1. Il serait temps maintenant que je me mette à composer une chanson, à la chanter(1) de t elle façon qu'elle me procurerait un véritable « oui» de la part de celle que je désire le plus au monde. Pour elle il me faudra languir, si elle ne me prend pas bientôt en pitié.
II. Elle me fera blanchir par mèches, si elle ne me secourt avant un an; car déjà l'on me dit que des cheveux blancs me poussent sur la tête, et cela ne m'a pas l'air d'une plaisanterie. Et si elle me fait blanchir pendant que je suis jeune, tout chenu je serai à elle, quelque déplaisir que cela lui cause. Un bon effort vainc cependant le malheur.
III. Même si je devenais aussi blanc qu'Enoch, je ne considérerais pas pour cela comme un dommage de la servir de bon coeur. Plus le feu est grand, plus il brûle; de même moi, plus je pense à elle, dans mon coeur, plus j'aime dire et faire ce qui lui plaît.
IV. Car ainsi que, au jeu d'échecs, la tour vaut plus que les autres pièces ·et que la fine émeraude resplendissante vaut plus que le verre vermeil ou jaune, ainsi ma dame vaut plus que d'autres - tant pis pour qui s'en courrouce(2) - du fait qu'elle rehausse son mérite par ses manières.
V. C'est pourquoi j'aimerais mieux être cuisinier de sa cuisine, puisqu' ainsi je pourrais la regarder, que d'avoir - loin d'elle(3) -la richesse d'un émir, même si m'appartenait le Maroc; car il n'y a pas d'homme qui, l'ayant un jour regardée de bon coeur, n'en soit pas heureux toute la journée(4).
VI. Messager, je te prie d'éperonner ton coursier de toutes tes forces; mais ne tombe pas pour autant! J ete dis cela moins à cause du dommage que tu pourrais en éprouver qu'à cause de celui qui m'en écherrait; tant je crains, jusqu'à ton retour, ta perte. Si tu te tuais à une autre occasion, je n'en serais pas aussi affligé.
VII. Et prends garde de lui sembler niais en lui transmettant mes salutations et ce que je lui envoie encore! J e te promets que, si tu y changes quoi que ce soit, tu auras besoin d'un croc à ton étrier [pour te pendre]. Et dis-lui que je ne puis guérir, tellement mon puissant désir me fait trembler et frémiT en son absence.
VIII. Et tu peux: lui confier au départ que Guilhem Adémar lui fait dire que sa dame en vaut cinq cents autres.
IX. Tu peux, enfin, lui assurer, Capairon, que tous mes désirs sont si jeunes que j'ai l'impression de n'inaugurer que maintenant cet amour.
(1)« à me demander comment je porrais l'exécuter en chantant».
(2) «qui qui s'en courrouce ».
(3) « sans la possibilité de la voir ».
(4) «qui ... puisse subir, ce jour-là, des malheurs ou des dommages ».