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Mouzat, Jean. Les poèmes de Gaucelm Faidit. Troubadour du XIIe Siècle. Paris: A. G. Nizet, 1965

167,033- Gaucelm Faidit

 

VI
POÈMES DE BON ESPER

Nous avons groupé ici quatre pièces où il est question d’une dame designée par le senhal Bon Esper. Il s’agit bien ici, dans ces quatre poèmes, d’un senhal et non de la simple expression bon esper, fréquente dans la langue de plusieurs troubadours, et en particulier chez Bernart de Ventadorn : expression qui se rencontre dans la chanson dediée par Gaucelm Faidit à Na Mieills de Ben (1).
Il y a dans ces quatre pièces une nette unité : Bos Espers est une domna gaia qui a accordé au troubadour joie et plaisirs. Il y est question, en plus d’un baiser, du don de son corps, et aussi d’un « agréable soir » où elle est venue combler le désir de son soupirant (2).
Selon la Razo E dans le passage qui explique quelques senhals, Bos Espers serait Jordana d’Ebreun ou Embrun ; de même selon la dernière ligne de la Razo D. Pourtant, dans l’œuvre de Gaucelm, rien ne prouve qu’il aurait fréquente cette ville, où d’ailleurs Jordana n’a aucune consistance historique, car les seigneurs d’Embrun étaient ses archevêques. Il est cependant vrai qu’Embrun, si cette ville est loin de la region d’Apt et d’Orange que fréquenta Gaucelm, se trouve sur le chemin de la Provence à l’Italie du Nord par le Mont-Genèvre, que le troubadour a pu suivre pour aller en Montferrat en venant de chez Agout. Il est vrai aussi que Jordana pouvait être l’épouse d’un simple chevalier. Enfin, dans L’onratz, jauzens sers, Gaucelm dit bien soplei vas Proenssa (v. 21). La possibilité d’une Jordana qui aurait vecu à Embrun et que Gaucelm aurait chantée sous le nom de Bon Esper ne peut pas être radicalement écartée.
Par contre, les deux Razos D et E, assez contradictoires d’ailleurs, ont bien l’allure d’une novela romanesque et inventée : elles forment deux versions de l’histoire de Jordana (3).
Et d’autre part, la pièce L’onratz, jauzens sers qui parle de Bon Esper au début (v. 3) comporte une tornada qui chante les louanges de Na Maria. Bien que la pièce soit d’abord un chant d’amour rappelant de doux souvenirs et qu’elle s’achève en chant de croisade, elle semble pourtant avoir une réelle unité. On ne peut donc exclure la possibilité de voir en Bon Esper un senhal désignant Maria de Ventadorn, et non pas une Jordana non attestée ailleurs.
Mais Na Maria, selon les poèmes où elle est appelée par son nom, ne paraît pas avoir eu l’amabilité et la générosité que Bos Espers montra au troubadour. Cependant, si elle fut plus tard indifférente et dure, Gen fora contra l’afan parle du don d’un baiser.
De plus, Mout m’enoget ogan lo coindetz mes dit que le Coms Jaufres retient le soupirant de Bon Esper dans son courtois pays. Le Coms J. est certainement Geoffroi II de Bretagne qui mourut en aoùt 1186 à la cour de France où il séjournait depuis plusieurs mois. La pièce date donc de 1185 environ. Or à cette date Maria de Torena n’était peut-être pas encore Vicomtesse de Ventadorn, car il ne semble pas qu’elle ait pu le devenir avant 1185 au plus tôt.
Faudrait-il admettre que Na Maria fut chantée sous le senhal de Bon Esper avant son mariage ? Bertrand de Born l’a bien fait, mais il la loue avec ses sœurs, et en quelques vers seulement. Car on sait que ce n’est que très exceptionnellement que les troubadours chantaient des jeunes filles.
Il faudrait ainsi supposer que Gaucelm aurait célébré Maria de Torena alors qu’elle n’était pas encore Vicomtesse de Ventadorn, mais simplement l’une des trois filles du Vicomte Raimon II de Turenne, ces tres de Torena renommées pour leur beauté. Situation exceptionnelle mais non impossible. C’est peut-être une allusion aux espérances de l’héritière de grande famille que ce surnom de Bon Esper.
Dans ce cas, le rappel de L’onratz, jauzens sers, « le soir magnifique et plein de joie où, apparition charmante, mon Bos Espers vint gracieusement accomplir mon désir… » s’adresserait fort bien à Na Maria, quelques années plus tard, au moment où Gaucelm était en chemin pour la croisade. Le troubadour en route pour la Palestine, en s’inclinant vers la Provence, penserait à ses anciennes amours, Bos Espers devenue Na Maria de Ventadorn. De Terre Sainte ou de Sicile, la direction de la Provence était aussi, à peu près, celle du Limousin.
Eu acceptant l’identification de Bon Esper à Maria de Torena, plus tard Vicomtesse de Ventadorn, L’onratz, jauzens sers serait donc une chanson du souvenir réunissant l’évocation des plaisirs passes et les louanges adressées à Na Maria en 1190–91. Les trois autres poèmes de Bon Esper, par contre, se situent autour de Mout m’enoget qui a été composé autour de 1185, comme nous l’avons montré. Il est donc probable que ces trois chansons ont suivi celle dediée à Na Mieills de Ben vers 1184 ; elles ont certainement précéde Gen fora contra l’afan et Al semblan del rei thyes, envoyées ou composées à Ventadorn pour la Vescomtessa al cors gen.
Ajoutons que Kolsen est d’avis que Bos Espen est Maria de Ventadorn, et non pas Jordana d’Embrun (4). M. Martin de Riquer a émis l’hypothèse que B. Espers serait la propre sœur de Na Maria, Elis de Montfort, mais elle ne nous semble pas devoir emporter la conviction ; dans le cas de Gaucelm, elle ne nous paraît pas devoir être acceptée (5).
Les poèmes de la série de Bon Esper sont donc les suivants :

