi est-il juste qu’il déchoie”. Je comprends colre au sens de “souffrir” et je vois en castel la machine de siège dont parle Crescini : “Castelli, battifredi, torri mobili di legno per l’oppugnazione delle mure assediate” ( Man. Prov.). Dans son glossaire à son édition de la chanson de la Croisade, Martin-Chabot indique “Château : sorte de tour ou beffroi à plusieurs plates-formes : les roues dont il était muni permettaient de l’approcher du rempart de la ville assiégée ; la hauteur du château étant la même que celle du mur, les soldats du château, en abaissant son pont-levis sur les créneaux du rempart, y prenaient pied s’ils en repoussaient les défenseurs”. Kastner cite le Carros de Raïmbaut de Vaqueiras : Per los murs a fendre Fan engenhs e castels. On parvient ainsi à une traduction : “C’est bien m’abaisser que souffrir de me servir d’une tour de siège pour faire la guerre”, car, contrairement à ce qu’ont pensé les critiques, ce n’est pas Bertran qui se trouve en position défensive : ce sont ses adversaires qu’il est obligé d’aller déloger, par des moyens qu’il trouve trop techniques (cf. p. L-LII de l’ Introduction), comme le laisse entendre la fin de la strophe.
v. 4.
A : nom vim, CT : no vim, D : non vim, IK : nõ vim, R : no vi, U : non vi, V : nõ vi. Comment lire ces mots ? Stimming 1 a écrit : non vim, Thomas : no vi, Stimming 3 et Appel : no vim ; M. De Poerk préfère no·n vi·m, sans doute parce que, dans les cinq premiers vers de la strophe, il n’est question que de Bertran et qu’il paraît donc plus logique de rencontrer ici une première personne du singulier. En fait, si les vers 1 et 5 rapportent les sentiments personnels de Bertran, il en va différemment du vers 4 qui établit ce que tout le monde peut constater, ce qui suffit à expliquer le pluriel.
v. 6.
Selon Kastner (Ibid. p. 179), le vers 4 qui exprime le regret qu’il n’y ait pas eu de combat depuis un an ne convient qu’à l’année 1184 et les adversaires ilh et nos sont les barons révoltés de 1183 dont Bertran s’est désolidarisé, à la suite de leur trahison, pour passer du côté d’Henri II et Richard, désignés par nos. À mon avis, les adversaires sont ilh, c’est-à-dire Jean, Geoffroy et les barons aquitains qui les ont appuyés, et nos, à savoir Richard et ses alliés, parmi lesquels se compte désormais le seigneur d’Hautefort. Henri II n’appartient à aucun de ces partis, puisque c’est lui qui empêche Richard de pousser son avantage, comme le disent clairement les vers 6-8.
v. 7 : autri
Cette forme, indiquée par IK, figure également dans la Chrestomathie d’Appel (107, 128).
v. 8.
Qui est le seigneur de Mouliherne (Maine-et-Loire) ? Appel (B. von B. p. 44 note) voudrait reconnaître Richard, appelé un peu plus bas lo seingner que ten Bordel. Cette hypothèse est intéressante, dans la mesure ou c’est à partir de ce nom que va se développer la métaphore du rémouleur, qui est bien Richard, mais je ne crois pas que Bertran aurait attribué ainsi au comte de Poitou ce qui appartenait au roi d’Angleterre ; et le rôle du seigneur de Mouliherne, qui empêche le combat, est bien celui que joua Henri II vers 1185.
v. 9.
L’emploi de Que explétif n’est pas rare. Dans cette strophe se développe la métaphore, annoncée par le nom même de Molïerna, qui assimile les actes de Richard au métier de rémouleur, esmoledor, suivi de termes techniques : esmolre (“repasser”), agusar (“aiguiser”) et tocar (“passer à la pierre à aiguiser”). Le sens général est que Richard a tellement émoussé les barons aquitains en les passant trop régulièrement à la meule qu’il leur a ôté tout trenchant, ou toute volonté de rebellion, si bien qu’il leur fera gagner la vie éternelle, car ils sont désormais aussi soumis que des gens d’église : ils se comportent d’ailleurs plus comme des religieux que comme des nobles puisqu’ils ne cherchent pas à se venger du mal qu’on leur a fait. En fait, le naturel des barons est si médiocre que, malgré le traitement de choc du rémouleur Richard, ils ne sauraient être aiguisés, car, pour reprendre les vers de la pièce nº 16, son de peior obrailla Que non es lo fers san Launart.
v. 16.
