Notes - Anmerkungen - Notes - Notas - Notes - Note - Nòtas

Gouiran, Gérard. L'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born. Aix-en-Provence: Université de Provence, 1985.

Édition revue et corrigée pour Corpus des Troubadours, 2012.

080,003- Bertran de Born

Ordre des strophes.
Dans cette période où les rois de France et d’Angleterre sont alliés et où aucune guerre ne semble pouvoir les opposer, car ils se préparent pour leur croisade, on rencontre dans le même sirventés Philippe et Richard. La seule compétition dans laquelle Bertran peut les opposer est la croisade. Ainsi donc, après la fausse ouverture amoureuse de la poésie, traditionnelle chez notre troubadour, Bertran s’adresse d’abord à celui qui, en tant que suzerain, aurait dû donner l’exemple. Il passe ensuite à Richard qui avait devancé tous les barons en prenant le premier la croix, dès qu’il avait reçu les nouvelles d’Orient. Enfin, après une strophe où Bertran constate que le pouvoir de Richard, proclamé duc de Normandie et couronné roi d’Angleterre, est solidement établi sur son domaine nordique, le troubadour convie son souverain à venir en faire autant sur ses terres méridionales. De fait, les combats de la fin du règne d’Henri II s’étaient cantonnés dans la Normandie et les pays de Loire. En conclusion, Bertran oppose à la vie facile du nouveau roi les combats qui renforceront son pouvoir et son mérite futurs.
 
v. 3 : pres en dols
Stimming 1, d’après le contexte, proposait de comprendre : “plonger dans la douleur” (p. 233). Levy (Lit. Blat. 1890, p. 232), partant du sens de faire dol : “répugner”, propose d’interpréter penre alcu en dols par “éprouver de la répugnance pour quelqu’un”, solution à laquelle se range Appel (“Beiträge I”, p. 260), avec “wiederwillen gegen jemand bekommen”, “prendre en grippe”. Pour l’emploi du pluriel dols, Levy rappelle qu’il n’est pas rare d’utiliser au pluriel des termes abstraits.
 
v. 5 : m’esclava
Les manuscrits IKd demandent l’indicatif ; mais, quel serait ce verbe esclavar ? Dans les mss. C (e platz a midons que m’enclava) et M (midons ni·l plai qe m’esclava), la construction exige le subjonctif. Stimming et Thomas pensent qu’il doit s’agir de celui du verbe esclaure, “exclure?” Levy (S. W. t. III, p. 171) se demande si ce ne pourrait être une forme analogique. C écrit enclava, dont le sens, “fermer avec une clef ; fixer par un clou” paraît inacceptable, puisque ce verbe est coordonné avec lais. Toutefois, on peut supposer que, à côté de la forme bien attestée, construite sur le préverbe in-, a existé une autre forme, composée avec le préverbe ex, comme le suggère l’afr. escloué, au sens de “décloué”, que cite le F. E. W. à l’article clavus. Dès lors le poète accuserait la dame de rompre le clou, le lien qui le fixe à elle.
 
v. 8-10.
Le sens global du passage est clair : le troubadour, repoussé par sa dame et plein d’amertume, décide que désormais les actes de celle-ci le laisseront froid. Il peut donc, maintenant que la dure expérience qu’elle lui a fait vivre l’a rendu adulte, abandonner son berceau aux enfants des autres, car il n’en a plus besoin.
 
v. 14-15.
Cette métaphore ne passe pas très bien en français, dans la mesure où Bertran utilise dans un sens négatif une notion qui s’emploie d’ordinaire positivement : la dame fait une toilette qui, loin de la purifier, lui enlève toutes ses qualités.
 
vv. 17-18.
Je suis Appel (B. von B. p. 16) pour qui le bobanz est “la pompe” de l’amour et -l mazanz “sa célébration”.
 