BE-M PLATZ E M’ES GEN
SOLATZ E CHANTAR
MOUT M’ENOGET OGAN LO COINDETZ MES
L’ONRATZ, JAUZENS SERS

 

36. L’ONRATZ, JAUZENS SERS

GENRE

Cataloguée comme « Sirventes-Kanzone » par Kolsen & Pillet, est en fait une chanso de 4 str. suivie des 2 str. d’un chant de croisade.

 

SCHÉMA MÉTRIQUE

a b a b a b c c d d c d d
5 6' 5 6' 5 6' 5' 6' 5 6 6' 6 6
Tornada d d c d d
  5 6 6' 6 6

6 strophes alternées, coblas capcaudadas, de 13 vers et une tornada de 5. Rimes : a = ers & os ; b = ensa & aire ; c = aire & ensa ; d= os & ers.

Istvàn Frank, R.M.P.T, I, p. 50, n. 279. Exemple unique.

 

COMMENTAIRE

L’unité de cette pièce est, quant à sa forme, évidente. Cependant, à bien considérer ces vers, nous trouvons d’abord quatre strophes qui constituent un chant de joie continuant en protestations de fidélité envers Bon Esper : comme dans les autres pièces de ce groupe, ce senhal désigne une femme accueillante et généreuse ; selon le v. 21, elle se trouverait en Provence. Puis, rattachées à ce qui précède, mais assez vaguement, deux strophes où le troubadour dit qu’il est déjà en chemin pour un pélerinage de pénitence : véritable chant de croisade qui ne respire plus que la foi et l’enthousiasme du combattant. Le tout terminé par une tornada à Na Maria, nom que Gaucelm donne d’habitude à la Vicomtesse de Ventadorn.

Il est tentant de penser, d’après cette pièce, que Bon Esper est Maria de Ventadorn et ne peut être qu’elle, car il est impossible que sciemment le courtois Gaucelm ait envoyé à la dame de Ventadour une pièce où il chante les louanges et rappelle les faveurs d’une autre dame, d’aussi haut parage, et dotée de tous les charmes.

Cependant plusieurs traits de cette pièce infirment cette interprétation, peut-être trop simpliste dans sa simplicité.

Le vers 21 peut en être expliqué par le fait que Gaucelm, en route vers la Terre Sainte, se tourne aussi, à peu de chose près, vers le Limousin en envoyant ses saluts vers la Provence, nom qui peut avoir été suggéré par la rime. 

Mais Na Maria peut-elle avoir été aussi aimable, généreuse de ses dons et libre d’allure que selon ce poème l’a été Bos Esper ? Il n’y paraît guère d’après les poèmes envoyés à Ventadour et dédiés à Maria : après l’entrain des « commencements », la dame de Ventadour est rapidement devenue indifférente et dure, la vraie Belle dame sans merci, comme elle apparaît dans quelques poèmes (6). D’autre part, Maut m’enojet… dont on ne peut fixer la date après 1186, qui célèbre aussi Bon Esper, semble être nettement trop ancienne pour avoir été inspirée par la Vicomtesse de Ventadour (7). Toujours en considérant ces sept strophes comme une pièce composée d’un seul jet, on peut estimer que, pour dépiter Na Maria, et pour se venger de sa froideur, Gaucelm lui a un jour envoyé une chanson composée pour une autre. La tornada de la str. VII, dans cette hypothèse, serait ironique.

