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Gouiran, Gérard. L'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born. Aix-en-Provence: Université de Provence, 1985.

Édition revue et corrigée pour Corpus des Troubadours, 2012.

080,037- Bertran de Born

 

Première Partie.
 
LES AMOURS DE BERTRAN DE BORN.

  

Chapitre I
 
LE CHOIX DE BEL-SENHOR.
 

Puisque cette chanson est dédiée à Rassa, senhal sous lequel on s’accorde à reconnaître le comte Geoffroy de Bretagne, la date de la mort de ce prince, le 19 août 1186, fournit un teminus ad quem assuré pour la composition de la poésie. Les autres éléments de datation sont bien fragiles : on ne saurait tirer d’enseignement solide de l’envoi des manuscrits ACbEM. Il n’est pas évident que Marinier soit le senhal désignant le jeune roi (cf. pp. LXVI-LXVII) et la présence d’un Golfier de Lastours ne fournit pas d’indice (cf. Notes, v. 70) de datation.

On ne peut guère tirer davantage de la présence de Bel-Senhor dans une tornada des manuscrits CbEM. Le même senhal figure dans Ges de disnar et dans la Dompna soiseubuda, où il paraît désigner la dame de Bertran. Si c’est bien la même personne qui vient d’accorder son amour au troubadour dans cette chanson, alors, on pourrait la considérer comme la première de ses pièces amoureuses qu’on puisse situer dans le temps, encore que rien dans l’allusion de Ges de disnar ne permette de penser que cette dame avait précédemment admis l’amour de Bertran.

Si, marchant sur les traces de l’auteur de la razon qui, glosant les vers 25-26, nous raconte que l’héroïne de cette chanson a préféré le troubadour à Geoffroy de Bretagne, Richard Cœur de Lion, Raimon de Toulouse et Alphonse d’Aragon, nous admettons que Peitieus, Tolosa, Bretaigna, et Saragosa désignent bien par métonymie leurs seigneurs, nous pourrons dater la composition de cette chanson en déterminant la période où ces seigneurs ont été réunis dans la même cour. Une pareille conjonction n’a pas dû se produire fréquemment, puisque, pendant la plus grande durée de l’activité poétique de Bertran, les relations entre le roi d’Aragon et le comte de Toulouse étaient exécrables.

Dans les premiers jours de février 1173, le roi Henri II se rendit à Clermont-Ferrand pour y rencontrer Hubert de Maurienne, afin d’organiser le mariage de Jean sans Terre et d’Alix de Maurienne. Ils y furent rejoints par le roi d’Aragon et le comte de Toulouse qui voulaient mettre un terme à leurs différends. Comme le comte désirait faire hommage de son fief aux Plantagenêts et que son suzerain direct, Richard, duc d’Aquitaine depuis Pâques 1170, ne se trouvait pas à Clermont, le roi d’Angleterre emmena tous ces seigneurs à Limoges, le 25 février, et la paix entre Raimon et Alphonse y fut conclue (1). Selon Geoffroy de Vigeois, Raimon prêta hommage pour la ville de Toulouse devant le roi et la reine ainsi qu’un grand nombre de princes (2). La présence de Geoffroy de Bretagne à cette cour ne fait guère de doute puisque, comme nous l’apprend Benoît de Peterborough (3), la reine d’Angleterre avait en ce temps-là sous sa garde Richard, duc d’Aquitaine, et Geoffroy, comte de Bretagne, ses fils. D’ailleurs, c’est ensemble que les deux princes s’enfuirent en France, à l’instigation de leur mère, au mois de mars (4).

Ainsi donc, il est extrêmement probable que le roi d’Aragon et les comtes de Toulouse, de Poitiers et de Bretagne se rencontrèrent à Limoges en 1173, dans une cour que tenaient pour la dernière fois ensemble Aliénor et Henri II. On peut penser que le futur seigneur d’Hautefort n’aurait pas manqué de se rendre à une aussi brillante réunion qui se tenait si près de chez lui.

Cette poésie, de forme curieuse, devient plus claire si l’on y voit un divertissement de cour et si l’on a en mémoire que Geoffroy de Bretagne avait alors à peine plus de quatorze ans (ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas d’être fiancé et comte de Bretagne depuis sept ans déjà) : on comprend mieux le ton enjoué de ce sirventes-canson qui prend l’allure d’un ensenhamen adressé a un jeune homme.

 

Nº 1 : Rassa, tant creis e mont’e poia.

 

Razon

Cette razon se trouve dans trois manuscrits : F (90-90 v°), I (183-183 vº) et K (168 v° - 169).

Texte de base : K.