On rencontre le même latinisme chez Uc de S. Circ (42, II, 5) Per q’ill perdet vita eterna et Aimeric de Peguilhan : Dieus lor don vita eterna (éd. Riquer, Trovadores, nº 194 v. 32). Cf. pp. XL de l’ Introduction.
v. 17.
Foulque Nerra avait bâti au IXe siècle un redoutable château sur l’emplacement de l’actuel Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), et l’avait inféodé à Berlai Ier dont les descendants s’opposèrent souvent au comte d’Anjou. Ainsi en 1124, Berlai II lutta contre Foulque V et en 1130, Giraud Berlai prit part au soulèvement général des barons angevins contre le jeune comte Geoffroy. En 1149, celui-ci, pour faire un exemple, alla mettre le siège devant la forteresse de son vassal, mais telles étaient la position et les fortifications du château que le siège dura trois ans. C’est sans doute de ce Giraud Berlai que parle Bertran de Born.
Selon Stimming 1, Guillaume de Montmoreau fut un baron belliqueux du début du XIIe siècle ; il était au service de Guilhem, VII de Poitiers et IX de Toulouse. Pendant l’absence du comte, parti secourir Alphonse Ier d’Aragon contre les Maures, Guillaume, son lieutenant, fut assiégé par les Toulousains dans le château Toulouse, à Narbonne, et finalement contraint de l’évacuer.
Bertran a sans doute choisi ces deux barons comme exemples d’assiégés célèbres, qu’il compare par dérision à ses ennemis qu’il assiège.
vv. 20-24.
Dans cette strophe, qui manque à ADUVa, IK présentent une version différente de celle de CRT ; ils indiquent : Can ven a l’estiu intran, puois quan (-m K) intr’a la fredor, l’ardit torna en paor can lo clars temps s’abinverna. On lit dans C : Quan son al yvern intran e quan son a la chalor, torna l’arditz en doussor quan lo clar temps s’esbuzerna, R : Falh lay a yvern intran e can se tray la verdor tornan l’arditz en doussor can lo clar tems s’abüerna, T : Can son a ivern intran puois can ven a la calor torna l’arditç e dosor pel crars temps qui s’esbüerna. Selon M. De Poerk, “pour IK, le retour de la mauvaise saison douche les ardeurs belliqueuses des barons, effet que CRT attribuent à l’action amollissante de la belle saison”. Levy pense que le dernier mot abinverna n’est qu’une erreur de transmission et il préfère y voir une forme abusernar ou abuernar, composée, comme l’indique M. De Poerk, sur le substantif buzerna ou buerna, “brouillard, gelée”, et parallèle avec un autre préfixe à esbuzernar, esbuernar, “s’assombrir”. Si l’on se reporte aux vers 30-32, on trouve la confirmation que, aux yeux mêmes de Bertran, l’hiver n’est pas propice aux combats. La logique est donc du côté de CRT : les barons sont des foudres de guerre en hiver, parce qu’on ne se bat pas à la mauvaise saison, mais leurs ardeurs belliqueuses s’évanouissent avec l’arrivée des beaux jours, car il faudrait alors passer du gab à l’action. C’est bien ainsi que comprend Clédat (Revue Critique, 1880, p. 389) qui demande qu’on revienne au texte choisi par Raynouard.
Je crois, une fois encore, que le texte ne peut se comprendre que si l’on a à l’esprit que les barons en question sont des assiégés : ainsi, toutes les règles sont renversées ; il est bien plus difficile de maintenir un château bloqué dans la mauvaise saison, ce qui permettrait aux barons de faire lever le siège : c’est bien ce qu’ils se promettent de faire aux beaux jours, mais, lorsque le temps se couvre et rend difficile la situation des assiégeants, les barons oublient leurs courageux projets. Ainsi donc, je crois qu’il faut conserver la leçon de IK, tout en adoptant la correction de Levy.
v. 26.