Une autre solution est possible : c’est que nous ayons ici deux poèmes, ou plutôt deux fragments écrits sur les mêmes rimes et selon le même schéma métrique, pour deux occasions et deux dames différentes. Les 4 strophes de la chanson courtoise à Bon Esper et les 2 strophes d’un chant de départ à la Croisade auraient été réunies plus tard, sans doute par les joglars exécutants et par les copistes des Chansonniers. Nous aurions ici une pièce factice, de même qu’il y a des recueils factices. 

Quoi qu’il en soit réellement, le changement de ton et de propos au début de la str. V, et la rencontre de Bos Espers et de Na Maria font que cette pièce pose les problèmes exposés ci-dessus, qui restent bien délicats à trancher.

Il faut signaler que nous adoptons ici la version Bos Espers de préférence à Bels Espers, plus usitée jusqu’ici, et en particulier par l’auteur de la Razo D, par R. Meyer et par Kolsen. Sur les 9 Mss. de ce poème, 5 disent Bels E. (ABIKa) et 4 disent Bos E. (CDaNR) ; mais les trois autres poèmes de ce groupe offrent toujours Bos Espers ou Bon Esper : nous pensons don que cette dernière est la forme authentique du senhal.

La date de la partie du poème inspirée par Bon Esper n’est pas facile à déterminer, ou, si l’on veut, on ne peut s’appuyer sur elle pour dater cette pièce. Par contre, le Chant de croisade nous offre des données plus sûres. Nous avons rejeté la leçon ai faichsoutenue par 8 mss., car le poète ne peut parler au passé : les deux dernières strophes ont l’allant, l’entrain, et la foi, d’un départ ; ou plus exactement encore, elles ont été composées en route, comme le disent bien les vers 53–54 si l’on adopte la leçon du ms. aq’eu fau… , la seule qui soit logique, et de plus corroborée par le reste des str. V et VI, qui sont au présent.

Comme il est peu probable que Gaucelm ait pu composer ceci à loisir sur les navires ou l’on était fort à l’étroit, il y a tout lieu de penser qu’il a pu l’écrire lors de l’hivernage de la 3e Croisade en Sicile, entre septembre 1190 et mars-avril 1191. (8) Gaucelm est effectivement allé en Terre Sainte, et pour y combattre, au moins en intention (9) : il a dû aussi, pour des raisons de commodité, et parce que le Roi Richard et d’autres seigneurs de ses relations y sont alors allés, s’y rendre avec la 3e croisade — alors que jusqu’ici on a surtout insisté sur son rôle dans la 4e.

 

1) Nous avons adopté la forme Bos Espers / Bon Esper de préférence à Bels Espers que donnent les Razos D et E, et acceptée par R. Meyer et Kolsen, parce qu’elle se trouve dans 3 pièces sur 4·, et dans 4 mss. sur 9 de la 4e. Voir Commentaire de L’onratz, Jauzens sers. Na Mieills de Ben dans N. 32, v. 55. ()
2
) L’onratz, iauzens sers, N. 36, str. I. ()
3
) Cf. notre Vie de Gaucelm Faidit, p. II, et Boutière et Schutz, Biographies Tr., p. 122–125. ()
4
) Cf. Kolsen, Trobadorgedichte, p. 71, Eigennamen (Index) et Arch. 145, 274, 3. ()
5
) Voir Martin de Riquer, Arondeta, de ton chantar m’azir, Boletin R. Acad. B. LL. Barcelona, XXII, 1949, pp. 199–228. L’expression bon esper se trouve au v. 6 de la pièce en question. () 

6Coras qe-m des benananssa ; Mout a Amors sobrepoder ; De solatz e de chan Lo rossignolet salvatge et Mout a poignat Amors en mi delir. () 

7) Bien qu’il nous paraisse possible que Maria de Torena soit devenue vicomtesse de Ventadorn avant 1190–91 (R. Meyer etc), elle n’a guère pu l’être avant 1185 environ. Cf Le Tr. G. Faidit, I et III. (

8) Cf Lavisse, Histoire de France, Tome 3e, (A. Luchaire) p. 105 etc., et René Grousset, Hist. des Croisades, T. III, p. 45 et seq. (

9) Cf cette même pièce, v. 60–65 et Mas la bella de cui mi mezeis tenh, v. 40. (

 

 

 

 

 

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