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Bec, Pierre. Pour une typologie de la balada occitane: à propos de la pièce "Quant lo gilos er fora". "«Farai chansoneta novele»: essais sur la liberté créatrice au Moyen Âge. Hommage à Jean-Charles Payen". Caen: Université de Caen, 1989, pp. 53-65.

461,201- Anonyme

 

POUR UNE TYPOLOGIE DE LA BALADA OCCITANE

A propos de la pièce « Qant lo gilos er fora »

 

Je voudrais dans cet article, à propos d'une balada occitane peu connue et généralement peu citée (1) et sur laquelle je m'étendrai plus particulièrement, revenir à la question, à vrai dire assez délicate, de la typologie de la balada médiévale en langue d'oc : genre dont j'ai donné ailleurs, dans ses rapports avec la ballette française, les caractéristiques essentielles (2).

C'est en gros, du moins à l'origine et d'après son nom même, un genre lyrico-chorégraphique représenté par une pièce à refrain ayant un nombre variable de couplets (de trois à cinq ou même six), de structure la plupart du temps zadjalesque. La balada contient en outre, comme le rondet de carole, avec lequel elle offre une certaine parenté, un refrain de deux vers ainsi qu'un vers-refrain intégré dans la strophe, ce qui la distingue de la ballette française, dont le refrain, uniquement post-strophique, jouit au surplus d'une certaine autonomie formelle et musicale.

Mon but est donc ici, à la lumière des quelques spécimens textuels conservés, de proposer d'abord une typologie d'ensemble de la balada ; ensuite une analyse plus précise d'une balada peu connue.

 

* * *

 

Mais déterminons tout d'abord le corpus. L'ensemble des pièces qu'on peut qualifier de baladas, ou qui gravitent autour d'un type textuel plus ou moins assimilable, n'est pas très abondant : dix pièces au plus, dont six seulement sont vraiment conformes au génotype. En voici les incipit avec la référence à Pillet-Carstens (la mention entre crochets reproduit la rubrique du manuscrit) :

1) « Mort m'an li semblant que ma dona. m fai », ms. Q 5, P.-C., Anon. 166 [balada] ;

2) « D'amor m'estera ben e gent », ms. Q 5, P.-C., Anon. 73 [balada] ;

3) « Coindeta sui, si cum n'ai greu cossire », ms. Q 5, P.-C., Anon. 69 [balada] ;

4) « Qant lo gilos er fora », ms. Q 5, P.-C., Anon. 201 [balada] ;

5) « A l'entrade del tens clar », ms. X 82, P.-C., Anon. 12 [balada].

A ce premier ensemble, dont nous examinerons plus loin la cohérence, au moins pour les quatre premières pièces, s'ajoute un corpus de pièces vraisemblablement plus tardives et signées de deux poètes qui ont volontiers cultivé les genres popularisants : en premier lieu, une balada attribuée à Guiraut d'Espanha (...1245-1265...) :

6) « Lo fi cor qu'ie. us ai m'auci, domna gaja », ms. E 228, P.-C. 244/4, éd. Hoby, p. 43 « baladeta ».

On sait que ce poète a une dilection particulière pour les genres lyrico-chorégraphiques. On a en effet de lui onze dansas, une pastourelle en forme de dansa et la baladeta que nous venons de citer.

Viennent ensuite quatre pièces de Cerveri de Girona (...1259-1285...), ce troubadour abondant et tardif qui, lui aussi, a cultivé un certain nombre de genres popularisants dont il est parfois le seul représentant (viadeyra, espingadura, peguesca, etc.) (3) :

7) « Si voletz que. m laix d'amar », ms. Sg. (anonyme), P.-C. 434a/65, éd. Riquer, p. 7 [balada] ;

8) « A la pluj' e al vent iran », P.-C. 434/1a, éd. Riquer, p. 6 [espingadura] ;

9) « No. l prenatz lo fals marit », ms. Sg. (anonyme), P.-C. 434a/34, éd. Riquer, p. 1 [viadeyra] ;

10) « Pus no vey leys », P.-C. 434/9c, éd. Riquer, p. 12 [dansa-balada] (4).

Tel est le corpus, assez limité, à partir duquel il faut tenter une typologie, d'abord formelle, du genre, typologie qui a déjà été bien cernée dans le récent et solide ouvrage de Frank M. Chambers (5). Nous allons en résumer les données, en les précisant ou en les critiquant éventuellement. Puis, nous aborderons la thématique de la balada, problème qui, par définition, n'intéressait pas le livre précité.

Quatre pièces contiennent le mot balada (ou son diminutif), soit dans l'incipit, soit dans l'envoi final, soit parfois dans les deux (nº 1, 3, 4 et 6) ; cinq pièces — on l'a vu — sont rubriquées comme baladas dans les mss. (nº 1, 2, 3, 4 et 5); deux enfin sont désignées comme balada (nº 7) ou dansa-balada (nº 10) par l'auteur lui-même (6).

