v. 3.
Faut-il voir dans ce vers une allusion à la façon dont se divulguait une chanson ? Selon Thomas, le jongleur apprenait par cœur la chanson que lui avait confiée le troubadour et allait la chanter dans les cours. Si l’on s’en rapporte aux vers de Conon de Béthune (éd. Wallensköld, nº I, vv. 1-4), Mon Isembart : Chanson legiere a entendre Ferai, car bien m’es mestiers Ke chascuns le puist aprendre Et c’on le chant volontiers, il semblerait que c’était tout le public qui était convié à apprendre la chanson.
v. 10.
Selon Thomas, “les cinq duchés de la couronne française sont : le duché de France, le duché de Normandie, le duché de Bourgogne, le duché de Bretagne & le duché d’Aquitaine. Sur ces cinq, trois étaient en effet aux mains des Anglais : l’Aquitaine, la Bretagne & la Normandie.” On se souvient que Philippe revendiquait la garde de l’héritier de Bretagne.
On notera que le titre de duc est assez rarement employé par Bertran : outre qu’ il aime mieux parler du comte de Poitiers que du duc d’Aquitaine à propos de Richard, il ne nomme jamais Geoffroy que comte de Bretagne et il appelle comte de Dijon le duc de Bourgogne (17. 27). Il semble que ces deux titres ne soient pas placés sur le même plan.
Avec Gisors, on retrouve l’épineuse question du Vexin dont Philippe avait accepté qu’il devînt le douaire d’Alix à la mort du Jeune Roi, mais encore fallait-il qu’Henri II laissât Richard épouser la princesse.
Le Quercy était la cause immédiate de la guerre : Richard l’avait enlevé au comte de Toulouse en prenant prétexte d’actes de brigandages. Peu avant son intervention dans cette région, Richard “avait réduit brutalement une nouvelle révolte des Lusignan et du comte d’Angoulême” (Boussard, O. C. p. 576).
v. 16 : com li grei
AB : com lo grei, DIK : com li grei, F : qom li grei ; C : nol/ agrey, E : non lagrei, R : non lagrey.
De toute évidence, le groupe CER a choisi de donner une leçon plus simple avec le verbe agreiar, qui n’est pas attesté, mais dont Stimming et Thomas admettent l’existence comme équivalent du verbe français greer, qu’on lui prête le sens de “offrir” ou de “plaire”.
Si l’on s’en tient à la leçon de l’autre famille de manuscrits (contrairement à ce que laisse entendre Kastner, UV ne possèdent pas cette strophe), il faut s’interroger sur le mot grei. Si l’on en reste aux formes connues, grei est le subjonctif du verbe greiar ou greujar : “charger ; peiner, torturer, molester ; rendre plus grave” (Levy, P. D. p. 212). Le même auteur (Lit. Blat. nº XI, p. 239) cite Tobler qui écrit : quom li grei et comprend : “dans la mesure où cela lui est contraire”, et se demande s’il ne faudrait pas corriger en Com aquesta ni d’atretal agrei, en reconnaissant qu’il ne saurait s’en satisfaire. Chabaneau (O. C.), qui admet le sens de “agréer”, propose de comprendre com par “comment que (lat. ut ut)”. Pour Kastner (M. L. R. 1937, nº 32, pp. 189-190), com a le sens de com que et com li grei signifierait : “quelque pénible que cela lui puisse être”, ce qui semble assez satisfaisant. Frank (O. C. Trouvères, p. 179) suppose un verbe logreiar (formé sur logre : “lucre”) qui signifierait “obtenir par ou pour le lucre” et traduit : “ni par des paix faites pour l’amour du lucre.”
Je me demande si, en prenant com dans le sens indiqué par Chabaneau, “de quelque manière que”, l’on ne pourrait pas garder le texte de base en comprenant “de quelque façon que cette paix moleste le roi de France”, c’est-à-dire : “dès lors qu’elle le moleste”. De fait, comme le montrent les considérations du vers 15, Bertran passe sans transition, – mais est-elle vraiment nécessaire ? – de la couronne de France au roi de ce pays. Comme l’écrit Frank (Ibid.) le sujet de deu est “Philippe Auguste, dont il est question depuis le vers 10 et qui, désigné par les pronoms de la 3e personne, li, son, et deux fois par son nom (v. 23 et 41) reste la cible de ces invectives jusqu’à la dernière strophe (v. 42)”.
v. 18 : Essaudun
Henri II avait occupé cette ville en 1177. En 1187, à la suite de la trêve de Châteauroux, le comte de Nevers livra la place au roi de France. Il était entendu que, pendant la durée de la trêve, Philippe conserverait la ville. Il la possédait toujours lors de l’entrevue de Bonmoulins, puisqu’il était question de l’échanger, avec les autres conquêtes de Philippe en Berry, contre le Quercy. Ce fait gêne Clédat qui suppose qu’il pourrait s’agir d’une fausse nouvelle. En réalité, lorsque Richard eut prêté hommage à Philippe, celui-ci lui rendit Issoudun.
v. 21.
