Selon la manière dont les éditeurs ont interprété l’existence des deux versions, ils ont été conduits à les présenter diversement. Stimming 1, qui classe les chansons dans l’ordre alphabétique, place à la lettre A la seconde version et au F le texte de M, c’est-à-dire les deux strophes au jongleur suivies de trois coblas de la chanson. Chabaneau (R. L. R. nº31, p. 607) lui a adressé cette critique : “Je ne sais pourquoi M. Stimming a séparé cette pièce de la quatrième. Ce n’en est évidemment qu’une autre copie, à la fois plus et moins complète, ou peut-être interpolée.” Dans son compte rendu de l’ouvrage de P. Reimann déjà cité (R. L. R. nº25, 1884, p. 43), Levy écrit : “M. Reimann croit que la composition du nº 17 est due à la négligence du copiste, qui, séduit par la conformité de la forme et des rimes, a réuni des strophes appartenant à deux chansons différentes. Selon son opinion, les deux premières strophes du nº 17 forment le commencement d’une chanson dont la fin est perdue ; la dernière strophe du nº 17 serait à placer à la fin du nº 4. Cette proposition me semble très-acceptable, car il n’est pas à croire que Bertran ait employé les mêmes strophes dans deux chansons différentes”.
Thomas, qui accepte lui aussi la thèse du copiste irresponsable, publie le texte de M suivi de la deuxième version de la chanson.
Appel (Lieder, pp. 76-81) a tenu compte des diverses opinions : il place en vis-à-vis les deux versions, en considérant qu’elles se complètent. C’est aussi l’avis de M. Bergin, puisqu’il a réuni en un seul ensemble toutes les strophes qui se rapportent à la croisade (Liriche, pp. 46-51).
Pour ma part, j’ai choisi de ne pas mêler deux textes qui n’étaient pas faits pour se compléter et j’ai préféré mettre en avant la version la plus tardive en reléguant dans l’apparat critique ce qui me semble une première ébauche. De plus, je n’ai pas hésité à placer dans un autre chapitre les deux strophes adressées au jongleur : je ne pense pas, en effet, qu’on ait jamais pu considérer que ces deux coblas juxtaposées aux trois strophes de la version M formaient autre chose qu’un ensemble hétéroclite. On en trouve la confirmation dans le fait que deux des mots-rimes utilisés dans les vers à Fuilheta, casti et dan, sont repris dans la dernière strophe de l’ébauche.
v. 2 : se leveron maiti
Selon Levy (S. W. t. V, p. 143) le sens de ce passage n’est pas clair. Pour Kastner (M. L. R. nº32, 1937, p. 198), il s’agit de ceux qui, comme Conrad de Montferrat, se sont levés tôt, se sont précipités à l’aide des chrétiens de Palestine aux abois après la victoire de Saladin. En ce cas, la pensée de Bertran manquerait de logique : comment demander aux rois d’Occident de rivaliser de rapidité avec Conrad qui était parti avant même l’échec de Guy de Lusignan ? En fait, ce vers 2 représente une périphrase pour désigner les pèlerins en général. Voici ce que Cerveri de Girone devait écrire à propos d’un très bref passage de l’Évangile, Surgens Iesus mane (Marc, XVI, 9) dans son Sermon (Martín de Riquer, Obras completas del trovador Cerverí de Girona, Barcelone, 1947, Sermon, nº118) :
Cascus devets saber que tres maneres so De gens c’an obs levar mati tota saso : L’una de mercaders, l’autra de lauradors, L’autra de peleyris, que segon l’us e·l cors De mati rexidar (vv. 14-18) avant de développer les raisons du pèlerin pour se lever tôt :
Examens pelyris se vol levar mati Per ço que pusca anar e tener son cami E que pusca ivas complir sa romeria, E que alberch ab jorn, e per aco que sia Tost entre·ls seus tornats. Jhesuschrist, ço sabiats, per aitals tres rasos Se volch levar mati con hom d’anar cutxos (vv. 33-39), puis Cerveri consacre toute la strophe V au pèlerin.
