I. Entre Lerida et Belvis, près d'un ruisseau, entre deux jardins, je vis, en compagnie d'une bergère, un pâtre vêtu de treillis. Ils étaient étendus entre des fleurs de lis, et se baisaient en l'herbe nouvelle. Je ne crois pas qu'il y eût jamais bergère plus belle, plus gracieuse ni plus vive, et il ne me semble pas que j'en aie jamais vu d'aussi agréable devant mes yeux, ni en France, ni en Castille.
II. Je considérai leur bête, et je vis un soldat l'emmener ; il l'avait enlevée aux deux [amoureux]. Je me mis à lui crier à haute voix : « Laissez-la ! Vous ne pouvez pas vous en aller ! ». Le soldat fit comme je le voulais ; et, quand je vis qu'il obéissait à mon ordre, je pris la bête, car il ne me plaisait pas de me disputer avec lui, et j'allai la cacher dans un jardin. Puis je revins à mon point de départ.
III. Quand je fus revenu au jardin, j'entendis la bergère crier : « Hélas ! malheureuse que je suis, je suis née à la male heure! Toute joie finit par se changer en douleur. Tant que mon ami fut avec moi, je ne pensai pas que je pusse être jamais affligée ; ah, doux bonheur, comme tu as eu vite passé, comme tu t'es changé bientôt en grande douleur ! Dites-moi, Seigneur Serveri, n'avez-vous pas vu ma bête sur le chemin, car je crains qu'elle ne soit à courir ».
IV. « Si je vous rendais, jeune fille, la bête que vous avez perdue, quelle serait ma récompense ? » — « Seigneur, je ferais de vous mon amant, et ce serait vous la payer bien cher ; mais celui que la nécessité presse perd toujours au change ». Nous allâmes ensemble à l'endroit où la bête paissait, et quand elle l'eût reconnue pour la sienne: « Seigneur, fit-elle, Dieu vous aide ! Allez-vous en, je ne ferai rien [de ce que je vous ai promis] ».
V. « Jeune fille, si vous violez ainsi la convention que nous avons faite, cela ne vous siéra point ». — « Seigneur, c'est une chose habituelle ; ne soyez pas surpris si je vous mens, car plus de cent vous ont menti, avec moi, et je vous ai gentiment échappé. Il faut toujours prendre son salaire, aussitôt qu'il est octroyé ; car celui qui a [bien] le temps et qui tarde, perd trop sottement son temps, et femme a tôt fait de changer ! »
VI. « Jeune fille, il ne me plaît ni de jouir d'une femme fâchée, ni de coucher avec elle. Si j'étais joyeux, et si vous étiez triste, ce ne serait point chose agréable ; mais il faut maintenant me donner [ma récompense] ».
VII. « Seigneur, c'est une chose inconvenante, qu'une situation critique m'a contrainte à [vous] accorder ; cela ne doit pas se faire, et c'est pourquoi je m'y refuse ; mais je veux bien cependant entendre à ce sujet le jugement de l'Infant, en qui mérite se plaît ».
VIII. « Je m'en remets à l'aimable Vicomtesse de Cardona, car amour par contrainte ne profite point ».