Comme Martel (Lot) était la ville la plus importante de la vicomté de Turenne et que Mirandol est un château situé dans la commune de Martel, il est probable que le troisième nom désigne lui aussi un bien du même vicomte, ce qui est le cas de Creysse, près de Martel. Il faut donc préférer la forme Crueissa de C à celles des autres manuscrits. À propos de ce vicomte, cf. la note au vers 2 de notre pièce nº 10.
v. 36.
Bertran ne résiste pas au plaisir de jeter au passage une pierre dans le jardin du roi d’Aragon, qui est aussi prince de Catalogne et suzerain du comté d’Urgel. Stimming 1 pense que gran représente ici gram, “triste”, avec une modification due aux nécessités de la rime. Levy fait judicieusement remarquer que les rimes en -an sont bien assez nombreuses pour que Bertran n’en vienne pas à déformer un mot et que la rime demande un gran avec un n qui ne soit pas caduc. Thomas traduit “flasque et sans énergie”, sans plus d’explication, et Levy suggère avec prudence une correction en flasquejan. Je crois que Chabaneau (R. L. R. nº 31 p. 609) a raison d’écrire : “Pourquoi pas grandem, flac et gran sont des épithètes bien souvent associées, – ou leurs équivalents –, encore aujourd’hui.” De fait, “grand” apparaît souvent comme une sorte d’intensif de l’injure, comme dans un “grand sot”, cf. vir doctus et magnus : “un homme savant et grand(ement)” = “un grand savant”. M. De Poerk propose, dans le même sens, “aussi veule qu’il est grand”.
v. 37.
Il nous reste trop peu de ce qu’a pu composer Alphonse II pour savoir si Bertran le calomnie ou s’il fait allusion à une chanson qu’il connaissait.
v. 38.
On retrouve ici l’écho de l’affaire des chevaliers prisonniers (strophe IV) ou d’Artuset le jongleur (strophe V) dont il est question dans la chanson nº 24.
v. 39.
Martín de Riquer (Cahiers de civilisation médiévale 1959) traduit le texte d’une chronique qui nous explique comment avait pu naître une telle accusation (p. 191) : “Etant donné qu’au soir de la bataille de Fraga on ne trouva pas parmi les victimes le corps du roi Alphonse, quelques-uns ont cru que son cadavre avait été enterré au monastère de Montéaragon ; mais d’autres affirmaient qu’Alphonse s’était tiré vivant de la bataille, et, ne voulant pas réapparaître en vaincu devant les siens, avait disparu déguisé en pèlerin. Quelques années plus tard, sous le règne de son petit-neveu Alphonse II d’Aragon, un homme qui disait être Alphonse Ier le Batailleur se présenta en Aragon et, rappelant à certaines gens des faits que le roi et eux auraient été seuls à connaître, se fit passer pour celui-là. Mais comme le nombre des partisans de ce prétendu roi augmentait sans cesse, le roi Alphonse II le fit pendre.” Ainsi donc, Alphonse II a fait pendre devant Barcelone en 1181 le pseudoAlphonse le Batailleur, ce qui fournissait à ses ennemis un motif d’attaquer le roi d’Aragon dont ils pouvaient contester la légitimité, comme le fait Bertran de Born qui le nomme reis apostitz (23. 45).
v. 49.