Ainsi, on peut remarquer :

1) que quatre des pièces du corpus sont conservées dans le seul ms. Q (nº 1, 2, 3, et 4) où elles se suivent et sont toutes précédées de la mention balada, sauf notre nº 3 (« Coindeta sui »...) ; mais cette pièce suit immédiatement le nº 2 (« D'amor m'estera »...), comme si elle en constituait une partie : ce qui prouve bien qu'elle était aussi identifiée comme balada ;

2) que trois pièces (nº 2, 3 et 4) et peut-être quatre (nº 6), ont la double consécration, en tant que genre, du rubricateur et de l'auteur ;

3) que, sur sept pièces (je mets à part les pièces marginales nº 5, 8 et 9), quatre sont anonymes, les trois autres (nº 6, 7 et 10) sont attribuées respectivement, mais sans certitude absolue, à Guiraut d'Espanha et à Cerveri de Girona.

Sur ces sept pièces, cinq (nº 1, 2, 3, 4 et 6) représentent, pensons-nous, un premier ensemble textuel, vraisemblablement le plus typé et le plus proche du « génotype » de la balada : nous y ajouterons plus loin le nº 10.

Viennent ensuite tout d'abord, les trois autres pièces attribuées à Cerveri :

a) l'espingadura (nº 8), qui rappelle effectivement la balada (M. de Riquer la définit comme une « especie de balada »), et qui est une satire ironique contre les maris (probablement jaloux) ;

b) la viadeyra (nº 9), classée par Frank parmi les ballades, mais qui à mon sens n'en est pas une : plutôt une chanson de route (« canción de camino » dit M. de Riquer). C'est aussi l'avis de Chambers (« I think Frank is mistaken in calling this parallelistic poem a balada ») ; mais sa thématique de malmariée et ses allusions au jaloux classent néanmoins cette sorte de gelosesca dans le même registre popularisant que la balada ;

c) la dansa-balada, pièce dénommée ainsi peut-être par Cerveri lui-même, mais qui, contrairement à l'avis de Frank qui la classe parmi les dansas, et de M. de Riquer, qui parle de « mezcla de géneros » (7), me semble bien être une balada, du même type que les nº 1 et 3. Je ne comprends pas non plus l'argumentation de F. Chambers pour qui cette pièce « seems much closer to the dansa than to the balada » (8). En fait, on a bien un refrain de deux vers, qui ouvre le poème, plus quatre coblas de structure zadjalesque (a a a b'), plus deux tornades de deux vers. Or, dans la balada nº 3, on a le même refrain initial de deux vers, plus cinq coblas (au lieu de quatre), également de structure zadjalesque (a' a' a' b'), avec un envoi dans la dernière cobla. Au total, donc, la même structure zadjalesque et le même nombre global de 22 vers (la cinquième cobla du nº 3 est compensée chez Cerveri par une double tornade de deux vers), enfin le même refrain initial de deux vers. Au surplus, Cerveri et surtout Guiraut sont aussi les auteurs de véritables dansas, dont la typologie est parfaitement caractérisée. Tout compte fait, je me demande si les critiques n'ont pas été plus ou moins victimes de la désignation ambiguë que lui aurait donnée Cerveri et qui fait effectivement problème : Frank classant carrément la pièce parmi les dansas, Chambers s'arrêtant sur le seuil et Riquer, plus prudent, parlant de « mezcla de géneros ». Nous reviendrons plus loin sur ce titre hybride, qui n'est d'ailleurs pas le seul chez Cerveri, également auteur d'une dansa-sirventes (9), pièce qui est, elle, assez proche de la dansa (10).

Vient ensuite la fameuse ballade de la « reine d'avril » (que j'appellerai plus loin une « ronde du jaloux »), généralement désignée comme ballade et qui l'est effectivement dans le manuscrit unique (11) qui l'a conservée. Mais la grande différence avec les autres ballades est la présence d'un refrain uniquement post-strophique (sans vers intégré), ayant une parfaite autonomie aussi bien textuelle que musicale qui le rend difficilement « intercalable ». Ce poème rappelle donc davantage, à mon sens, comme le pensait déjà A. Jeanroy, la ballette française que la balada occitane ou, à plus forte raison, la dansa. C'est aussi l'avis de Chambers : « I would agree with Jeanroy that A l'entrade is not a balada ; if we hesitate to call it a dansa, we might employ the term ronde which Jeanroy also uses to describe it. » Nous proposons donc la désignation de « ronde du jaloux », qui a l'avantage de faire en outre intervenir un indice de contenu qu'on retrouve ailleurs, par exemple, dans la balada nº 4 (12) et dans le rondet-motet « Tuit cil », interprété à tort comme une ballade et dont nous dirons ci-après un mot. En somme, sur le corpus maximal de dix pièces, nous ne considérons comme baladas que les seules pièces nº 1, 2, 3, 4, 6 et 10, soit un total de six spécimens. Nous exprimerons en effet plus loin nos réserves sur la « balada » nº 7 de Cerveri.

