FALQUET PROSATEUR (?)
Dans sa thèse, Francesco da Barberino et la littérature provençale en Italie au Moyen Age, Paris 1883, 143, Antoine Thomas écrit à propos d’un commentaire en mauvais latin des Documenti d’amore : “Ce récit est certainement la traduction d’un texte provençal perdu, traduction abrégée, ainsi que nous l’apprend maître Francesco : il en nomme l’auteur Folquet, et cite de ce même Folquet, que rien n’autorise à identifier avec Folquet de Romans, une autre anecdote également relative à Blanchemain. L’original semble avoir été écrit en prose, et l’on peut affirmer que, s’il nous avait été conservé, ce serait un des plus beaux morceaux narratifs de la prose provençale”.
L’opinion de Thomas sur le “Folquet” de ces textes n’est pas partagée par R. Zenker. Celui-ci, dans son article “Zu Folquet von Romans und Folquet von Marseille”, ZrP XXI, 1897, 340-341, explique qu’il y a une assez grande possibilité pour que notre troubadour soit l’auteur des deux nouvelles. Voici ses raisons. 1. L’action du conte le plus long se déroule au bord de l’Isère, sur la rive de laquelle se trouve précisément Romans ; de plus, l’héroïne, Blanchemain, s’est installée à Valence et Thomas pense qu’elle était originaire du Dauphiné. 2. À la lecture du conte, on a l’impression que son auteur a été le témoin occulaire ou auriculaire des faits ; il doit donc sans doute en avoir été contemporain : or Blanchemain vivait entre 1180 et 1240 et son époux Hugolin entre 1170 et 1230, dates qui correspondent à l’époque du poète. 3. Enfin, des trois troubadours portant le nom de Folquet, pour des motifs variés, seul le Romanais a pu écrire ce conte vers 1199.
Même si elle n’est pas absolument irréfutable, la démonstration est assez convaincante. On est tout de même un peu gêné par le fait que, dans aucune des trois occurrences du nom de l’auteur, il n’apparaît sous la forme Falquet. Mais, après tout, le processus de transformation de son nom avait commencé bien avant Barberino (1264-1348).
Il ne semble pas possible, dans l’état actuel de nos connaissances, de s’avancer davantage. Dans ces conditions, nous nous contenterons de reproduire, dans leur ordre chronologique, la version française des deux textes, établie par A. Thomas, op. cit., 143-145 et 148. Les résumés latins de Barberino se lisent, dans le même ouvrage, en appendice, 187-188 et 194-195.
I
Un jour, monseigneur Hugolin de Forcalquier voyageait en compagnie de sa dame avec une nombreuse société ; il y avait là le père, deux frères, deux cousins et deux neveux de la dame, avec une nombreuse suite à pied et à cheval. Arrivés à un fleuve nommé l’Isère, qu’il s’agissait de franchir, les deux frères entrèrent dans l’eau et prirent leur sœur au milieu d’eux. Mais la violence du courant les sépara et les fit dériver au point que les chevaux durent se mettre à la nage. Les frères se trouvèrent donc contraints d’abandonner leur sœur. Le père, les neveux et les autres n’osaient pas se risquer à la violence du courant, et criaient aux domestiques de porter secours à ceux qui étaient en danger ; mais ceux-ci refusaient. La dame cependant se tenait avec un courage admirable sur son cheval qui nageait ; les deux frères, après avoir tenu coup quelques instants, furent entraînés malgré eux par le courant, et disparurent dans l’eau. La dame appelait au secours, mais personne ne venait, et chacun se bornait à faire des vœux stériles pour son salut. Il faut dire que monseigneur Hugolin était par hasard demeuré en arrière de la troupe ; arrivant au bord du fleuve et voyant en danger la femme qu’il aimait, il ne demande d’aide à personne, mais il se jette à l’eau avec son cheval, arrive rapidement auprès d’elle et, se plaçant en aval, l’encourage de la voix et lui enseigne le moyen d’échapper plus facilement : les deux chevaux étant obligés de nager, c’était tout le service qu’il pouvait lui rendre. Le cheval de la dame était épuisé, celui de monseigneur Hugolin, au contraire, fort et courageux : “Ah ! si je pouvais de quelque façon vous céder mon cheval !” lui disait-il. Par un bonheur providentiel, ils atteignirent une petite île qui, bien que recouverte par l’eau, permit aux chevaux de prendre pied. Mais la violence du courant augmentait toujours ; le fleuve entraînait de grosses pierres qui devenaient dangereuses et il n’était pas prudent de s’arrêter là. Aussitôt monseigneur Hugolin se jette à l’eau, et saisissant la dame aussi courtoisement que faire se pouvait en pareille circonstance, il la place sur son propre cheval, remonte sur l’autre et l’on se met en route, la dame devant et monseigneur Hugolin derrière. Le premier cheval, vigoureux, se dirigeait rapidement vers