[LA BELLE OU LA LAIDE ?]
I. Perdigon, dites-moi votre sentiment : que vous semble de ces deux maris jaloux ? L’un a une épouse qui est belle et accomplie, noble, courtoise et distinguée ; et l’autre une femme laide et mauvaise, vilaine et acariâtre ; chacun garde jalousement la sienne — Et puisqu’une conduite si insensée leur plaît et que telle est leur volonté, lequel est le moins blâmable des deux ?
II. Gaucelm Faidit, je veux que vous sachiez, quant à la dame de belle façon, qui fait envie à tout le monde, que celui qui la garde auprès de lui à sa disposition ne fait pas si grande faute, s’il l’enferme jalousement, que l’autre, le malchanceux qui supporte le fardeau de tant de mauvaises façons ; et ni beauté ni rien d’autre ne le force à surveiller la sienne, sinon laideur et sottise.
III. Perdigon, vous raisonnez comme un fou ! car, comment osez-vous dire qu’il faille garder caché ce qui est beau, ou séquestrer une dame accomplie, belle et pleine de mérite ? Son esprit ne la garde-t-il pas ? C’est la laide au langage revêche que le mari sensé doit enfermer, pour qu’on ne sache pas qu’il est mal marie et qu’il a fait une folie.
IV Gaucelm, parmi les nigauds, vous soutiendriez et couvririez gentiment un parti blâmable et honteux ; et pourtant vous donnez de mauvais conseils à l’époux en lui disant d’arranger sa vie de telle façon qu’il garde sa mauvaise destinée, et qu’il fasse deux malheurs au lieu d’un ; il y a de meilleures raisons pour enfermer la dame distinguée qui est d’une grande beauté, et il semble qu’il soit moins coupable, car on en est amoureux.
V. Perdigon, plus vous en parlez et plus vous démentez vos chansons (car la jalousie a mauvaise réputation, et tout le monde crie et s’en plaint) en disant qu’on doit enfermer une dame accomplie, et c’est là une action laide et blâmable parmi nous, [les poètes courtois] ; mais enfermer l’autre est raisonnable, car il n’y a pas de jalousie là-dedans, et c’est avoir un bon sens estimable, que cacher ce qui est mauvais et montrer ce qui vous fait honneur.
VI. Gaucelm, si vous enfermez des biens sans valeur, vous n’avez en votre possession qu’un mauvais trésor ; et il ne me paraît pas que ce soit faire preuve d’un bon sens remarquable que de perdre Prix, et oublier Joie, à cause d’une chose mauvaise et honnie ; mais celui qui pour une belle possession, source de joie, parfois cède et se donne du souci, il paraît y être forcé par l’amour ; et si vous vous étonnez de cela, je me demande bien si vous savez ce que c’est que l’amour.
VII. Perdigon, la tenson durerait indéfiniment, et c’est pourquoi je veux que notre différend soit soumis à Dalfin, pour qu’il en soit juge, et qu’il nous mette d’accord et fasse la paix.
VIII. Gaucelm, la cause que le défends est si bonne, et il est si sensé, que si le différend lui est soumis, je veux que par lui il soit jugé.