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030,III

Français
Pierre Bec

V. 1-30 : Dame, plus gente que je ne saurais dire, pour qui souvent je pleure et je soupire, votre ami sincère et cordial, — vous pouvez bien savoir lequel —, vous mande et vous envoie son salut, ce salut dont lui-même a tant de besoin : car jamais il n'aura santé ni autre bien, si ce n'est de votre part. Dame, il y a longtemps que je songe à la manière de vous dire ou de vous faire dire mes pensées et l'état de mon cœur, moi-même ou par l'intermédiaire d'un messager. Mais, par un messager, je ne l'ose faire, tant j'ai peur que cela ne vous offense aussitôt ; je le dirais plutôt moi-même, mais je suis si épris quand je contemple votre beauté que j'oublie toutes mes pensées. Je vous envoie un messager très fidèle, lettre scellée de mon sceau. Je ne connais messager plus courtois ni plus discret en toutes choses. Ce conseil, c'est Amour qui me l'a donné, Amour dont j'implore l'aide chaque jour : Amour m'a ordonné d'écrire ce que ma bouche n'ose dire. Quant à moi, je n'ose point chercher à vos yeux excuse ou prétexte en ce qui concerne les ordres d'Amour. Ecoutez maintenant, Dame, s'il vous plaît, ce que ma lettre, là-bas ou vous êtes, vous apportera.

V. 31-56 : Dame courtoise et cultivée, aimable envers toutes gens, au fait de toutes les convenances, en actes, paroles et pensées, votre courtoisie et votre beauté, vos doux propos, votre agréable compagnie, votre culture, votre mérite, votre corps gracieux, la fraîcheur de votre teint, votre beau sourire, votre regard amoureux et toutes vos autres qualités, belles actions et aimables paroles, me font rêver nuit et jour. Quand je n'ai point loisir de vous voir, je ne puis avoir ni joie ni plaisir ; je ne puis avoir ni joie ni plaisir et je suis perdu si je n'arrive au port. Car les longues attentes, les constants soucis, les longues veilles, le peu de sommeil et le désir de vous voir, tout cela me remplit le cœur d'inquiétude. Cent fois, la nuit et le jour, je prie Dieu de me donner la mort ou votre amour. Dame, que Dieu m'accorde votre amour, et je serai cent fois plus vôtre que mien. Car c'est de vous, ma Dame, je le sais, que me vient tout ce que je fais ou dis de bien.

V. 57-78 : Dame, le premier jour où je vous vis, l'amour de vous me pénétra si profondément dans le cœur que vous m'avez mis dans un feu qui, une fois allumé, ne ralentit jamais. Une fois allumé, non seulement il ne s'éteint point, mais de jour en jour croît et augmente. Quand je suis loin de vous, croît et augmente mon amour. Mais quand il m'arrive de vous voir, Dame, et de vous contempler, je suis dans un tel état que je ne sens plus rien. Car je sais bien qu'il est menteur le proverbe qui dit : « Yeux qui ne voient, cœur sans peine. » Je souffre dans mon cœur, ma Dame, en vérité, quand mes yeux ne vous peuvent voir ; mais je ne sais que faire pour vous voir. Pourtant mon cœur est resté auprès de vous [dès le premier jour où je vous vis, et ne vous quitta plus jamais. Il ne vous quitta pas un seul instant : et c'est avec vous qu'il séjourne nuit et jour], avec vous qu'il demeure, où que je sois, et nuit et jour il vous fait sa cour ; si bien que, maintes fois, je n'ai loisir de penser à nulle autre chose (1).

V. 79-108 : Quand je crois penser à autre chose, je reçois de vous un message courtois : c'est mon cœur, là-bas votre hôte, qui vient à moi comme messager pour me dire, me rappeler et me remettre en mémoire la douceur de votre corps, gracieux et plaisant, vos beaux cheveux blonds et votre front plus blanc que lis, vos yeux gris et rieurs, votre nez droit et bien fait, le teint frais de votre visage, blanc et plus vermeil qu'une fleur, votre petite bouche, vos blanches dents, plus blanches qu'argent fin, votre menton, votre gorge et votre sein, blanc comme neige ou fleur d'aubépine, vos belles mains blanches aux doigts minces et polis, votre noble et irréprochable maintien, vos mots d'esprit plaisants et fins, vos charmants entretiens, la franchise de vos réponses et le doux visage que vous me fîtes voir quand il advint que nous nous rencontrâmes. Quand mon cœur me rappelle et me dit tout cela, je reste alors si bouleversé que je ne sais ni où je vais, ni d'où je viens. Je m'étonne de ne point défaillir, car le cœur me manque et je perds la couleur : tant me tourmente, ma Dame, l'amour que j'ai pour vous.