 

Balada et rondet de carole

A propos du rondet-motet « Tuit cil qui sunt enamourat », M. Chambers, constatant une indéniable analogie de cette brève pièce avec les structures de la ballade, n'hésite pas, après J. Frank, à la qualifier elle-même de balada. Je le cite : « There is only one cobla, and the whole piece is only eight lines long ; but brevity is no reason to deny that is a balada. »

Je pense que le raisonnement n'est pas juste. Cette pièce est tout simplement un rondet, comme il y en a d'autres. Mais comme le rondet est sans doute la cellule de base qui, ainsi que je l'ai montré ailleurs (13), a généré des genres plus complexes tels que la ballette française et la balada occitane, il n'est pas étonnant qu'on se trouve en présence de structures semblables (la balada n'étant qu'une sorte de chaîne de rondets). En l'occurrence, la brevity est au contraire pertinente (14).

On sait de plus que le rondet n'est pas attesté en occitan et est considéré par les Leys comme un genre tardif et d'origine française (il s'agit en fait d'un genre archaïque et vraisemblablement méprisé par les Leys). Or il se trouve que le texte en question : 1) est écrit dans une langue hybride, beaucoup plus française qu'occitane ; 2) est conservé dans un manuscrit français contenant presque exclusivement des pièces en français (15) ; 3) est la seconde voix d'un motet (avec une teneur latine), dont la première voix est, elle, une véritable cobla de même sujet et bâtie sur les mêmes rimes, mais sans refrain intercalé (à l'exception d'un vers commun aux deux voix : « La regine le commendat »). Cette première voix est également écrite dans une langue hybride (16).

 

Essai de synthèse typologique

On sait que, contrairement à la dansa, qui est assez bien décrite dans les traités occitano-catalans (17), la balada n'apparaît, en tant que genre, dans aucun des traités de poétologie médiévale. On peut supposer qu'aux XIIIe-XIVe siècles, la ballade était déjà considérée comme un genre mineur et archaïque (à l'opposé de la dansa qui jouissait d'un certain prestige) : ce qui expliquerait que la seule vraie balada de Cerveri porte le titre ambigu mais valorisant dedansa-balada (18).

On peut néanmoins tenter de la balada une synthèse typologique. Nous partirons des critères retenus par Chambers (19), avec lesquels nous sommes en gros d'accord. Nous préciserons simplement quand nous ne partagerons pas ses vues et nous ajouterons quelques traits caractéristiques supplémentaires. Il s'agit pour le moment de traits purement formels. Nous aborderons ensuite les problèmes de contenu.

Pour Chambers, qui propose essentiellement une typologie contrastive de la balada par rapport à la dansa, on peut caractériser la première autour de six traits fondamentaux :

1) Nombre de coblas : de 3 à 6, mais 3 « is the commonest number ». C'est inexact, aussi bien dans l'absolu que relativement. En effet, si l'on prend le corpus minimal de six pièces, on a une proportion de 2 sur 6 ; si l'on prend le corpus maximal de 10 pièces, une proportion de 3 sur 10. Les trois coblas caractérisent en effet la ballette française, non la balada.

2) Longueur de la cobla : plus courte que celle de la dansa (4 vers en général). C'est exact. Mais si l'on considère que la strophe de la dansa se termine par une cauda de même structure que le refrain, on peut voir que la cobla proprement dite a elle aussi quatre vers.

3) La ballade est habituellement isométrique, alors que la dansa admet une grande variété de mètres. C'est exact. Nous parlerons plus loin des rimes.

4) Longueur du vers. M. Chambers parle de décasyllabe comme de l'undisputed favorite, alors que dans la dansa, selon le témoignage même des Leys d'Amor, le vers ne doit pas dépasser huit syllabes. Ce qui est exact pris dans l'absolu mais inexact relativement. La proportion du décasyllabe n'est en effet que de 3/6 si l'on prend le corpus minimal et de 3/10 si l'on prend le corpus maximal. Je préciserai en outre que sur les trois cas de décasyllabes, il y en a deux qui ont une coupe 5 + 5, ce qui est plutôt rare dans la poésie romane médiévale (nº 5 et 6).

5) Refrain. Le refrain de la balada (respos) est la plupart du temps de deux vers seulement, alors que celui de la dansa est beaucoup plus long (six vers ou plus). Il faut nuancer cette affirmation en tenant compte de la séquence cauda + refrain (20).

