I. Puisque Amour ne vous a jamais favorisé, seigneur Bertran, pourquoi aimer cette dame, puisqu’elle ne vous aime pas ni ne vous fait signe ? Car comme jusqu’à présent elle ne vous a pas été favorable, vous ne pouvez vous attendre à ce que, dans la suite, elle vous procure de la joie. Comme j’entends dire que l’Antéchrist règne outre-mer, qu’il vient avec les siens, qu’ils tueront tous ceux qui ne voudront pas se laisser convertir par la parole, — à cause de tout cela, je vous conseille dépenser au salut de votre âme & de renoncer à celle qui ne daigne pas vous aimer.
II. Ami Granet, vous me donnez de l’espoir, car j’estime que je réussirai pourvu que cet événement se produise : je sais que l’Antéchrist a tant de pouvoir que, s’il veut, il peut changer le bois en or fin : je suis donc certain qu’il forcera ma dame à se donner à moi, si je veux croire en lui & faire ce qu’il ordonne ; & je ne désire rien tant que de le voir passer en deça de la Sardaigne, puisque je suis sûr qu’avec lui tout mon mal guérira.
III. Seigneur, si vous obtenez votre dame malgré elle & que ce soit l’Antéchrist qui vous la donne, vous l’aurez par la violence, vous manquerez par là à vos devoirs envers Amour ; & en amour la force ne vaut rien, & de celui qui perd sa cause, on dira qu’il se défend mal ; & vous vous perdrez, vous & elle à la fois, si vous vous mettez au service de l’Antéchrist ; vous achèterez cher celle qui vous plaît si (en revanche) votre âme s’engouffre dans l’enfer.
IV. On aurait bien tort de reprocher à un homme de faire quoi que ce soit pour échapper à la mort ; & moi j’étais déjà venu près de ma fin par la faute de celle qui a le prix des plus hautes vertus. Quel est donc mon tort de me livrer à l’Antéchrist, puisqu’il peut me faire réussir en amour ? Et si par là je pèche & perds la tête par la beauté de ma dame, (c’est une si grande preuve que) son auteur me plaît, que Dieu ferait mal de ne pas me pardonner ce tort.
V. Seigneur, si vous aimez ............., priez alors l’Antéchrist de vous accorder la jeunesse, car vous êtes vieux, & elle est également vieille ; & la vieillesse vous incommodant tous deux, l’amour ne vous procurerait aucun plaisir, car la jeunesse vous manque.
VI. Ami Granet, ................... ; puisqu’elle m’a changé pour un autre, je la changerai pour une autre également ; si le seigneur Sordel en a bien changé cent, je peux bien en changer une, si elle n’est pas bien disposée envers moi, & aimer celle qui a le prix de toutes les vertus.