vv. 21-22.
Si l’on suit le manuscrit M, le seigneur de Nanta est Richard et toute la chanson lui est alors adressée ; mais le second nom de lieu renverse cette hypothèse. En effet, dans M figure Mercurols (C : Mercuirols) qui, avec la conjonction, donne un vers hypermétrique ; cette forme rappelle évidemment le vers de Peire Cardenal : E s’us ricx homs a emblat mercuirol (éd. R. Lavaud, nº 56, v. 19) où, aux divers Mercurol (Drôme, Allier et Gard) ou Mercœur (Corrèze), R. Lavaud préfère un nom commun désignant primitivement une statuette de Mercure, “objet précieux, trésor”. Ici, mais cela n’implique rien pour. Cardenal, on attend un nom de ville. On rencontre dans IKd Murols qui “désigne vraisemblablement Moreuil en Picardie (Somme) ; ce fut l’un des fiefs que le comte de Flandre dut abandonner à Philippe Auguste, à la suite de la campagne de 1185” (Thomas, p. 88). Si l’on se souvient d’une des habitudes de Bertran, qui cite volontiers des lieux que l’actualité venait de mettre en avant, on peut préférer Murol, puisque les derniers traités entre les deux rois avaient placé l’Auvergne dans la mouvance directe du roi de France. De toute façon, qu’il s’agisse de Moreuil, de Murol ou de Mercurols, le seigneur de ces villes ne peut être que Philippe. Il  faut donc adopter la leçon Manta de IKd au vers 21. Cette cité venait de s’illustrer par la résistance de sa milice à un coup de main tenté par le roi Henri pendant l’été 1188 ; on peut même se demander si Murols n’est pas une déformation, due à la rime, ce qui, pour les noms de lieux, n’est pas rare chez Bertran, des Mureaux, cité proche de Mantes.
 
vv. 23-24 : de prim tersols Tornatz
On trouve deux occurrences du nom prim dans Dels auzels cassadors de Daude de Pradas (éd. Schutz, Columbus, 1945). Au vers 1788, dans une laisse qui traite des oiseaux de proie en général, on lit : Si·n muda lo voletz far blanc, Lo prims de mula mange·l sanc, E·l tersols de mul ben .V. vetz Et aisi blanc lo tornaretz. La seule indication de ce passage est fournie par l’opposition entre le masculin mul et le féminin mula, qui suggère une opposition semblable entre prim et tersol : à tersol, le tiercelet, l’oiseau mâle, s’opposerait prim, l’oiseau femelle. C’est d’ailleurs ce qu’indique, avec un point d’interrogation le glossaire de Schutz : “female (?)”.
Dans le second passage, Daude explique comment on doit s’y prendre pour escantir un oiseau de proie : Segon so pot totz hom causir Que per razo deu escantir Lo prim del tersol totavia, De calque maneira que sia, E·l tersol ab autres menors, D’aital semblan d’aitals colors. Tersol escantis d’esparvier, A mosquet esmerillo quier ... (vv. 1291-98). Ainsi, on escantis chaque oiseau au moyen d’un oiseau plus petit, ce qui prouve que le prim est d’une taille plus forte que le tersol. Rien ne s’oppose donc dans ces vers, à l’interprétation du passage précédent, puisque le tersol, autour mâle, tire ce nom de sa taille, inférieure d’un tiers à celle de la femelle.
Reste à expliquer pourquoi, dans un passage consacré à Philippe Auguste, Bertran fait intervenir cette distinction entre l’autour mâle et sa femelle. La réponse nous est encore une fois donnée par Daude de Pradas : Qui vol bon austor, natural, Per faisos, lo causisca tal Que sia grans en totas res, Car sapchatz be que meiller es ; E de totz auzels cassadors Te hom los femes per meillors, E tug li mascle son tersol ; E son tant caut que, per lur vol, Non penrion mas i lur aon ; Mas li feme son deziron, E·l femeniges si·lls destrenh Que de penre non a desdenh, Ans son volontos de cassar (vv. 63-75).
Ainsi, passer de l’état de tersol à celui de prim représente un progrès, tandis que devenir tersol de prim marque un recul, même si la comparaison avec un auzel cassador est en elle-même laudative (cf. 25. 49). Cette comparaison, qui nous surprend, était toute naturelle pour l’amateur de volerie qu’était le seigneur d’Hautefort et l’on peut gager qu’elle était parfaitement claire pour son public de barons. Elle l’était beaucoup moins pour les copistes, en revanche, car prim, nom rare, pouvait facilement se confondre avec l’adjectif prim, “premier”. Si l’on suppose une ancienne version S’es de prim tersols Tornatz, on se rend compte que le participe tornatz ajoutait à l’ambiguïté, puisqu’il pouvait signifier “détourné” aussi bien que “transformé”. Il a suffi à M de déplacer la préposition pour aboutir à s’es prims de tersols Tornatz, en ajoutant un -s à prim qu’il fallait dès lors accorder avec le sujet. Comme tersol était en lui-même élogieux, le copiste de C a vu en prim un adverbe, au sens de “excellemment” et a supprimé la préposition qui le gênait ; il arrive dès lors à un vers hypométrique s’es prim tersols Tornat. Le copiste qui se trouve à l’origine de IKd a voulu rendre le texte parfaitement clair en remplaçant prim par l’adjectif primers ; de plus, pour marquer étroitement le rapport avec le conditionnel du vers 25, il a modifié la syntaxe du passage en introduisant le subjonctif fos. Le texte devient : Se·l ... fos primers (premiers I) tersolz Tornat, ce qui en apparence résolvait tous les problèmes, mais en fait n’avait guère de sens. Levy (S. W. t. VI, p. 548), avait bien entrevu la solution : il cite le premier passage de Daude de Pradas ; mais, comme il avait songé à un changement de tersol en prim, il n’avait pu surmonter l’obstacle de la rime qui exige une forme en -ols. En fait, la métaphore n’est que modérément élogieuse pour Philippe : comme les deux rois sont alliés, Bertran n’attaque plus le roi de France, mais il fait remarquer qu’il ne montre plus les mêmes qualités belliqueuses que dans les guerres de 1188-1189 : il n’est pas encore parti pour la croisade où il pourra se couvrir de gloire.
 
