[JOIE DE RETROUVER SON PAYS BIEN-AIMÉ, ET UNE AIMABLE DAME, APRÈS UN DANGEREUX VOYAGE OUTREMER]
I. Du grand gouffre de la mer, et des soucis des ports et du phare périlleux, je suis, Dieu merci, sauvé ; et je puis donc dire et conter que j’y ai souffert plus d’un malheur et plus d’un tourment ! et puisqu’il plaît à Dieu que je revienne, le cœur joyeux, en Limousin, d’ou je partis avec douleur, je le remercie de ce retour et de la bonté qu’il me témoigne et m’octroie.
II. Je dois bien remercier Dieu, puisqu’il veut que, sain et fort, je rentre au pays où il vaut mieux avoir un petit jardin que dans une autre terre être riche et bien à l’aise ; car seuls, le bel accueil, les nobles actions et les aimables paroles de notre dame, et ses présents d’amoureuses grâces, et son suave visage, valent tout ce que produisent les autres pays.
III. Maintenant j’ai raison de chanter, puisque je vois et joie et plaisirs et amabilités et jeux d’amour courtois, car c’est votre bon plaisir ; et les sources et les clairs ruisseaux me mettent l’allégresse au cœur, et les prés et les vergers, car tout cela m’enchante ! et maintenant je ne redoute ni mer ni vent, ni le Garbin (1), ni le Mistral, ni le vent d’Ouest, et mon navire ne me secoue pas, et ni galère ni corsaire voguant ne me font peur !
IV. Celui qui risque de tels ennuis pour gagner le Paradis et pour sauver son âme, a bien raison, et non pas tort ; mais celui qui, pour voler et faire du mal, va sur mer où on subit tant de tourments en si peu de temps, il lui arrive souvent que là, où il croit monter, il descende ; si bien que par désespoir il abandonne tout en une hasardeuse entreprise, et l’âme et le corps, et l’or et l’argent !
1) Vent du Sud-Ouest, en Méditerranée.