Je ne crois pas qu’on puisse tirer un argument du fait que ce troubadour écrit au XIIIe siècle : il s’agissait très probablement d’un classique de la prédication, avec emploi des procédés d’application et d’actualisation familiers à la rhétorique des troubadours, certes, mais d’abord des prédicateurs.
v. 3 : Seigner
Il est intéressant de noter que le ms. F est le seul qui donne cette version. M n’appelle Conrad que Mesier ; IKd le nomment Meser aux vers 3 et 8 et Seingner dans la suite de la chanson ; Dc ne le nomme Mesiers qu’au vers 3. Ce mot n’est pas occitan, mais, selon Stimming 1 (p. 236), Bertran se serait servi de l’italien messere parce que Montferrat se trouve en Italie. Il cite d’autres exemples : di m’al pro marques mecier Colrat (P. R. de Tolosa, 16. 47) ; per so m’an Lombart conques, pos m’apellet car messier (P. Vidal, 47. 18). On remarquera que ce titre italien, qui introduisait dans le texte une touche de pittoresque, ne figurait que dans la première version. Les strophes composées plus tardivement, lorsque Conrad, de personnage d’actualité était devenu personnage de légende, l’appellent plus sobrement Seigner, titre que le copiste de F, ou peut-être Bertran lui-même dans la version la mieux unifiée de sa chanson, lui donne désormais tout au long du texte.
v. 13 : afebleian
Raynouard (L. R. t. III, p. 296) cite ce passage sous la rubrique aflebejar, suivant donc IKd, alors que Stimming 1 (p. 133) et Thomas (p. 85) ont préféré afebleian avec DcF.
v. 22 : tot
“Ce sens d’exclusion de tot adverbial se développe assez souvent, surtout, naturellement, lorsque tot accompagne, comme ici, une construction prépositionnelle : per ..., comportant le sens causatif” (Stroński, Elias, glos. p. 145).
v. 28.
F : E·us enduratz e fam e set al van, IKd : E vos enduratz fam set e·ill stan. Il manque une syllabe au vers dans IKd où, de plus, comme le fait remarquer Levy (S. W. t. III, p. 307, estar), on comprend mal l’absence de conjonction entre fam et set. Le texte de F n’est pas clair et Levy, qui propose d’interpréter van par “escousse, élan” hésite entre E vos enduratz fam e set al van et E vos enduratz fam e set a l’envan. Appel supprime le E initial : Vos enduratz fam set, et ilh estan (Lieder, p. 78) et Kastner, tout en pensant qu’il est difficile de se passer de cet e, le suit (Ibid. p. 198). Pour ma part, je me suis résolu à adopter le texte de IKd en le modifiant légèrement : E·us enduratz fam e set e·ill estan.
vv. 29-30.
À propos de ces vers Thomas note (p. 85) : “le sens littéral de ce vers et du suivant est : la roue va tournant dans ce monde, pourtant elle a la fin en mal, c’est-à-dire qu’elle ne cesse un instant de tourner que quand ceux qui étaient en haut sont en bas.” Si nous suivons Levy (S. W. t. VI, p. 604), pur signifie : “seulement, rien que” et le sens est donc : “en ce monde, la roue tourne pour ne s’arrêter finalement que sur le mal au bout du compte”. Ce thème de la roue de la Fortune est un cliché médiéval et à l’exemple cité par Raynouard : Na Fortuna ab tota sa roda que lo gira e lo regira a dextre e a senestre (L. R. t. III, p. 67), Stimming 1 ajoute ces vers de Giraut de Bornelh : Tals es en gran pojar Cui la rod’en breu virar Fai son pojar desendre (38. 8) et ce texte de Falquet de Romans : Quel roda nos vire, so desus desotz, qu’al virar faria totz sos enemics rire (6. 33).
v. 42 : l’Arbre-Sec
“D’après la légende qui avait cours au moyen-âge, cet arbre existait depuis la création du monde dans la vallée d’Hébron ; il avait séché à la mort du Christ & devait renaître quand un prince chrétien aurait chassé les infidèles de la Terre-Sainte”. (Thomas, p. 86).
vv. 43-44.