6) Place du refrain. Le refrain ouvre la pièce dans les deux genres et est repris après chaque cobla comme dans la ballette. Mais la grande différence est, dans la balada, le refrain intercalé dans la cobla (soit les deux vers, soit simplement le premier), structure qui rappelle celle du rondet de carole.

Voici maintenant quelques réflexions supplémentaires :

Structure zadjalesque de la cobla. Il y a là un trait, omis par Chambers, qui caractérise la balada par rapport à la dansa. Cette structure (type a a a ... b) domine en effet largement dans le corpus. On sait qu'elle est un élément de signature des genres popularisants et est commune avec la ballette et le rondet. Sur les six pièces que nous avons retenues comme baladas typiques, il y a en effet cinq (voire six) qui ont une structure zadjalesque : soit 2 (a a b), 3 (a a a b), 4 (a' a' a' b'), 6 (a a a b) et 10 (a a a b'). A cela il faut ajouter le nº 1, qui a les mêmes rimes (en -ai) tout le long du poème, qui assimile donc le vers estramp aux autres vers (a a a a), mais la structure zadjalesque est la même. Enfin, précisons que la ballette nº 5 présente elle aussi une disposition semblable de la cobla (a a a a b). Paradoxalement, la seule pièce qui fasse vraiment exception est la « balada » (nº 7) de Cerveri, qui est bâtie sur des coblas à rimes alternées, aussi bien dans le refrain que dans la cobla (A B A B a b a b a b);

Rims unisonanz. La proportion des pièces à rims unisonanz est également assez importante (nº 1, 2, 5), auxquelles il faut ajouter deux pièces à coblas doblas (3 et 10) ;

Refrain / tornade. Dans la balada de Guiraut d'Espanha (nº 6), le refrain initial de deux vers n'est pas indiqué dans le ms. comme devant être intercalé dans la cobla, mais il est probable qu'il l'était si l'on se réfère aux pièces semblables (par ex. le nº 1). De plus, le refrain final (de deux vers) est formé d'un distique original, différent du premier, et qui fonctionne en fait comme une tornade (il reprend en outre les deux dernières rimes de la dernière cobla) : ce qui est aussi le cas du nº 1.

Dans la « dansa-balada » de Cerveri (nº 10), le refrain initial de deux vers n'est pas non plus indiqué comme devant être intercalé, ni même répété après chaque cobla. Mais la pièce se termine par deux tornades (avec envoi) qui reprennent les rimes du refrain. On a même l'impression que Cerveri est parti d'un refrain de type traditionnel qu'il a plus ou moins « amplifié ». Se pose néanmoins la question de savoir, à propos de Cerveri (dont on n'a conservé aucune mélodie), si l'élément musical n'était pas de plus en plus gommé : d'où cette tendance chez lui à utiliser les structures traditionnelles du refrain comme tornade. A cela s'ajoute la spécificité de la « balada » (nº 7), dont le mètre — nous l'avons vu — est déjà exceptionnel, et dont le refrain de quatre vers (ce qui est également rare pour une balada) est littéralement dépecé en quatre vers autonomes qui s'intercalent successivement dans chaque cobla. En somme, on voit qu'à la limite la « dansa-balada » de Cerveri est beaucoup plus proche de la balada typique que sa « balada ». Nous avons essayé plus haut d'en donner une explication.

 

Thématique et contenu

Toutes les ballades et genres assimilés sont des pièces lyriques ayant plus ou moins directement l'amour comme thème fondamental. Le « je » lyrique y domine en effet dans une large proportion : 7/10. Seule, la ballette de la reine d'avril est lyrico-narrative. Quant aux deux poèmes de Cerveri (l'espingadura et la viadeyra), genres assez mal définis, ils échappent aussi, quant à leur contenu, au cadre thématique habituel des autres ballades. Nous y reviendrons.

Une première distinction peut être faite, dans l'ensemble du corpus, entre chansons de femme ou d'ami, et chansons d'homme : autrement dit, des pièces dont le « je » lyrique est une femme (qui s'adresse à son amic) ou un homme (qui s'adresse à une amiga ou à une domna).

Dans le premier cas (pièces nº 3, 4, 5 et 9), on retrouve la thématique habituelle des chansons de femme ou d'ami, essentiellement des malmariées et des « rondes du jaloux », avec le traditionnel contraste entre l'ami et le mari (gelos) : cette thématique popularisante qui va parfois se glisser dans des chansons de trobairitz célèbres, telle la Comtesse de Die, comme je l'ai montré ailleurs (21). La femme est jeune et belle (joveneta, tosa, coindeta), et le mari sans doute vieux et impuissant, voire violent : en tout cas, il lui fait honte. De l'autre côté, il y a l'amic, dont on déplore l'absence, et qu'on voudrait tenir entre ses bras dans une chambra garnia. D'où les imprécations contre le jaloux, ce vieillard qu'on veut chasser de la ronde et dont on souhaite même la mort (22).

