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Mouzat, Jean. Les poèmes de Gaucelm Faidit. Troubadour du XIIe Siècle. Paris: A. G. Nizet, 1965

167,006- Gaucelm Faidit

 

XI
POÈMES D’ITALIE
MONTFERRAT ET LOMBARDIE

Les poèmes de Gaucelm Faidit qui se rapportent à l’Italie ont pour figure centrale un très grand personnage. Celui que Gaucelm appelle mon Thesaur ou mon Bel Thesaur, a cui es Montferrat, était le Marquis de Montferrat, grand seigneur piémontais, dont les terres s’étendaient de part et d’autre de Turin. Bien que Gaucelm n’emploie jamais son prénom, il n’y a pas de doute qu’il était bien Boniface·, fils du Marquis Guillaume Longue-Epée. Il fut le chef de la Quatrième Croisade, faillit être Empereur « latin » de Constantinople, fut Roi de Salonique, et fut tué en 1207 en guerroyant contre les Bulgares.

Gaucelm parle aussi, dans Anc no-m parti de solatz ni de chan, d’un pro marques. Si celui-ci n’est pas Boniface, ce pourrait être son frère Conrad de Montferrat, qui portait le même titre.

Rappelons que mon Bel Thesaur est déjà mentionné avec Ric de Joi (et plusieurs autres protecteurs) dans Si tot noncas res es grazitz (Groupe de Provence, II, N. 22) qui semble bien remonter avant 1180 ou même 1175. Gaucelm a probablement fréquenté et visité le Montferrat plusieurs fois, réparties sur une bonne partie de sa vie, soit entre 1175–1180 et 1202. En effet, dans le dernier poème de lui qu’on puisse dater, Chascus deu hom conoisser et entendre, il salue son Thesaur.

Ric de Joi, cité deux fois auprès de Thesaur, était un seigneur lombard probablement voisin de Montferrat.


Notons que Thesaur est cité aussi dans Si tot noncas et dans Chascus deu hom (Outremer, IX, N. 58), et que pros marques se retrouve dans la version b de la tornada d’Ara nos sia guitz (Outremer IX, N. 55).

DE FAIRE CHANSO
ANC NO-M PARTI DE SOLATZ E DE CHAN
TUICH CILL QUE AMON VALOR
S’OM POGUES PARTIR SON VOLER

Thesaur est mentionné dans 62, 64 el 65 ; Pro marques dans 63.


 

63. ANC NO-M PARTI DE SOLATZ NI DE CHAN

 

GENRE

Chanso. (v. 36).

 

SCHÉMA MÉTRIQUE

a b b c c d d
10 10 10 10' 10' 10 10

6 strophes, coblas unissonans, de 7 vers. 

Rimes : a = an, b = es, c = anssa, d = en. 

Istvàn Frank, RMPT, I, p. 153, N. 705–4.

 

COMMENTAIRE

Anc no-m parti… , malgré sa relative brièveté et sa simplicité, est une pièce riche en renseignements, et aussi en problèmes.

Cependant, envoyée en Montferrat (v. 37), il ne fait pas de doute qu’elle se rattache au groupe italien. Et, d’autre part, la majeure partie de la chanson se compose des louanges adressées à une dame aimable et courtoise. Gaucelm demande à Amour, avec une certaine désinvolture, de favoriser sa réconciliation avec cette avenante personne. Le troubadour assure qu’il n’a jamais rencontré de dame qui lui plaise autant, bien qu’il soit déjà allé jusqu’en Hongrie et en France (il faut, bien sûr, entendre par là le domaine royal d’alors). Gaucelm assure aussi que si on lui donnait une certaine Damisella Costanssa, il resterait fidèle à sa dame malgré l’attrait de cette « damoiselle ». Pour exprimer la joie qu’il ressent, il dit qu’il est plus heureux que le « Prêtre Jean », Prestre Johan. Il veut parler de ce personnage fabuleux qui aurait été un puissant souverain chrétien, et que, selon les époques, on a identifié tantôt avec le roi des Kerait, Turcs nestoriens du Gobi, tantôt avec l’Empereur d’Ethiopie (1). Gaucelm se borne d’ailleurs à une rapide allusion à ce personnage.

Le troubadour envoie sa chanson par Monmelian où l’on reconnait sans difficulté la ville savoyarde de Montmélian, à une quinzaine de kms au Sud-Est de Chambéry. Le troubadour connaissait l’itinéraire passant par la Savoie, la Maurienne et le Mont-Cenis pour se rendre en Italie ; et s’il indique cette route, c’est qu’il se trouvait, lors de la composition de sa chanson, en Auvergne ou, plus probablement, en Limousin.

Ce nom de Monmelian a été mal compris et mal reproduit par quatre mss. : EMa et b : il y est devenu mon elian. Cette variante a fait faire à Robert Meyer une curieuse erreur. Il prétend que « le poète envoie cette canzone à Bonifaci de Montferrat qu’il appelle ici mon Elian » (2).

Diez avait assigné ce poème à la période qui précéda de peu le départ de la 4e croisade. Il voyait dans le pro marques Bonifaci de Montferrat, chef de cette expédition après la mort du Comte de Champagne, et, dans le Comte de Bles, Louis de Blois qui y prit part. Mais R. Meyer, pourtant toujours prêt à suivre les conceptions de Diez, fait remarquer avec justesse qu’on ne trouve dans cette chanson aucune allusion à une croisade projetée, et que le troubadour paraît ne s’occuper que de ses affaires d’amour. Il remarque également que les mots : no-ls vei plus soven impliquent des relations antérieures avec le comte de Blois. Aussi assigne-t-il ce poème « à une époque où Gaucelm était encore traité amicalement par Maria de Ventadorn », soit selon lui vers 1194.

