[CHANSON DU ROSSIGNOL EN PROVENCE]
I. Par la joie du temps qui a fleuri, le rossignol s’allègre et se réjouit, et courtise sa compagne dans les haies ; de là vient ma tristesse, car j’entends les chants, les roulades et les cris, et je ne sais comment j’existe, car d’envie j’ai le cœur fendu, ou peu s’en faut.
II. Bien que le monde ait reverdi, de rien que j’entende ou que je voie, je ne crois pas que je doive me réjouir, tant je suis soucieux, marri et égaré, parce que l’allégresse ne peut être mon guide ; car, près de celle à qui il se soumet et se dévoue, mon cœur ne trouve point le bien-être.
III. Pour la servir je fus formé, si bien que toujours, à bon droit, je garde mes yeux et mon cœur fixés en elle, car à nulle autre je ne fus destiné ni voué ; et c’est pourquoi le soir mon esprit va vers elle, en guise de messager, pour voir son séjour, quand je suis endormi.
IV. Noble dame, la première fois que vous m’avez vu, je vous fis sincère hommage, et par lui vous avez retenu en gage mon cœur que vous avez blessé et capturé d’un regard, si bien que jamais plus il ne fut touché d’amour, ni vassal d’aucune autre, et je ne changeai jamais de route, tellement vous me plaisez.
V. Je suis votre homme-lige engagé par serment, et en fait et en apparence, et toutes mes pensées se tournent vers vous, car par vous je suis enrichi et écouté (1), et mes chants sont bien accueillis ; mais, comme je ne quitte pas la Provence, j’ai peur de faillir envers vous.
VI. Bonheur et délices me seraient, si vous m’aviez en tenance (2), la colère et l’inimitié que vous avez eues envers moi — je n’en fais pas de discours insensés, car je ne veux plus me mettre dans mon tort ; j’en ai fait, sans faule, pénitence, et je suis guéri de ce péché.
VI. Linhaure, depuis que vous ne m’avez pas vu, j’ai été en grande crainte — Maintenant je me plais près d’Agout qui me fait bon accueil.
1) ou : exalté (autitz Ms. A) cf. variantes). (↑)
2) c’est-à-dire : si vous me gardiez comme homme lige. (↑)