Dans cet ensemble, je signale les deux « rondes du jaloux » (nº 4 et 5), auxquelles il faut ajouter — nous l'avons dit — le rondet-motet franco-occitan Tuit cil.

Dans le deuxième ensemble (nº 1, 2, 6, 7 et 10), il est intéressant de constater que le « je » lyrique masculin fait automatiquement basculer la pièce dans un registre para-courtois. Le poète s'adresse à une amia, mais aussi à la dona. On y retrouve la traditionnelle prière courtoise (joinchas mas, prejan humilment), l'amour qui tue (e voletz m'ausire ?), les valeurs courtoises habituelles (joy, jovenpretz, valors), la descriptio puellae (cors blancs com neus, colors cum rosa de mai, cabeil saur cum aurs, bela bocha rizent, cors blanc com flor de lire), l'allusion aux lausengiers (lausenger felon que baisson amor per nient, Lausenger... per que.ns ve dans, mals e destricts), l'emploi du senhal (Mos Bels Conorz et les senhals habituels de Cerveri : La dels Cartz, Sobrepretz), le topique fréquent selon lequel le poète préfère le désir de sa dame à la satisfaction avec une autre, etc.

En somme, on constate dans la balada, genre au départ lyrico-chorégraphique, la même dichotomie que dans certains des autres genres popularisants, comme la pastourelle et l'aube. Et il est intéressant de noter d'une part le mépris apparent des traités pour ce genre que les Leys n'ont même pas rangé parmi les dictaz no principals, alors qu'elles reconnaissent des genres tout à fait marginaux comme la viandela ou le garips et qu'elles placent la dansa parmi les dictatz principals ; d'autre part l'engouement « lettré » pour ces genres mineurs (en vertu d'une « loi » littéraire assez générale) d'un poète tardif et extérieur (il était Catalan) comme Cerveri de Girona.

 

* * *

 

Et nous en arrivons maintenant à l'examen de la balada nº 4 « Qant lo gilos er fora », que nous avions annoncé au début de cet article. Cette pièce, avons-nous dit, a été rarement publiée. Elle l'a été pour la première fois, sauf erreur, dans la Zt. f. rom. Phil. (23), puis dans la Chrestomathie de C. Appel (24). A. Jeanroy enfin, dans ses Origines (25), en donne le texte suivi d'un commentaire que nous examinerons ci-après (26).

L'intérêt de cette petite pièce, c'est qu'elle représente sans doute le spécimen le plus caractéristique du « génotype » de la balada. Nous en analyserons le contenu, puis les structures formelles. Mais voici tout d'abord le texte lui-même, que nous transcrivons selon des critères métriques que nous discuterons ci-après, suivi de sa traduction.

 

[CdT: voir texte et traduction]

 

Comme on a pu le voir, le contenu et la thématique de cette ballade s'inscrivent fondamentalement dans le registre popularisant. C'est tout d'abord, en harmonie avec sa fonction primitive, une pièce lyrico-chorégraphique, une « ronde du jaloux », relevant vraisemblablement de ce que van Gennep appelle le « cycle de mai » (27), tout comme la ballette de la reine d'avril (note nº 5) et le rondet-motet « Tuit cil ». Dans ces trois cas, il s'agit selon toute apparence d'une ronde, d'une carole, dansée uniquement par des femmes avec l'une d'entre elles qui symbolise le « jaloux », ou bien d'une ronde mixte d'où sort un participant (peut-être tiré au sort) et qui représente le jaloux, le « vieux » ou le mari, ou les trois à la fois. Le thème fondamental de ces rondes est en effet l'exclusion du jaloux ou du « vieux », parce qu'il perturbe de sa seule présence l'euphorie printanière de ces jeunes qui dansent entre eux (qant lo gilos er fora « quand le jaloux sera dehors » ; lo reis i ven d'autra part / per la dansa destorbar « le roi est venu d'ailleurs pour troubler la danse » ; a la via, a la via, gelos « dehors, dehors, jaloux » ; laissatz nos balar entre nos « laissez-nous danser entre nous »). Cette exclusion du jaloux, que l'on chasse éventuellement à coups de bâton, apparaît encore plus nettement dans les deux voix du motet « Tuit cil » ; et c'est la reine (d'avril) elle-même qui l'ordonne :

1

Le regine le commendat
Que d'un baston soient frapat
Et chacié hors comme larron :
Si en dançace veillent entrar...

