[LE CHANT DU ROSSIGNOL DÉSESPÈRE LE SOUPIRANT PASSIONNE ÉLOIGNÉ DE « Bon Esper » ]
I. Il m’a rempli de chagrin cette année, le gracieux mois où le temps obscur s’adoucit et redevient clair, et le rossignol, qui d’habitude est courtois, est si rude envers moi qu’il a failli me tuer, car j’entends ses chants, et je vois que le monde verdoie, et que tout ce qui existe s’efforce de se réjouir — alors que mon cœur sincère fond et meurt de courroux parce que je ne suis pas là-bas où est mon Bon Esper, car sans elle nulle joie ne peut me plaire.
II. Pourtant, d’ici, j’envoie mes supplications là-bas, où elle se trouve — prosterné à genoux et les mains jointes — et c’est ainsi que je suis saisi par le feu d’amour, quand il me souvient du joyau dont elle me fit présent pour me conquérir — Car sachez bien que si loin que je sois, je ne change pas et je ne puis désirer autre chose ; et je crois que jamais je ne verrai jour, matin ou soir, une autre dame m’assujettir de sorte que mon cœur s’éloigne d’elle.
III. Souvent je me rappelle les grands honneurs et les biens, et les belles réponses qu’elle me fit en soupirant, ainsi que le doux congé qui retient mon cœur prisonnier — Ainsi, il aurait mieux valu pour moi mourir devant elle, puisqu’aussi bien je meurs du grand amour qui me torture — Ne suis-je donc pas mort quand je ne puis la voir ? — Si fait, car vers moi Amour s’élance et m’assaille, de sorte que sans elle la vie ne peut avoir aucun prix, et que rien sauf elle n’a pouvoir sur moi.
IV. J’aurais bien préféré qu’elle n’eût pas tant de beauté ! car, lorsque je considère les yeux, le clair visage et l’air gracieux qui en elle m’ont captivé, le ne fais plus que soupirer et languir ; je tremble et je tressaille, et meurs de pur désir, parce que je ne suis pas là-bas pour la servir à son coucher, quand son aimable corps s’étend et s’ébat dans la joie — tant et si bien que sous l’effet de ce désir que je n’ose pas lui déclarer je me laisse souvent tomber à terre en pâmoison !
V. Et s’il n’y avait pas mon seigneur le Comte Geoffroi qui me retient ici dans son courtois pays, ni pour les honneurs ni le bien qui m’arrivent je ne pourrais me retenir d’aller la voir sur le champ, car mon cœur fidèle ne courtise personne d’autre… et le Comte sait bien que celui qui contrarie un amoureux sera toujours un ignorant en matière d’amour courtois, et un amant ne peut vouloir de mal à un autre amant — et c’est pourquoi je ne pense pas qu’il ose me retenir près de lui…