VIII
POEMES DES PAYS DE LANGUE D’OIL
LES PLANTAGENETS ET LEURS VASSAUX
Nous avons rassemble ici des poèmes adressés à de grands personnages de langue d’Oïl : les Plantagenets. Les fils de Henri II d’Angleterre ont été les plus puissants protecteurs de Gaucelm Faidit. Bien qu’un petit nombre de poèmes leur ait été dédié, le Planh du Roi Richard démontre, par les vives louanges qu’il leur adresse, l’importance que Richard et ses frères ont eu dans l’esprit et dans la vie de Gaucelm. Il faut signaler de plus que Geoffroi de Bretagne, co-auteur du partimen publié ici, ainsi que Richard Cœur de Lion lui-même, furent poètes et ont composé en langue d’Oïl. Savari de Mauléon, l’un des trois partenaires, et initiateur du Torneyamen, est, à un moindre dégre, dans le même cas ; mais, bien que Poitevin, il s’exprime en langue d’Oc. Par contre, Gaucelm Faidit, qui, dans Anc no-m parti de solatz et de chan, nous apprend qu’il a séjourné « en France », a composé entièrement en langue d’Oïl la rotrouenge Can vei reverdir les jardis. Ce poème, par lequel Gaucelm prend en quelque sorte rang parmi les trouvères aussi bien que parmi les troubadours, s’insère tout naturellement dans ce groupe.
Les poèmes groupés ici sont parmi les plus intéressants mais aussi les plus troublants de Gaucelm Faidit. Ils présentent plusieurs problèmes délicats que nous avons tenté de traiter dans les commentaires de ces diverses pièces.
48. NO M’ALEGRA CHANS NI CRITZ
GENRE
Chanso (appelée Chans, v. 12).
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
b |
b |
b |
c |
c |
d |
d |
d |
a |
a |
Tornada |
d |
d |
a |
a |
7 |
7 |
7 |
3 |
7' |
3' |
3 |
7 |
4 |
7 |
7 |
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7 |
4 |
7 |
7 |
Six strophes, coblas unissonans, de 11 vers, 1 tornada de 4 .
Rimes : a = itz, b = ès, c = ia, d = ès.
Istvàn Frank, R.M.P.T., I, p. 148, n. 663, exemple unique.
COMMENTAIRES
Cette pièce appelée chans, très gracieuse avec son interprétation mélancolique de l’ouverture printanière, et pourtant dotée d’une forme métrique allègre sur une mélodie vive et chantante, pose plus d’un problème d’attribution, d’inspiration et d’interprétation.
Elle est dédiée et envoyée au « seigneur à qui est Poitiers » Il est manifesté qu’il s’agit ici de Richard Plantagenet avant le 20 juillet 1189 : Henri II étant encore vivant, Richard porte le titre de Comte de Poitiers. Une allusion assez obscure quant à son sens général, mais qui désigne clairement son destinataire : us nons que val mil hocs, montre qu’il s’agit bien ici de Oc e No, surnom, mal expliqué encore à notre avis, mais souvent utilisé pour Richard par Bertran de Born.
Le ton de cette pièce se trouve être plus désinvolte et cavalier (au sens moderne du mot) qu’il n’est coutumier chez Gaucelm. C’est une chanson de retour et d’excuses, mais où le soupirant n’envisage pas qu’on puisse refuser celles-ci. L’auteur dialogue avec lui-même, et on a parfois l’impression d’une sorte de badinage. On dirait qu’il exagère la culpabilité qu’il se reconnaît pour attendrir sa dame. Le soupirant avoue qu’il a mérité la mort, et demande s’il convient qu’il soit pendu parce qu’il s’est laissé détourner de ses devoirs par une trompeuse, un’enganairitz. Tout cela ne semble pas sérieux, et le poète, c’est visible, ne cherche qu’à rentrer dans les bonnes grâces de la dame. Il est vrai que Gaucelm a fait plusieurs fois allusion à une enganairitz, et, semble-t-il, dès ses débuts poétiques. Il n’est pas possible de préciser qui a pu être, et encore moins qui est, cette trompeuse, même si on ajoutait foi aux récits des Razos BCDE. Y eut-il pour Gaucelm plusieurs enganairitz ? Nous croirions plutôt à un thème ou à une attitude prise très tôt, peut-être après une expérience réelle de la faussété feminine survenue dans sa prime jeunesse. Notons que le thème de la trompeusese trouve déjà chez B. de Ventadorn et Raimbaut d’Aurenja ; par lui, le poète se rend intéressant, digne de pitié, et fait appel à la consolatrice qui existe en toute femme ; de plus, il fait valoir par contraste la droiture et la bonté de sa dame du moment (1).
D’ailleurs, le chanteur, après ce mea culpa, en vient à récriminer à son tour, et pour réclamer son pardon, à se prétendre trahi (V, 55). Il ne cherche qu’à rentrer en grâce pour arriver à ses fins sous le couvert d’une parfaite courtoisie.
Aussi reviendrons-nous à ce ton cavalier inattendu ; car, dans les autres poèmes qu’on pourrait comparer à celui-ci parce que Gaucelm s’y accuse de torts ou de folie envers Maria de Ventadorn — tel Chant e deport par exemple — nous trouvons un ton sérieux et grave tout à fait différent.
Aussi nous semble-t-il que dans No m’alegra Gaucelm ne traduit pas son état d’âme, ni ses propres soucis, mais ceux d’un autre qui pouvait prendre les choses de plus haut et avec plus de désinvolture. Cette impression est renforcée par le fait qu’aucun des seize mss. — nombre pourtant important — n’a gardé de dédicace à Maria, pas plus d’ailleurs qu’a aucune autre des dames connues de Gaucelm Faidit. Nous croyons donc que cette pièce ne concerne nullement Maria.
L’auteur de la Razo B l’a cependant utiliséé pour terminer le récit où l’on voit Audiart de Malamort attirer Gaucelm pour le séparer de Maria de Ventadorn, puis lui refuser son amour après avoir réussi à l’éloigner de la vicomtesse. No m’alegra, dont les deux premiers vers sont cités dans la Razo, est, selon l’auteur de celle-ci, la chanson de retour que composa Gaucelm pour rentrer en grâce auprès de Maria sans pouvoir y réussir. Il faut reconnaître que No m’alegra s’adapte fort bien au rôle que cet auteur a voulu lui faire remplir : clamar merce. Cependant, cette chanson a été adroitement utilisée dans le récit, mais nous restons persuadé qu’elle n’a point été adressée à Marie pour les raisons exposées ci-dessus.
Aussi avancerons-nous que Gaucelm n’a pas composé ce chant pour son propre usage, mais pour celui de Richard Cœur de Lion à qui il fut dédié et envoyé. Le futur Roi, Comte de Poitiers, a pu le commander pour le faire chanter devant une dame qu’il courtisait et pour arriver ainsi à ses fins auprès d’elle. Celle-ci, faute d’indices, ne peut malheureusement que rester indéterminée.
***
APPENDICE
Version francisée du ms. W, f. 202
Str. I, avec musique, anonyme
Non malegre chans ni cris
dauzel non fai cors en greiz
ni non sap per qe tenghez
ni perdes
mous dis car ben lo us perdrie
s en au die
que uolghes
a mi dosn pres ni merces
car non tengues
que per me si chausis
perdons tal mi sui faillis.
1) Cf. Si tot noncas res es grazitz, str. II, v. 12, et aussi Ar es lo montç vermellç e vertç, str. IV, où nous trouvons un’amor negra, ab son engan. (↑)