 

2

La regine le commendat
Que li jalous soient fustat
Fors de la dance d'un baston... (28)

 

Notre ballade est ensuite une chanson de femme (chanson d'ami), comme nous l'avons dit plus haut, plus exactement encore une malmariée, comme notre nº 3, et le gilos y symbolise clairement le mari. On y retrouve la dialectique habituelle du mari désagréable (ici, violent, qui bat sa femme) et de l'ami, doué de toutes les qualités : qui est beau, chante probablement bien et jouit d'une bonne réputation. On y retrouve le même défi de la femme amoureuse, qui brave coups et menaces pour satisfaire sa passion, avec aussi le même érotisme déclaré (Amic, si vos tenia / Dins ma chambra garnia / De joi vos baisaria... ), dont la comtesse de Die s'est peut-être souvenue dans une de ses chansons :

Bels amics avinens e pros,
cora.us tenrai en mon poder ?
e que jagues ab vos un ser
e qu'ie.us des un bais amoros ;
sapchatz, gran talan n'auria
qu'ie.us tengues en luoc del marit... (29)

Du point de vue formel, cette balada est également très représentative du genre. Elle a tout d'abord trois coblas, comme le genre cousin qu'est la ballette, un refrain post-strophique, dont un vers intercalé dans la cobla ; enfin, une structure zadjalesque, mais sans rims unisonnanz, si l'on donne aux vers du refrain la disposition qui nous paraît la plus pertinente. Et c'est de ce problème que nous allons maintenant discuter.

Il y a en effet trois manières différentes de disposer le refrain d'après la ventilation de ses rimes :

1) Transcription de C. Appel, suivie par Frank (30). Soit :

Qant lo gilos er fora,
Bels ami,
Venez(z) vos a mi.

Donc, un refrain de trois vers hétérométriques (6' + 3 + 5) : ce qui est plutôt caractéristique de la ballette, supprime la structure zadjalesque de la cobla en en faisant une séquence de cinq vers (au lieu de quatre). En revanche, le vers-refrain a bien le même mètre que la cobla : Appel coupe également le 4e vers de la cobla en deux vers : 3 + 5 ;

2) Transcription de Jeanroy (31) :

Qant lo gilos er fora, bels ami,
Vene(z) vos a mi.

Cette fois, on a bien un refrain de deux vers comme dans toute ballade, mais hétérométriques (10 + 5). Cette disposition maintient bien la cobla zadjalesque de quatre vers (aaab), mais elle a pour inconvénients : a) de créer une distorsion rythmique entre le refrain et la cobla, en particulier le vers intercalé, qui ne peut être que : Qant lo gilos er fora ; b) de rompre également le parallélisme évident entre le deuxième vers du refrain et le dernier vers de la cobla (même rime intérieure, même rime finale) : ce qui constitue une sorte de cauda entre la cobla et le refrain :

R
Bels ami
vene(z) vos a mi
I
Qe.us audi
seir e de matin
II
Qar n’audi
bendir l’autre di
III
Qe.us afin
mon cor nos.us cambi
 

3) Notre transcription. Nous lisons en un seul vers, comme Jeanroy, le 4e vers de la cobla (Qe.us audi     seir e de matin), mais, à la différence de Jeanroy, nous lisons de la même manière le 2e vers du refrain (Bels ami venez vos a mi), ce vers qui, comme nous le disions plus haut, a la même structure que le 4e vers de chaque cobla. En somme, un refrain de deux vers hétérométriques (6' + 8), dont le 2e vers a la même structure que le dernier vers de la cobla (coupé 3 + 5 avec une rime intérieure en /i/). Voir plus haut la transcription intégrale de la pièce.

Voici en résumé un schéma des trois transcriptions (32) :

 

* * *

 

Il nous semble maintenant possible, après la précédente analyse, de brosser un tableau typologique plus complet de la balada occitane du Moyen Age. Voici donc, en résumé, quels en sont les traits qui nous paraissent fondamentaux :

1) La balada est un genre poético-musical relevant du registre lyrico-chorégraphique, comme le rondet de carole et la ballette française, dont il partage certains traits, le rondet étant probablement la cellule de base qui a généré la balada et la ballette, la balada étant elle-même une chaîne de rondets.

2) La balada est composée de trois à six coblas de 4 vers (parfois 3), de structure zadjalesque (type a a a ... b), avec un refrain initial et post-strophique de deux vers, dont le premier est intercalé dans la cobla, le plus souvent après le premier et le deuxième vers.

3) La cobla était sans doute chantée par un soliste (chante-avant), le refrain post-strophique (responsorium/respos), ainsi que les vers intégrés, par le chœur des danseurs. Nous n'avons malheureusement conservé aucune mélodie (exception faite de la ballette de la reine d'avril) des dix pièces du corpus maximal.

