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156,I

Français
Raymond Arveiller et Gérard Gouiran

1
Madame, je prends congé de vous
 
et jamais je n’ai éprouvé d’angoisse
 
comme je fais en vous quittant ;
 
je vous recommande à Dieu, mon aimée,
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vous pour qui mon cœur languit et fond,
 
car je vous aime plus qu’être au monde ;
 
depuis que je vous ai vue et que je vous ai parlé,
 
aucun être au monde ne m’a plu autant ;
 
aucune femme n’accomplit si bien
10
tout ce qui convient au noble mérite,
 
aucune ne tient si bien
 
d’agréables propos, ni ne sourit si gracieusement.
 
Avec votre mine avenante, affable et courtoise,
 
vous avez capturé mon cœur dans vos lacets,
15
si bien que je ne puis songer à autre chose
 
qu’à vous servir et vous aimer ;
 
et si je savais vous servir à votre gré,
 
jamais je n’aurais de peine.
  Madame, que Dieu ne me porte jamais secours
20
si je n’appartiens pas plus à vous qu’à moi-même !
 
La nuit, quand je suis endormi,
 
mon esprit s’en va vers vous
 
(ah ! Madame, si j’avais autant de bonheur que lui !)
 
si bien que quand je me réveille et m’en souviens,
25
j’ai peine à renoncer à me crever les yeux
 
parce qu’ils se mêlent de veiller ;
 
et je vous cherche dans tout le lit
 
et, faute de vous trouver, je reste en larmes ;
 
je voudrais dormir sans cesse
30
afin de pouvoir vous tenir en songe.
 
Mais qu’il en soit comme il vous plaira :
 
en vous sont ma mort et ma vie ;
 
quand une autre ne peut m’aider,
 
vous pouvez me faire ou me défaire :
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j’aime bien mieux mourir par votre fait
 
que guérir grâce à une autre dame ;
 
mais c’est sur vous que retomberont le péché et la faute
 
si vous ne m’aimez pas plutôt vivant que mort.
 
Je sais bien que c’est de ma part une grande audace,
40
Madame, de vous aimer,
 
car je sais bien que cela n’est pas convenable à moi ;
 
mais c’est agir comme un fou que de ne pas se plaindre
 
au médecin qui peut vous guérir ;
 
on ne doit pas se laisser mourir
45
sans faire connaître son mal
 
au médecin qui peut vous porter secours ;
 
aussi vous fais-je connaître ceci,
 
belle dame pleine de valeur et de mérite,
 
vous de qui je tiens en fief tout ce que je possède
50
et que je recommanderai à Dieu :
 
moi, c’est sans cœur que je vais et sans cœur que je viens
 
et sans cœur que continuellement je me soutiens,
 
car je suis privé et dépouillé de cœur ;
 
vous, belle dame, vous en avez deux,
55
car vous avez le mien et le vôtre,
 
et j’ai bien envie de vous le prouver :
 
quand vous avez pris mon petit anneau d’or,
 
vous m’avez retiré le cœur du corps,
 
si bien qu’il n’a jamais plus été en mon pouvoir,
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mais qu’il est demeuré votre prisonnier ;
 
et vous, par pur et parfait amour,
 
Madame, vous m’avez donné votre aumonière,
  et je vous en donne cinq cents mercis,
 
puisque vous m’avez capturé amoureusement ;
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ce sera de votre part un énorme péché
 
si vous tuez votre prisonnier,
 
Madame ; mais je me réconforte à l’idée
 
que jamais personne n’a fait une si belle mort
 
que celle que je ferai si je meurs pour vous ;
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aussi dois-je en être tout joyeux ;
 
en effet, je ne crois pas que personne au monde
 
ait été blessé d’une aussi belle lance
 
que je le suis, ni d’une aussi agréable ;
 
que ce soit pour mourir ou pour vivre, je me rends à vous ;
75
votre corps n’a pas son pareil
 
partout où l’on voit le soleil,
 
car il est si beau et si bien fait
 
que les autres me semblent laids ;
 
quand je vois votre gorge et votre visage,
80
plus blancs que la neige sur la glace,
 
