I. Hélas ! pourquoi vit-il longtemps et se conserve, celui qui voit chaque jour augmenter sa douleur ? ... Maintenant toutes mes joies se sont changées en pleurs, à cause d'un cruel chagrin qui pénètre mon cœur, tellement, qu'il n'y a aucune joie si grande — quand j'y réfléchis — qu'elle puisse effacer ma douleur. Aussi ne puis-je accorder paroles ni mélodie, car celui qui pleure ne peut bien chanter.
II. Il m'advient de chanter de la même manière que le cygne, qui chante douloureusement, avant de mourir ; et moi, je chante, plein de douleur et de chagrin, pleurant le seigneur que j'ai perdu, Nuño Sanchez, pour qui j'aurais dû mourir, quand je l'ai perdu — s'il était permis de se tuer : car celui qui perd son bon et cher seigneur devrait mourir, puisqu'il ne peut plus le retrouver.
III. Jamais plus, Seigneur Nuño, si grande que soit ma douleur, je ne prononcerai cette parole inconsidérée — « vous êtes mort » —, car je dirais une folie : celui-là est mort, dont Dieu ne se soucie pas ; mais Dieu nous a mandé de venir à lui, parce que vous avez su le servir, lui, la Joie et le Mérite. Ceux-là sont morts qui s'étaient habitués à vous aimer ; car ils vous ont perdu, seigneur, sans espoir de vous retrouver.
IV. Avec vous sont mortes Raison, Franchise et Mesure — aussi tout homme doit-il en être attristé — ; et toutes les qualités qui conviennent à la Valeur meurent avec vous, de sorte que la Perfidie revit ici-bas, parmi ceux qui ne cherchent pas à se faire aimer. Mais celui qui veut acquérir du mérite doit prendre exemple de vos actions : ainsi il saura gagner le ciel et la gloire, honorer lui-même et toutes choses.
V. Maintenant, je puis bien dire que tout le monde va de mal en pis ; car il n'y a point de joie, qui ne se change en douleur, sauf la joie précieuse de notre Seigneur. Celui-là me semble donc fou, qui met son espoir et son désir en une autre joie que celle d'obéir à Dieu. Monde pervers ! tous tes faits s'achèvent dans la douleur ; aussi l'homme ne doit-il jamais se fier à ton amour, pour son bonheur.
VI. Seigneur Nuño, de vous je puis bien dire que vous n'avez jamais aimé ce monde, si ce n'est pour servir Dieu, élever et honorer les siens, et pour confondre et rabaisser les méchants.
VII. Seigneur, je prie Dieu d'accueillir votre âme : car ici-bas, vous m'avez laissé bien des raisons de pleurer.