Bertran nous indique l’un des itinéraires possibles pour gagner la Palestine en passant par l’Italie (Savoia) et en s’embarquant à Brindisi (Branditz). Cf. Raïmbaut de Vaqueiras (24. 72) : Los camis els portz De Brandis tro al bratz Sanh Jortz.
v. 46.
F : no t’enoia, IKd : No tinnoia.
Il ne semble pas que les corrections no t’enoi ja ou no ten’ noia proposées par Levy et Appel soient admissibles. L’hypothèse de Chabaneau ne paraît guère plus probable : “ou B. de Born a suivi ici l’usage français, employant l’impératif avec la négation, ce qui est contraire à la syntaxe provençale, ou il a, par un abus d’un autre genre, employé l’indicatif (3e pers. sing.) pour le subjonctif”. La meilleure méthode consiste, à mon avis, à supposer l’emploi ordinaire du subj. pour la défense. On peut alors supposer que le verbe est nozer plutôt qu’enojar. La forme de IKd serait alors no ti·n noia : “qu’il ne t’advienne pas de dommage à cause de ton message” où -n serait le pronom, adverbe annonçant la proposition suivante ; plus simple encore celle de F : no te noia. Comme Bertran envoie Papiol annoncer à Conrad la mauvaise nouvelle d’un délai supplémentaire, il souhaiterait que son messager ne subisse pas la colère du chef des Tyriens.
v. 48.
F : E·ill valrai, Id : E·il valroi, K : E·ill valroi.
Comme Thomas et Kastner, je pense que E·ill équivaut è Eu·lh, car il est peu probable qu’une principale commence par une conjonction de coordination. Appel (Chrestomathie 62 b, 2) cite un cas de e- pour le pronom de la 1ère pers. : Ben ha tengut dreg viatge L’auzels lai on e·l tramis.
On trouve un autre écho de cette satisfaction à l’idée que la croisade s’ébranlait enfin chez Folquet de Marseille (éd. Stroński, nº10, strophe V, p. 50) : E qui·l bon rei Richart qui vol qu’ieu chan Blasmet per so quar non passet dese, Ar l’en desmen si que chascus o ve ; Qu’areire·s trai per miels salhir enan ; Qu’el era coms, ar es rix reis ses fi, Quar bon socors fai Dieus a bon voler ; E s’ie·n dis ben al crozar, ieu dis ver, Et ar vei m’o, per qu’adonc no menti.
v. 13’.
Le copiste avait tout d’abord écrit un vers hypométrique : per q’es mos cors afreollan. En rajoutant en marge mi vai, il a réparé cette faute, mais le vers n’a plus de sens, car il a oublié de supprimer l’ s dans le groupe qes.
v. 15’.
Le manuscrit indique : De noc e no m vauc ara duptan et tous les éditeurs ont écrit, sans rien noter en apparat critique : D’En Oc-e-No no·m vauc. Il est vrai que le vers est hypométrique, mais, puisqu’une correction s’impose, n’est-il pas préférable d’introduire un jambage entre m et v plutôt que d’introduire un no supplémentaire ? M. Bergin (Ibid. p. 49), qui suit la correction non signalée de Stimming 1, traduit : “Del Signor Si-e-No non ho ora più dubbio, ché gli dispiace s’io lo rimprovero per una cosa qualunque”, or, si doptar signifie bien “douter”, ce n’est pas le cas du réfléchi qui offre le sens de “se douter” ou de “avoir peur” (Levy, P. D. p. 131). Au demeurant, j’avoue ne plus saisir dans ce cas-là de logique dans le passage.
v. 22’.
Il est curieux de constater que, sur les cinq rimes en -oia du texte de M, quatre sont directement reprises de la strophe VI de la poésie d’Arnaut Daniel, Quan chai la fuelha (éd. Toja, nºIII) : Ges non es croia Selha cui soi amis ; De sai Savoia Plus belha no·s noiris ; Tals m’abelis Don ieu plus ai de joia Non ac Paris D’Elena, sel de Troia. |