Selon M. De Poerk, tersol, “en fr. tiercelet, désigne le mâle dressé de certains rapaces, autours, comme ici, ou éperviers : voici comment s’exprime à son sujet Moamin II : Et sachiez qe granz difference est entre l’ostor mascle e la feme, char le feme sunt plus ardie et sunt proprement appellee ostor, et li mascle sunt moins ardi assez et sunt appellé terçol, et sunt menor de cors (cf. Moamin et Ghatrif, Traité de fauconnerie et des chiens de chasse, éd. H. Tjerneld)... p. 104 ; mais pourquoi, se demandera-t-on, l’oiseau mâle pour désigner métaphoriquement la personne aimée ? écartons l’hypothèse, exclue d’ailleurs par le v. 68, que cette personne soit un jeune garçon ; il reste que Bertran peut avoir eu en vue, surtout, la timidité de l’aimée, et sa petitesse, allant de pair avec l’extrême jeunesse que suggère le vers suivant ; il se peut aussi qu’il se soit complu dans l’emploi d’une image ambiguë.”
v. 52 : Tristan
M. De Poerk pense que ce senhal ne saurait s’appliquer à la dame : ce serait le nom que dans l’intimité la dame donne à son ami. Des lors, le premier envoi serait à placer dans la bouche de la dame.
C’est poser là toute la question des senhals (cf. chapitre V de l’ Introduction). Je ne vois pas pourquoi un tel senhal ne saurait s’appliquer à la dame : les senhals sont plus souvent des noms masculins que féminins. C’est bien ainsi que l’entend Martín de Riquer ( O. C. Guillem, t.I § 82).
v. 53 : semblan
Le sens de ce mot est peu clair. Levy (S. W. t. VII, p. 541) qui propose “sorte, manière”, se demande si le vers signifie : “je suis de même franc, cortes et isnel”. Kastner hésite entre deux solutions : en prenant semblan = senhal, le sens serait : “précisément à cause d’un tel pseudonyme, i. e. le fait qu’elle m’appelle Tristan, comme une autre Iseut, elle a...” et avec semblan = “sorte”, “précisément de même que je suis son admirateur parce que je m’appelle Tristan, de la même façon (mais réciproquement) elle m’a accepté pour amant”. Pour M. De Poerk, “le fait que la dame a consenti à appeler Bertran d’un senhal est un premier pas dans la connivence amoureuse ; c’est de la même manière, per aital semblan, qu’elle l’a agréé comme entendedor, confident.” Je crois que le sens littéral est : “de la même manière”, ce que j’interprète par “avec une pareille complicité”.
vv. 54 et 61 : entendedor
Je ne pense pas qu’il faille donner, comme le fait M. De Poerk, le sens de “confident” à ce mot. Levy (S. W. t. III p. 46) a bien montré qu’il s’agissait de l’amoureux : “Liebhaber, speciell der von der Dame anerkannte (aber noch nicht durch letzte Liebeshuld beglückte) Liebhaber”.
v. 56 : Palerna
Cette forme n’est pas due aux exigences de la rime, c’est la plus usuelle au Moyen Àge. M. Paden (O. C. Italian literature...) écrit que Bertran de Born exulte à propos des faveurs de sa dame, disant qu’elle l’a rendu plus riche que le roi de Palerme, c’est-à-dire Guillaume II de Sicile. Ce monarque sortait rarement de son palais de Palerme où il menait la vie d’un potentat oriental, parlant l’arabe, servi par des eunuques et entouré d’un harem de femmes musulmanes au milieu desquelles se trouvait sa femme, Jeanne Plantagenêt.
v. 62 : terna
Amener terne ou un terne, c’est, au jeu de dés, amener deux trois, ce qui l’emporte sur le cinq dont Bertran est disposé à se contenter. Je crois qu’il faut comprendre avec Crescini (“Nota sopra un famoso sirventese d’Aimeric de Peguilhan”, Studj medievali, t. III, 1930, p. 9) : “Il poeta si sente cosi felice d’essere stato assunto corne intenditore dalla sua reïna d’amor, d’esser già salito al penultimo grado nell’ardua scala d’amore, che ben puo egli far cinque, punto disgraziato, s’altro mai, ed ella invece terna, uno dei punti più desiderati e fausti, senza ch’egli n’abbia rammarico. La fortuna di lei gli farebbe piacere. E poi se tanta ventura gli sorride in amore, o che gl’importa il rovescio nel giuco ? Linguaggio figurato, attinto anche qui, come in tant’altri esempi, al giuco dei dadi ; che significa come a ogni sfortuna resti indifferente il poeta, da che il bene più bramato, il corriposto amore lo rende felice.” |