[DES BIENS ET DES MAUX D’AMOUR]
I. Gaucelm Faidit, voici ce que je vous demande : des biens ou des maux d’amour, lesquels sont, à votre avis, les plus grands ? Dites-moi ce que vous en pensez : car les biens sont si doux, si agréables, et les maux si durs et si pénibles que, quel que soit le parti que vous prendrez, vous pouvez trouver beaucoup d’arguments pour le défendre.
II. Albert, les souffrances sont si grandes et les biens ont une si douce saveur que vous ne trouvèrez pas facilement un amant qui n’hésite au moment de choisir. Pour moi, je dis que les biens d’amour sont deux fois plus grands que les maux, du moins pour un amant, qui sait servir fidèlement sa dame, et aimer avec discrétion et patience.
III. Gaucelm, certes ils ne vous en croieront pas, les amoureux qui s’y connaissent. Vous et les autres troubadours, je vous vois toujours vous plaindre ; et puisque le vous entends dire dans vos chansans, à vous et aux autres, que l’amour ne vous à jamais donné aucune jouissance, où sont-ils donc ces biens dont je vous entends parler ?
IV. Albert, maints parfaits amants se sont plaints par ingratitude (?) (1) mais je les vois en réalité éprouver grand honneur et grand bien, couchés avec leur dame et échangeant avec elle des baisers ; et puisque la règle d’amour est que le mal doit être bien et profit, un amoureux doit prendre en gré et accueillir avec reconnaissance tout ce qui peut lui arriver.
V. Gaucelm, ce sont les faux amants qui n’éprouvent pas les maux d’amour : on ne peut avoir grande valeur sans peine et sans tourment, et nul ne peut être preux sans douleur ni dépenses ; et c’est Amour qui fit mourir Andrieu, qu’aucun bien au monde ne put sauver.
VI. Albert, tous les maux, tous les dommages perdent force et vigueur et se transforment en douce saveur, lorsque apparaît quelque bien ; un amant, quand il éprouvera de la joie, oubliera qu’il a souffert ; ainsi le bien fait disparaître le mal, et sans aucun doute, c’est lui qui l’emporte.
VII. Gaucelm Faidit, que notre tenson aille auprès de la comtesse d’Angoulême : elle a de la valeur et saura dire ce qui est bien et mal, et choisir le mieux.
VIII. Albert, je suis heureux que le jugement lui soit confié, car elle a du mérite et de la valeur ; mais elle cause la perte de notre terre, car elle ne veut pas venir de France.
1) v. 26, descudar : le sens de ce mot (= descuidar, descujar) n’est pas sûr : Levy (Petit Dict.) traduit par « indifférence (?) » ; M. Jeanroy (l. c.) par « ingratitude » ; M. Schultz-Gora (l. c.) par Unachtsamkeit (inattention, négligence) Gedankenlosigkeit (légèreté) Boutière P. T. Albertet p. 117 — Nous penchons pour l’interprétation de Schultz-Gora.