et votre menton bien planté,
 
je crois bien être au paradis ;
 
et quand je vois votre bouche vermeille
 
dont Dieu ne peut jamais faire la pareille
85
pour embrasser, sourire gracieusement
 
ni rendre amoureux les gens,
 
alors je suis si amoureux
 
que je ne sais ce que je dis ni ce que je fais ;
 
et quand je vois vos belles dents,
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plus blanches que ne l’est l’argent pur,
 
et votre teint naturel
 
que Dieu fit sans pareil,
 
l’amour s’empare de moi au point
 
que, si l’on me parle, je ne réponds rien.
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Quand je vois votre beau nez bien fait,
  vos petits sourcils fins
 
et vos beaux yeux riant sur votre visage,
 
de joie, je fais en mon cœur une grande fête ;
 
et quand je vois votre beau front blanc,
100
tel que je n’en ai jamais vu de pareil,
 
et que je vois vos gracieux cheveux blonds
 
qui brillent plus que l’or fin,
 
je suis si éperdu et si pensif
 
que je ne sais si je suis mort ou vivant.
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Madame, je n’ose vous dire mon cœur,
 
mais si vous voulez bien me regarder
 
au visage, vous pourrez alors voir
 
que vous êtes celle qui me fait mourir ;
 
et si vous considérez qui vous êtes,
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votre beauté et votre mérite,
 
et qui je suis, moi, et ce que je vaux,
 
je vivrai désormais dans un tourment sans fin ;
 
mais la naissance ne doit pas me nuire,
 
ni la richesse, ni le haut lignage,
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car on ne doit tenir compte en amour
 
ni d’une grande naissance ni d’une grande richesse :
 
l’amour doit être le bien de tous
 
quand l’un est loyal envers l’autre,
 
car le pur amour prend pour ami
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aussi bien le pauvre que le riche
 
et mieux vaut grâce que raison
 
en amour, à ce que dit Salomon.
 
Aussi dois-je bien trouver grâce
 
auprès de vous, puisque je vous aime plus que tout.
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Madame, c’est exactement ainsi que se comporte Dieu :
 
plus on l’aime, plus il vous appartient.
 
Donc, puisque je vous aime plus et davantage,
 
j’ai plus le droit que personne de vous avoir ;
  je suis votre vassal et votre serf,
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plus obéissant qu’un frère convers ;
 
et si vous voulez tourner votre pensée vers l’amour,
 
vous ne devez pas me refuser
 
de faire alors ce qui me plaît,
 
si le dieu d’amour est loyal et véridique ;
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je suis à votre égard si constant et si loyal
 
que Tristan était fourbe envers Iseut,
 
comparé à moi, et pour Blanchefleur
 
Floire avait un cœur trompeur.
 
Vous le voyez bien, je suis si sincère et si fidèle
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envers vous que, quand je rencontre un homme de la région
 
où vous demeurez, je n’ose lui parler,
 
ni ne puis le quitter, ni ne sais partir,
 
mais je vais lui demandant des explications
 
jusqu’à ce que je le fasse parler de vous ;
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et alors je ne puis plus me tenir
 
debout et il m’arrive de tomber,
 
si bien que j’en ai souvent honte ;
 
chacun s’en aperçoit,
 
je ne puis le dissimuler ;
150
un aveugle pourrait se rendre compte
 
que vous m’avez pris dans vos lacs ;
 
et je voudrais que vous ressentiez la moitié,
 
ou le tiers, ou le quart du mal que j’ai,
 
car alors vous sauriez ce que j’éprouve.
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Mais vous ne sentez pas la douleur
 
ni le mal qui me viennent du parfait amour
 
et je ne serai jamais joyeux
 
si vous n’en sentez votre part ;
 
alors vous sauriez véritablement
160
que vous êtes celle qui me fait souffrir ;
 
car les autres maux me semblaient des jeux
  jusqu’au moment où je sentis le feu d’amour.
 
Il est bien vrai, l’apologue de Renard :
 
tel croit se chauffer qui se brûle ;
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en effet, à notre première rencontre,
 
je me suis approché de vous sans malice
 
et vous, avec votre gaîté et votre joyeuse conversation,
 
vous m’avez tendu en souriant un lacet
 
dont je ne me suis pas gardé jusqu’au moment d’être pris :
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c’est ainsi que j’ai été surpris par l’amour.
 