vv. 26-30.
Cette série de noms propres est assez hétérogène : on y rencontre des cités : Édesse (Roais, cf. note à 3. 23) et Alep (Alaps), un pays : la Syrie (Aranz), un peuple : les Persans (Persanz) et un dieu : Tervaganz, souvent mentionné dans les chansons de geste (on pourra se reporter a l’article de Leo Spitzer dans Romania nº70, 1948-49, pp. 397-407 : “Mélanges”). Kastner explique par les difficultés de la métrique cette curieuse rencontre. De toute façon, cette forme paraît préférable au Trevas e Guans de C.
Levy (S. W. t. III, p. 486) traduit faire fillol par convertir. On trouve chez Mistral (Tresor) : “filhou : convoi pour un baptême, cérémonie et fête baptismale, repas de baptême dans le Haut Languedoc”.
 
strophe IV.
Se détournant de Philippe, dont la combativité s’amoindrit, Bertran s’adresse à Richard qui vient de prendre possession de son trône. Dans la longue série de noms destinée à exalter sa nouvelle puissance, tous ne sont pas transparents : si l’on n’a aucun mal à reconnaître Bristol, Londres et Titgrave, il n’en va de même pour les autres. On lit ainsi au vers 34 : e niort ensens e uzest (C), E nols etrims e sus est (d), Enols etrims esus est (IK) et e nortz ecrentz e suest (M) où l’on peut supposer Northampton et Sussex. Au vers 36, on trouve Tarais (IKd), Quarays (C) et Carais (M) sous lesquels se dissimule peut-être la ville de Carhaix, en Bretagne. Au vers 37, il semble légitime de préférer C (Roans) et M (Roantz) à IKd (Torans) dont on voit mal ce qu’il cache. Il est plus difficile de déterminer quelles sont les villes du vers 38 : e coras e ganz (IKd), el borc sanchamans (C), e carains e cantz (M). Cantz s’impose logiquement pour la fin du vers, la ville de Caen étant mieux à sa place que celle de Gand, mais on se perd en conjecture pour la première cité. Kastner propose, à la suite de Thomas, de voir ici York, Eboracum pouvant donner Eboras. Comme les ms. IK présentent, dans la razon de Pois Ventadorns une forme Coratz (F indique Toratz) pour la vicomté de Thouars (cf. note à 10. 29) et que Bertran, après avoir passé en revue les villes britanniques (vv. 33-35) parle maintenant de cités du continent, je propose la correction Toars qui n’est assurément pas inférieure à Eboras.
 