V. 109-126 : Le jour entier, je subis ce combat, mais la nuit j'endure peines plus grandes. Dès que je suis couché et pense avoir quelque plaisir, je me tourne, me retourne et m'agite, pense et repense et me mets à soupirer ; puis je me lève sur mon séant pour me recoucher ensuite. Je me couche sur le bras droit, puis me tourne sur le gauche, et brusquement me découvre pour me recouvrir peu à peu. Et quand je me suis assez agité, je sors mes deux bras et, les mains jointes, je dirige mon cœur et mes yeux vers le pays où je sais, Dame, que vous demeurez. Et je tiens ces propos que vous pouvez entendre :

V. 127-135 : « Ah ! bonne et gracieuse Dame, plût au ciel que votre amant sincère pût quelque jour ou quelque nuit, de son vivant, en secret ou librement, vous prendre entre ses bras et contempler votre doux corps, précieux et charmant, vous baisant si doucement les yeux et la bouche qu'un baiser pour lui en vaudra cent et qu'il se sentira pâlir de joie ! »

V. 136-152 : J'en ai trop dit maintenant, mais n'en puis dire davantage puisque j'ai dit en une seule fois ce que, dans mon cœur, je pense depuis longtemps. J'en ai trop dit et n'en puis plus dire. Je ferme les yeux et soupire, et m'endors en soupirant. Alors mon esprit s'en va tout droit vers vous, ma Dame, qu'il languit de voir. Comme je le désire moi-même, nuit et jour, chaque fois que j'y songe, il vous fait à son gré la cour, vous serrant dans les bras et vous couvrant de baisers et de caresses. Afin que dure ainsi l'état de mon âme, je ne voudrais être seigneur de Reims ; et je préférerais dormir dans la joie que veiller et languir de désirs.

V. 153-179 : Et Rodoceste ni Biblis, Blanchefleur ni Sémiramis, Thisbé ni Léda, ni Hélène, ni Antigone, ni Ismène, ni la belle Iseut aux cheveux blonds n'eurent jamais, je pense, avec leurs amis, la moitié de la joie et de l'allégresse que je ressens grâce à vous. Pour l'amour de vous je pousse un soupir et, à mon réveil, je recommence à souffrir. J'ouvre brusquement les yeux, regarde doucement de-ci de-là, pensant vous trouver, ma Dame, près de moi ; mais je ne vous trouve ni vous vois le moins du monde. Je ferme alors les yeux, tourne le visage, les mains jointes, de telle manière que je puisse dormir ; mais je n'y parviens nullement ; et je recommence cette bataille d'amour qui me tue et me torture. Dame, je ne puis vous dire la centième partie des peines et du martyre, des angoisses et des douleurs que j'endure, Dame, pour l'amour de vous. Pour cet amour, je brûle tout vivant, mais je vous demande, Dame, de grâce, de me pardonner si je commets faute ou péché.

V. 180-194 : Ecoutez et entendez cette prière, Dame, vous la plus noble créature que jamais Nature ait formée en ce monde, meilleure que tout ce que je pourrais ou saurais dire, plus belle qu'un beau jour de mai, soleil de mars, ombre d'été, rose de mai, pluie d'avril, fleur de beauté, miroir d'amour, clef de haut mérite, écrin d'honneur, demeure de libéralité, modèle de jeunesse, cime et racine de haute culture, chambre de joie, séjour de courtoisie ; Dame, mains jointes, je vous en supplie : acceptez-moi pour serviteur et promettez-moi votre amour.

V. 195-202 : Je ne vous adresse pas plus longtemps mes prières : il ne sied point que je le fasse ; mais je me remets à votre merci. Et puisque je vous fais hommage de moi-même, promettez-moi quelque espérance. De cette espérance j'aurai consolation et bon espoir jusqu'à ma mort ; car je préfère mourir en bon espoir que languir dans le désespoir.

V. 203-209 : Dame, je n'ose vous en demander davantage. Que Dieu vous protège et vous garde ! S'il vous plaît, rendez-moi mon salut. Et puisque l'amour s'est servi de vous pour me vaincre, qu'il se serve de moi pour triompher de vous, Amour, vainqueur de toutes choses, ô ma Dame !

 

Note :

1. Le passage entre crochets est traduit d'après G L N c. ()

 

 

 

 

 

 

 

 

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