4) La balada est un genre « popularisant », du moins à l'origine, la plupart du temps conservé sans nom d'auteur, véhiculant la topique habituelle de la chanson de femme (chanson d'ami, malmariée, ronde du jaloux) quand le « je » lyrique est féminin, mais pouvant aussi, comme l'aube et la pastourelle, glisser dans le registre aristocratisant quand le « je » lyrique est masculin, notamment avec des troubadours tardifs comme Guiraut d'Espanha et surtout Cerveri de Girona.

5) C'est un genre assez souvent identifié comme tel, soit par les rubriques des manuscrits, soit par les auteurs eux-mêmes. Mais il est absent de tous les traités de poétologie occitano-catalans des XIIIe et XIVe siècles.

6) La pièce contient généralement un envoi dans la dernière cobla, adressé à la balada qui doit servir de messagère auprès de l'être aimé. Guiraut et Cerveri, eux, ont transformé parfois le distique du refrain en tornade spécifique avec un senhal de type troubadouresque.

7) Le nombre des baladas conservées, si l'on néglige les genres parallèles, doit être ramené à six, dont quatre anonymes.

8) Le genre est considéré comme archaïque au XIVe siècle, et sans doute dès le XIIIe siècle, en particulier au profit de la dansa : cela explique son absence dans les traités contemporains. Il est toutefois remis à la mode par des poètes « lettrés », tel que Guiraut d'Espanha et surtout Cerveri qui, on le sait, aura un véritable culte pour les genres rares et marginaux auxquels il saura redonner une certaine vogue. Mais la typologie précise de la balada ne semble plus très familière au poète, puisque sa « balada » n'en est pas une et que sa « dansa-balada », au contraire, est à classer parmi les six spécimens représentatifs qu'on a conservés du genre.

 

Pierre BEC
Université de Poitiers

 

Notes :

1. Il s'agit de la balada nº 4 (cf. infra : « Qant lo gilos er fora »). Ce petit texte a été rarement donné dans les anthologies les plus courantes : il est absent de celles de Bartsch, Audiau-Lavaud, Berry, Hill-Bergin, Nelli, Riquer, etc. Il figure en revanche dans celle de C. Appel. ()

2. Cf. P. Bec, La Lyrique française au Moyen-Age, (XIIe-XIIIe siècles), Paris, 1977, vol. I, ch. XVII. ()

3. On sait que c'est vraisemblablement Cerveri lui-même, du moins dans le ms. Sg, qui a donné le titre qui figure dans les rubriques. Cf. M. de Riquer, Los trovadores. Historia literaria y textos, Barcelona, 3 vol., 1975, p. 1560 et n. 19. ()

4. Dans sa liste de ballades, J. Franck, Répertoire métrique de la poésie des Troubadours, Paris, 1966, II, p. 70, intègre le motet « Tuit cil » (cf. infra), mais n'y inclut pas les deux pièces de Guiraut et de Cerveri, qu'il classe parmi les dansas. Il est vrai que la pièce de Cerveri, avec son refrain de quatre vers et sa séquence, tout le long du poème, de rimes ab ab, n'a finalement de la balada que l'intercalation des vers-refrain. Nous y reviendrons. ()

5. Cf. Fr. M. Chambers, An Introduction to Old Provençal Versification, American Philosophical Society, Philadelphia, 1985. ()

6. Cf. supra, note 3. ()

7. Cf. M. de Riquer, Obras completas del trovador Cerveri de Girona, Barcelona, 1947, p. 12. ()

8. M. Chambers, op. cit., p. 231. ()

9. Éd. M. de Riquer, op. cit., p. 15. ()

10. Pour la typologie de la dansa, clairement définie par les Leys parmi les dictatz principals, cf. P. Bec, op. cit., I, p. 237-239 et ci-après. ()

11. St Germain, 20.050. ()

12. Cf. infra. ()

13. P. Bec, op. cit., I, p. 220-240. Je me permets d'exprimer ici un certain étonnement quant à l'absence, dans le chapitre de M. Chambers, de la moindre allusion à mon ouvrage. ()

14. Inversement, il suffit d'intégrer dans la cobla un des deux vers-refrain de la pièce nº 2 pour en faire un rondet : la pièce devient ainsi une chaîne de rondets (cf. P. Bec, op. cit., I, p. 224). C'est d'ailleurs la solution que propose M. de Riquer, Los trovadores. Historia literaria y textos, III, p. 1692. ()

15. Cf. G. Raynaud, Recueil des motets français des XIIe et XIIIe siècles... suivis d'une étude sur la musique au siècle de saint Louis, par Henri Lavoix fils, Paris, 1881, I, p. 151. Je rappelle le texte des Leys : « alqu comenso far redondels en nostra lenga, losquals solia hom far en frances ». ()

