I. Le monde est pour moi, à ma grande douleur, tellement changé que c’est à peine si je puis l’exprimer en paroles. Car j’avais l’habitude de faire des chansons, de m’amuser, de me livrer aux occupations qui conviennent à un chevalier courtois ; & en paroles & en faits & en tout ce que je pouvais, c’était à ce qui fait d’un homme un bon chevalier que tendaient mes désirs ; & je visitais les dames, celles que distingue Mérite ; & j’en étais récompensé par la grande joie qui en résultait pour moi : & j’en prends Amour à témoin, qui me poussait (à faire la cour aux dames) ; je m’étais entièrement consacré à ce qui plaît à Valeur, & le monde me permettait cela. Mais maintenant je craindrais d’en être blâmé & d’être condamné si je faisais cela.
II. Bien malgré moi, à mon corps défendant, je me suis entièrement donné à ce qui ne me plaît point. Car chaque jour il me faut ne songer qu’à des procès & des avocats, afin de rédiger des mémoires ; & puis je regarde le chemin, pour voir s’il ne vient pas de courrier ; car il en vient de tous côtés, couverts de poussière & éreintés : la Cour me les envoie, &, s’ils disent des inepties, je n’oserais pas même dire ce que j’en pense. Puis ils me disent : « Montez à cheval, ou vous réclame à la Cour ; vous auriez une amende, car on ne vous pardonnerait pas si l’audience ne pouvait pas être tenue par votre faute. » Voyez où j’en suis venu, seigneurs, voyez si je suis tenu en laisse ; car j’en suis venu à préférer la glace aux fleurs des prés, & je ne sais plus où j’en suis.
III. Seigneurs, je vous dis adieu, puisque, pour celui qui vit dans une perpétuelle irritation, autant vaudrait mourir tout de suite, & puisqu’il plaît au roi de Castille, qui est honoré au-dessus de tous, que j’aille vers lui ;
IV. Car en lui me seront rendus la joie, le chant & le plaisir, & ailleurs je ne pourrais guérir.