v. 43 : N’Auriols
Quoique j’ignore qui est ce personnage, je ne partage pas l’avis de M. Paden (O. C. Romance Philology nº 28) qui voit là un surnom qu’il traduit par “Birdbrain”. La présence d’Auriolus (222 et 252), d’un Auriolus Sancius (193) et encore d’Auriol Enecoiz (332) dans le Cartulaire de l’abbaye de St. Sernin de Toulouse (éd. Douais, Paris, 1887) montre qu’il s’agit d’un nom réel et non d’une invention ironique de Bertran.
 
v. 45 : s’asuava
On lit dans les manuscrits : sis ne va (C), sasuava (M) et sis pausava (IKd). Il me paraît impossible d’adopter la leçon de IKd qui fait dépendre d’un futur un verbe à l’imparfait. On remarquera que le verbe se pauzar signifie “se calmer, s’apaiser”, comme le verbe s’asuaujar, -auzar, -avar ; un copiste a pu remplacer l’un par l’autre, puis il a introduit l’imparfait pour obtenir la rime en -ava. On ne peut garder telle quelle la forme s’asuava de M, car le texte signifierait alors que Richard “amadoue” les barons ; or, Bertran ne va visiblement pas jusque là. Il manque donc à s’asuava soit la conjonction hypothétique, soit le réfléchi. Je propose donc d’écrire si·s suava : puisque Levy enregistre un composé asuaujar, -auzar, -avar, ce n’est pas trop s’avancer que supposer qu’à côté des formes suaujar, -zar, a pu exister une forme parallèle suavar. À partir de là, on comprend mieux comment le copiste de C est arrivé à sis ne va.
 
v. 51 : mazanta
Levy (S. W. t. p. 149) cite Mistral, “mazanta : soupeser, soulever avec la main, remuer, donner le branle, secouer”.
 
v. 58 : mazanz
R. Lavaud cite notre passage dans une note à propos du v. 54 du planh Aissi com hom plainh son fill o son paire de Peire Cardenal (nº 42) qui imite la forme du planh nº 13 de Bertran : Cuidatz ves vos veinha Bes per mal mazan Ni pros per dar dan ? “mazan : allusion aux coups de force “tumultueux” tentés par les malvatz glotos (21), qui semblent personnages d’importance” (p. 252).
 
vv. 64-66.
On lit dans M : areniers enjanz es qamar de stol als amantz et cette tornada n’est pas séparée du texte de la précédente. Dans IK, figure : Man uers enanz Escanar destol Als amanz. Comme le dit Thomas (p. 89) qui écrit : Mariniers, enans Es qu’anar destols Als amans, “Ces trois derniers vers sont d’ailleurs fort obscurs”. Remarquons au passage que Thomas a suivi C et admis une rime en -ols au neuvième vers de chaque strophe, sauf à la cinquième. Levy (Lit. Blat. nº 6, 1890, p. 232), discutant ces vers qu’il interprète ainsi : “c’est un avantage que tu enlèves le départ aux amants, sc. les empêches de partir”, parvient à comprendre que le poète considère comme un avantage le fait que le désir de sa dame l’empêche de participer à la croisade. Levy pense qu’il n’est pas vraisemblable que Bertran ait fait une telle déclaration en public : on pourrait lui objecter les vers 49-50 de la chanson de croisade nº 34. Néanmoins, je suis d’accord avec lui lorsqu’il pense qu’il faut suivre M et comprendre : “C’est la fraude qui enlève l’amour aux amants”.
À propos du senhal, il semble qu’un premier copiste ait laissé en blanc la première lettre de la tornada, un M que confirme le man uers de IKd. Le copiste de M n’a pas compris qu’il avait affaire à une seconde tornada et a placé, sans rupture, ces trois vers après les précédents. Ainsi donc, on retrouverait ici le senhal Marinier, également utilisé en 35. 41 et qui désigne donc un autre personnage que le Jeune Roi (cf. pp. LXVI-LXVII de l’Introduction).

 

 

 

 

 

 

 

Institut d'Estudis Catalans. Carrer del Carme 47. 08001 Barcelona.
Telèfon +34 932 701 620. Fax +34 932 701 180. informacio@iec.cat - Informació legal

UAI