16. L'occitanité de la langue réside uniquement dans les formes verbales : part. passés (fustat, huat, frapat, enamourat ; dançade) et infinitifs (entrar, dançar). Tout le reste est spécifiquement français. Au fond, une langue assez voisine, mais encore plus francisée, que celle de la fameuse ronde d'avril (notre nº 5). Je parlerais plutôt d'une pièce française à vernis occitanisant. On en a d'autres spécimens comme par exemple la fameuse reverdie Volez vos que je vos chant (cf. P. Bec, op. cit., II, p. 60). Je trouve donc un peu violente l'occitanisation intégrale de cette pièce dans La Cuesta-Lafont, Las cançons dels Trobadors, I.E.O., Toulouse, 1979. Il peut sembler d'autre part curieux qu'on ait ainsi séparé en deux unités autonomes (nº 21 et 31) les deux voix d'un même motet qui font un tout, aussi bien thématique que formel. ()

17. G. Gonfroy « Les genres lyriques occitans et les traités de poétique : de la classification médiévale à la typologie moderne » communication au XVIIIe Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes, Xe section, Trèves, 1986, p. 6, fait remarquer que la définition de la dansa telle que les Leys, la Doctrina [de compondre dictatz] et Ripoll I nous la livrent, constitue une description extrêmement précise d'une forme pourtant très complexe : « la coïncidence du modèle avec les 30 pièces qui survivent est parfaite ». ()

18. En fait, il n'est pas sûr que ce titre composé soit de Cerveri lui-même. L'adjonction du deuxième terme pourrait être une précision du copiste qui aurait interprété — à juste titre d'ailleurs — cette prétendue « dança » comme une balada. Cf. A. Pages, « La dansa provençale et les goigs en Catalogne », Homenatge a Antoni Rubió i Lluch, Barcelona, I, 1936, p. 201-224. ()

19. Cf. M. Chambers, op. cit., p. 232-233. ()

20. Cf. supra. ()

21. Cf. P. Bec, « Trobairitz et chansons de femme. Contribution à la connaissance du lyrisme féminin au Moyen Age », Cahiers de civilisation médiévale, XXII, nº 3, 1979. ()

22. Pour la chanson de malmariée, cf. P. Bec, La Lyrique française au Moyen Age, ch. II. Cerveri de Girona a également exploité ce genre popularisant dans sa Gelosesca (cf. M. de Riquer, op. cit., p. 16). ()

23. Zt. f. rom. Phil., IV, 503. ()

24. C. Appel, Provenzalishe Chrestomathie, 6e éd., Leipzig, 1930, p. 85. ()

25. A. Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique en France du Moyen Age, 3e éd., Paris, p. 413-414. ()

26. Nous rappelons que cette balada est conservée, avec quelques autres, dans le ms. Q (Florence, B. Riccardiana 2909), f. 5, ms. qui contient un assez grand nombre de pièces anonymes. Ed. diplom. : G. Bertoni, Il canzoniere provenzale della Riccardiana nº 2909 (Gesellsch. f. rom. Lit., VIII, 1905). ()

27. Cf. A. van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, tome I, 4, Paris, 1949, p. 1421-1726. Voir en particulier le chapitre sur la « reine de mai » (p. 1452-1488), réminiscence éventuelle de la « reine d'avril » médiévale. Mais cette reine de mai est en général une toute jeune fille, voire une adolescente ou une enfant, et les danses de mai sont plutôt des chansons de quête que des danses amoureuses. Une « chanson de neuf » gasconne, en revanche, dansée par neuf femmes malmariées qui se déchaînent contre leurs maris respectifs, pourrait rappeler, dans le genre facétieux, quelque chose des rondes du jaloux médiévales (cf. P. Bec, op. cit. a, I, p. 79-80). ()

28. Cf. G. Raynaud, op. cit., p. 151. ()

29. Sur les rapports entre trobairitz et chansons de femme, voir mon article déjà cité (note 21). Cf. aussi la chanson de femme anonyme déjà mentionnée, où la dame reçoit l'ami dans sa chambra encortinada ou ben daurada. Pour la femme qui brave les menaces de son mari, je renvoie, parmi bien des exemples, à l'aube (à base de malmariée) de Cadenet : « Ja per gab ni per menassa / Qui mos mals maritz me fassa, / No mudarai qu'ieu no fassa / Ab mon amic tro al dia... » (Éd. J. Zemp, Les Poésies du troub. Cadenet..., Berne-Francfort-sur Main/Las Vegas, 1978, p. 249-257). ()

30. C. Appel, op. cit., p. 85 ; J. Frank, op. cit., I, 286/1. ()

31. A. Jeanroy, op. cit., p. 413-414. ()

32. Les lettres majuscules désignant les vers-refrain (intercalés ou poststrophiques). ()

 

 

 

 

 

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