Crescini, traitant de Gaucelm à la Croisade (3), tout en rapportant fidèlement ce que dit Meyer, pense que la chanson fut composée dans l’été de 1202, alors que Bonifaci se trouvait bien en Montferrat, du mois de mai au mois d’août, et que Louis de Blois lui tenait sans doute compagnie.

Bartholomaeis (4), citant les str. I et VI de ce poème, pense que Bonifaci et Louis de Blois s’étaient déjà rencontrés en France en août 1201, pour l’élection du chef de la croisade. Il pense en outre que Gaucelm composa cette pièce avant mai 1202, date à laquelle il serait parti outremer. Robert Meyer croit que la Costanza dont il parle est la fille du roi Alphonse II d’Aragon, qui « vers cette époque fut mariée à Aimeric de Hongrie » ; mais nous savons que Constance d’Aragon ne partit en Hongri pour épouser le roi Imre que vers la fin de 1197 au plus tôt. Par conséquent, ou bien la date de 1194 que Meyer avance pour cette chanson est inexacte, ou bien il ne s’agit pas ici de Constance d’Aragon.

D’autre part, si l’on adopte les dates avancées par Crescini et de Bartholomaeis, Constance d’Aragon, qui fut reine de 1198 à 1204, n’était plus, en 1202, ni à donner ni à prendre.

Nous n’avons, pour déterminer celle-ci, que son prénom, et celui-ci fut porté par de nombreuses grandes dames à cette époque.

Pourtant, il nous paraît que Damisella n’est pas une authentique forme de langue d’oc : la forme occitane normale est donzela, et damisella est le calque, ou la transcription du français d’oïl « damoiselle » (5). Gaucelm ne désignerait-il pas ainsi quelque dame d’Outre-Loire, et, selon l’usage du Nord, le nom ne signifierait-il pas une personne qui aurait déjà été mariée ?

Quant au comte de Bles, il n’est peut-être pas nécessairement le comte Louis de Blois, qui fut associé à la 4e croisade. Dans la même famille, le comte Thibaut de Blois passa en Terre Sainte dès la 3e croisade. Il arriva en Palestine avec Henri II de Champagne le 27 juillet 1190 (6). En chemin, il a fort bien pu passer par le Montferrat ; et Conrad de Montferrat, frère de Boniface, autre preux marquis (al marqîs des Musulmans), continuait la tradition de son père Guillaume III en combattant vaillamment en Palestine dès 1187. Il est compréhensible que ces seigneurs combattant pour la Syrie franque aient eu des relations et se soient rendu visite, même si l’histoire n’a pas gardé le souvenir de tous leurs voyages.

Nous proposerons, pour toutes ces raisons, deux hypothèses.

Anc no-m parti a peut-être été composée entre 1186 et 1190. Gaucelm pensait peut-être déjà au voyage d’outremer, bien qu’il n’en parle pas. Il faisait allusion à son voyage relativement récent en Hongrie, en 1185 ou un peu après. Quant à Damisella Costanssa, elle serait peutêtre Constance de Bretagne, veuve depuis peu (août 1186) de Geoffroi Plantagenet, le cortes Coms Jaufres qu’a chanté Gaucelm. L’envoi en Montferrat n’a peut-être pas été, d’ailleurs, immédiat. De toute façon le comte Thibaut de Blois aurait pu, vers cette époque, se trouver en Montferrat au cours de son voyage vers la Palestine, où il devait rejoindre Conrad de Montferrat au siège d’Acre.

On peut aussi supposer que Gaucelm composa cette pièce vers la fin de 1197 ou en 1198. Louis de Blois n’était peut-être pas encore en Montferrat, mais Boniface l’avait déjà rencontré en France au cours de la préparation de la 4e croisade. D’autre part, le fait que Constance d’Aragon était sur le point d’épouser le roi de Hongrie a pu rappeler à Gaucelm son voyage dans ce pays, ainsi que ses séjours en France, dont le nom d’ailleurs est amené par la rime.

Il est difficile d’arriver à une certitude, car les renseignements manquent même dans les documents les plus sûrs. Si Anc no-m parti garde son mystère, constatons que Gaucelm Faidit a toujours été chiche de détails précis sur ses aventures ; sans doute parce que, pour lui, le plus important était le fond courtois de sa poésie.

Mos Conortz, qui « retient si aimablement » le troubadour loin de Montferrat, est sans doute une dame ; mais ce senhal isolé, utilisé une seule fois par Gaucelm, ne donne aucune possibilité d’élucidation.

 

1) Cf. R. Grousset, Hist. des Croisades, III p. 564–566 et 576. Le prêtre Jean aurait été Wang-Khan, roi des Kerait de Mongolie orientale. Cf. aussi p. 209, où le Prêtre Jean est l’empereur d’Ethiopie. (

2) R. Meyer, Leben G.F., p. 36–37. (

3) Crescini, Canzone francese, p. 20–22. (

4) de Bartholomaeis, Poes. prov. star., p. 103. (

5Damisella est donné par E. Lévy, Petit Dict. à côté de donzela : c’est sans doute un emprunt à la langue d’oïl, comme l’atteste damis — ()

6) Grousset, Hist. Croisades, T. III, p. 49. ()

 

 

 

 

 

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