Les vers qui figurent dans CER : E non o (ho E) dic per so mas car (quar CE) mi peza (pesa R) paraissent bien une cheville. On trouve dans DFIK, à la fin du vers, una tesa, “une toise”, ce qui est clair ; mais que faut-il comprendre par una crestesa qui figure dans AB ? Faut-il lier ce mot à crestar, “châtrer” et traduire “châtrure” avec Raynouard (L. R. t. II, p. 356), ou à cresta, et comprendre “touffe” avec Bartsch. Levy (S. W. t. I, p. 409) pense que la première hypothèse est impossible, mais que la seconde est problématique.
strophe IV.
Bertran donne de l’attitude du comte de Champagne une explication différente de celles des chroniqueurs ; on pourra lui reprocher d’être un peu simple, mais ce n’aurait pas été la première fois qu’Henri II aurait su utiliser habilement la cavalerie de saint Georges. On notera qu’au vers 25 où sont mentionnés les instruments où l’on garde l’argent, à côté du sac, figure correi, où je vois, plutôt que la courroie qui servirait à fermer le sac, la ceinture où l’on plaçait son argent ou sa bourse (cf. 8. 75 ; 18. 32).
strophe V.
L’épithète sors, conservée sous la forme française (on attendait saurs), indique, à n’en pas douter, que le troubadour songeait au sor Guerri, l’oncle batailleur et violent de Raoul de Cambrai. L’auteur des razos ne s’y est pas trompé, bien qu’il ait adopté la mauvaise leçon Henri, qui figure dans ABCER, ce qui est assez étrange, puisque les manuscrits où figurent les razos, FIK, indiquent bien Guerri. Il a justement supposé que le troubadour rappelait l’accord proposé à Raoul avant sa guerre contre les fils du comte de Vermandois. Si nous nous reportons à cette chanson ( 1), nous voyons en effet aux laisses CVII et CVIII que le sor Guerri conseille d’abord à son neveu d’accepter les offres de paix que présente un messager de ses adversaires ; mais, traité de couard par Raoul (v. 2182), il se sent piqué au vif et repousse le messager par des paroles de défi. En revanche, dans la laisse CXIII, quand Bernier vient apporter de nouvelles propositions, Raoul se montre disposé à les agréer, lorsque Guerri, dont le ressentiment n’est pas calmé, s’irrite de nouveau et repousse avec colère toute idée de paix. Toutefois, l’opposition armatz / desarmatz a disparu de la rédaction qui nous est parvenue, encore qu’il en reste peut-être quelque chose dans ces paroles de Guerri : Vos me clamastes coart et resorti ; La cele est mise sor Fauvel l’arabi : N’i monteriés por l’onnor de Ponti, Por q’alissiés en estor esbaudi où la selle mise laisserait supposer que l’armée est prête. Malheureusement le vers 2337 dit de Raoul : desarmeis ert, s’en fu mus et taisans. Le passage dont se souvient Bertran vient sans doute d’une autre version de Raoul de Cambrai (cf. pp. XLVII de l’ Introduction).
L’idée exprimée dans ce passage est la suivante : il est légitime que Philippe cherche d’abord un accord par des voies pacifiques, mais, lorsqu’il n’a pas réussi à faire ainsi reconnaître ses droits, il doit prendre les armes et marcher au combat sans regarder en arrière : ce qui déshonore Philippe c’est d’avoir joué les bravaches lorsqu’il n’était pas armé pour reculer lâchement une fois qu’il était en armes et qu’on passait donc du gab à l’action.
v. 37.
Penre plaideise trouvait déjà à la rime au vers 32. Dans les manuscrits, on lit : e vai qerre plaidei (AD), e vai penre plaidei (B), qu’a playdeiar l’estey (C), c’a plaideiar l’estei (E), c’a playdeyar estey (R). La version de CER manque de clarté.
v. 42.
ABDFIK : glesa, E : greza, R : gresa et C : largueza. Thomas a adopté la leçon gresa, ce qu’approuve Chabaneau qui traduit “grève” en rappelant le texte de la razon : la riba de l’aiga. Levy propose les deux graphies, gleza, greza, et cite Lespy : “glère, glera : gravier, grève, bord de rivière couvert de gravier” et Mistral : “gredo : friche, terrain inculte en Quercy” (S. W. t. IV, p. 138).
v. 45 : Mon Isembart
v. 47 : marves
Selon C. Brunel (Romania, nº LI, pp. 557 sq.), marves, que l’on rencontre toujours avec jurar, serait la reproduction fidèle de la formule latine manibus jurare, “jurer en personne, effectivement”.
Note:
(1) Raoul de Cambrai, éd. P. Meyer et A. Longnon, Paris 1882. (↑) |