Vous m’avez bien contenté comme on contente un fou
 
en me mettant les bras au cou
 
et me disant que j’étais votre premier
 
ami et que je serais le dernier
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à avoir jamais été aimé de vous.
 
Ah ! je voudrais que la vérité fût établie,
 
même si je devais en avoir un œil crevé !
 
Madame, je sais bien que je tiens un langage arrogant,
 
mais vous ne devez pas m’en vouloir plus de mal,
180
car en tous points je vous ai dit la vérité ;
 
et si vous me laissez dans une situation aussi incertaine,
 
je partagerai le sort d’André de France
 
qui mourut pour l’amour de son aimée ;
 
puis vint trop tard le repentir :
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elle se repentit cruellement
 
de ne pas l’avoir sauvé de la mort.
 
Il en adviendra pareillement de moi,
 
Madame, si vous ne me faites grâce :
 
si vous ne me secourez pas bientôt,
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vous me trouverez mort, sachez-le,
 
et voici bien la pure vérité
 
que nous trouvons dans la Sainte Écriture :
 
dame qui tue volontairement celui qui lui appartient
 
est privée ensuite de la vision de Dieu.
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Ma belle dame, s’il vous plaît,
 
prenez pitié de moi :
 
vous pouvez me faire tomber mort,
 
vous pouvez me garder vivant ;
 
je suis tout à votre merci,
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vous pouvez me faire du mal ou du bien.
 
Mais je vous prie par votre bonté
 
–car vous êtes la plus courtoise du monde,
 
la plus charmante et la plus belle,
 
et celle qui se comporte le plus gracieusement –
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de m’adoucir un peu mon martyre,
 
car je ne désire rien tant au monde
 
que votre belle personne loyale :
 
je ne sais demander à Dieu rien d’autre,
 
Madame, que de vous donner un cœur favorable
210
à votre ami, qui meurt pour vous ;
 
je vais vous dire ce qui m’arrive
 
à cause de vous, que j’aime plus que tout être :
 
une fois entré à l’église,
 
de même qu’un autre pécheur demande
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à Dieu pardon de ses péchés,
 
moi, je prie pour vous avoir entre mes bras :
 
je ne sais pas faire d’autre prière.
 
Bien plutôt, je pense tant à votre visage
 
que, en croyant dire le Notre père,
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je dis : “Madame, je suis tout à vous” :
 
vous n’avez si bien rendu fou
 
que j’en oublie Dieu et moi-même.
 
Mais vous êtes d’une si grande puissance,
 
vous à qui je me suis rendu,
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que si vous me manifestiez assez d’amour
 
pour me retenir en m’embrassant,
 
mon tourment, qui est pire que la mort,
  deviendrait joie et plaisir,
 
et tous mes soupirs, mes peines
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et mes désirs seraient
 
transformés en joie et en douceur :
 
telle est la force de l’amour
 
qu’un bien fait oublier cent maux
 
et une joie cent chagrins mortels ;
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et il ne sait pas bien jouir de l’amour,
 
celui qui ne sait dissimuler et souffrir,
 
et jamais ne sera heureux
 
celui qui ne souffrira ni ne dissimulera.
 
Voilà quelles sont ma croyance et ma pensée,
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et la-dessus j’en sais plus que tous,
 
car en moi il n’y a rien qu’amour :
 
les trois sœurs m’ont jeté ce sort,
 
à l’heure de ma naissance,
 
que je serais toujours amoureux,
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que l’amour ne me quitterait jamais,
 
ni moi l’amour pour rien au monde.
 
J’appartiens à l’amour et j’aime, de l’amour,
 
tout ce qu’il me dit et me fait,
 
car je suis fait pour servir une dame
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et jamais rien n’a pu me plaire autant.
 
À ma dame je me donne, à ma dame je me rends,
 
car je suis né pour faire sa volonté
 
et puissent m’aider en son amour Dieu,
  la merci et ma bonne foi.

 

 

 

 

 

 

 

 

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