la rive ; l’autre, au contraire, épuisé et fléchissant sous le poids du chevalier, restait en arrière, et la dame en s’éloignant pleurait sur le sort de monseigneur Hugolin. Lui, au contraire, ne songeait qu’à lui crier de se sauver, lorsque son cheval disparut sous lui. Le père et les autres témoins de cette scène criaient à la dame de s’échapper, mais elle, bien loin de les écouter, revient vers monseigneur Hugolin et le supplie de s’accrocher à ses vêtements ; il consent à saisir la queue du cheval, et alors se dirigeant de nouveau vers le rivage, ils l’atteignent tous deux grâce à la vigueur du cheval, et se trouvent enfin en sûreté. Monseigneur Hugolin était le seul à rire ; la dame et tous les autres pleuraient, songeant aux deux frères qui avaient péri. Quand on l’eut informé de ce malheur : “Je riais, il est vrai, dit-il, car j’ignorais qu’il y eût des victimes ; mais si je dois pleurer maintenant, ce n’est pas leur mort, mais la vie du père, des neveux et de tous ceux qui abandonnaient si lâchement une telle dame.” Tous pleuraient donc ensemble, monseigneur Hugolin plus fort que les autres, car il voyait pleurer les yeux de son cœur. La dame, en effet, avait été plusieurs fois demandée par lui en mariage, mais comme le père était d’une condition plus élevée que la sienne, il avait toujours essuyé des refus. Lorsque l’on eut été remis de toutes ces émotions, le père, faisant venir auprès de lui la dame et monseigneur Hugolin, ainsi que quelques-uns de ses parents, dit au chevalier : “Celle que ni père, ni frères, ni parents ne pouvaient sauver a été par ta prouesse arrachée à la mort ; nous te la donnons pour que tu en fasses selon tes désirs, ou ta femme ou ton amie,” et, prenant la dame par la main, il la lui présenta. Monseigneur Hugolin, craignant de perdre une occasion semblable, prit la main qu’on lui offrait, main fine et délicate, assure Folquet, et répondit : “Monseigneur, tout en recevant avec humilité et reconnaissance le don que vous me faites, – et dès maintenant je déclare l’accepter, – je reconnais combien j’en suis indigne. Tout d’abord, pour maintenir l’honneur de votre fille et le vôtre, je la reçois comme mon épouse ; puis, comme un humble esclave, je me mets en sa puissance ; qu’elle soit ma mère, ma dame, la maîtresse de moi en toutes chose.” Mais alors, dit Folquet, la dame, retirant ses deux mains, dont son père tenait l’une et monseigneur Hugolin l’autre, parla à son tour : “Un père, qui ainsi que tous les siens, n’a pas cherché à me sauver la vie, n’a plus de pouvoir sur moi. Pour lui je suis morte. Voici celui qui m’a sauvée ; c’est à lui, et à lui seul, que j’appartiens,” et à ces derniers mots elle mit ses deux mains dans celles de monseigneur Hugolin, qui pleurait de joie au milieu des marques d’approbation générale des assistants. Le lendemain monseigneur Hugolin l’épousait, et cette dame est madame Blanchemain qui, prenant la plume de son mari, composa de si utiles et si fameux couplets. Dire tout ce que monseigneur Hugolin fit pour elle, notre livre n’y suffirait pas ; mais en souvenir de cette histoire, nous reparlerons d’elle en différents endroits de notre ouvrage.
II
Blanchemain était mariée depuis un an à monseigneur Hugolin, quand monseigneur Aimeric, – ainsi que le rapporte Folquet, – vint un jour la trouver, et la pria en longs termes, qu’il n’est pas utile de reproduire ici, de vouloir bien l’accepter pour serviteur. “Tes paroles, lui dit-elle, cachent peut-être sous leur généralité quelque chose de peu convenable ; mais si tu veux me demander quelque chose de précis, demande-le, et je te l’accorderai, si cela m’est possible.” Lui, alors : “Les paroles que vous venez de prononcer me rendront peut-être plus audacieux.
–Demande toujours ; je sais bien que si tu me demandes des choses déshonnêtes, je ne serai pas tenue de te les accorder.” Il lui dit alors : “Depuis longtemps, je vous ai donné mon cœur ; je vous demande donc le vôtre en retour. – Vraiment, répondit la dame, si je t’écoutais, tu ne ferais pas un si mauvais marché ; mais, mon pauvre ami, cela ne m’est pas possible, car je l’ai depuis longtemps donné tout entier à monseigneur Hugolin.” Aimeric, tout consterné, eut beau se plaindre et l’accuser de manquer de parole, en assurant que le cœur est fait de telle sorte qu’elle pouvait en même temps aimer monseigneur Hugolin comme mari, et lui comme amant, Blanchemain ne voulut rien entendre et coupa court à ses récriminations en prononçant en substance les paroles suivantes : “Qui n’a pas n’est pas tenu de donner, et l’homme a tort qui demande l’impossible à son ami et se fâche du refus.”
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