 

1
Bertrans de Born si s’apellava Rassa ab lo comte
 
Jaufre de Bretaigna, qu’era fraire del rei jove e d’En
 
Richart, q’era coms de Peiteus. E·N Richartz e·N Jaufres
 
si s’entendion en la domna d’En Bertran de Born, Na
5
Maeuz de Montaignac, e·l reis N’Amfos d’Arragon e·N
 
Raimons, lo coms de Tolosa. Et ella los refudava totz
 
per En Bertran de Born, qe avia pres per entendedor e
 
per castiador. E per so que ill se remesesen dels precs
 
d’ella, el volc monstrar al comte Jaufre quals era la
10
domna en cui el s’entendia, e si la lauzet en tal maineira
 
que par qu’el l’agues vista nuda e tenguda. E volc ben
 
c’om saubes que Na Maeuz era la soa domna, aquella que
 
refudava Peiteus, so era En Richartz, qu’era coms de
 
Peitieus, e·N Jaufre, qu’era coms de Bretaigna, e·l reis
15
d’Aragon, qu’era seigner de Saragoza, e·l comte Raimon,
 
qu’era seigner de Tolosa. E per so, dis En Bertrans :
 
     Rassa, als rics es orgoillosa,
 
     E fai gran sen a lei de tosa,
 
     Que no vol Peitieus ni Tolosa
20
     Ni Bretaigna ni Saragosa,
 
     Anz es tan de pretz enveiosa
 
     Q’als pros paubres ... etc.
 
E d’aqesta razo qe·us ai dicha, el fetz son sirventes, e
 
de blasmar los rics que re non donon e que mal acoillon
25
e sonan e que senes tort ochaisonen e, qui lor quier
 
merce, que non perdonen ni servizi non guierdonen ; et
 
aquels qe mais non parlon si non de volada d’austor, ni
 
mais d’amor ni d’armas non auson parlar entre lor. E
 
volia que·l coms Richartz guerreies lo vescomte de
30
Lemogas e que·l vescoms si deffendes proosamen. E
 
d’aquestas razos si fetz lo sirventes que ditz : “Rassa,
 
tant creis e mont e poia cella qu’es de totz enjanz
 
 

Argument :

Bertran de Born et le comte Geoffroy de Bretagne s’appelaient mutuellement “Rassa” ; celui-ci était le frère du jeune Roi et de Richard, comte de Poitiers. Richard et Geoffroy faisaient la cour à la dame de Bertran de Born, Maheut de Montignac, de même que le roi Alfonse d’Aragon et le comte Raimon de Toulouse. Et elle les repoussait tous, leur préférant Bertran de Born qu’elle avait choisi pour prétendant et conseiller. Et, pour les faire renoncer à la courtiser, il voulut montrer au comte Geoffroy comment était la dame à qui il faisait la cour et en fit un éloge qui laissait à croire qu’il l’avait vue nue et tenue entre ses bras. Il voulait qu’on sût que Maheut était sa dame, celle qui refusait Poitiers, c’est-à-dire Richard, comte de Poitiers, Geoffroy, comte de Bretagne, le roi d’Aragon, seigneur de Saragosse, et le comte Raimon, seigneur de Toulouse. Voila pourquoi Bertran dit : “Rassa, envers les puissants, elle se montre fière, et elle agit très sagement ainsi que doit le faire une jeune fille en refusant Poitiers, Toulouse, Bretagne et Saragosse, mais elle a tant de désir pour le mérite que des hommes de mérite pauvres ...” etc. Et sur cet argument que je viens de vous exposer, il composa son sirventes. Il y blâmait aussi les puissants qui n’accordent pas de dons, font mauvais accueil, n’adressent pas la parole aux gens, font des reproches sans qu’on leur ait causé de tort, ne pardonnent pas quand on leur demande grâce, ne récompensent pas les services qu’on leur rend ; ceux encore qui ne parlent jamais que de volée d’autour et n’osent (5) jamais parler de l’amour ni des armes. Il voulait également que le comte Richard fît la guerre au comte de Limoges et que celui-ci se défendît valeureusement. Et sur ces arguments, il composa le sirventes qui dit : “Rassa, tant croît, monte et s’élève, de celle qui est dépourvue de tout artifice ...” etc.

 

Apparat critique :

1) s’ manque à F, con F. 2) Bretaingna I, qu’era manque à F. 3) R. F, qu’ I, Piteus e Rich e J- F, Peitieus I. 4) s’entedion F, dompna F, e Na IK. 5) Meuz IK, Maenz de Montagnac F, Montaingnac I, Anfos FI, Aragon F. 6) Ramons F, Ez F. 7) que I. 8) qe ill se remansessen F, se manque à IK. 9) vole I, mostrar F, qals F. 10) dompna en qe el s’entendea F, la manque à IK, lauzetz F, mainera F. 11) qe F, be F. 12) q’ F, q’el’era Na Maens la F, aqella qe F. 13) Piteu F, era Rich. q’ F. 14) Piteu e Jaufre q’ F, Bretagna F, Bretaingna I. 15) Arragon I, q’e- segner F, seingner I, Saragosa F, Sarragoza I. 16) q’ F, segner F, seingner I. 17) etz IK, orgoillasa I, orgoillofa K. 18) faitz IK, sent K. 19) Qe non F, Piteu F, Peitieu IK. 20) Bretaingna I, Seragosa IK. 21) prez F. 22) Q’ manque à IK, al pro paubre es amorosa F. 23) aquesta razon que·us I, qe·u ai ditz el fez F, e manque à IK. 24) qe F, tenon don e que mal volen IK, qe F. 25) e soven IK, qe F, ocaisonon F, quier manque à F. 26) qe no perdonan F, no guizerdonan ez F. 27) aqellor qui F, que I, no F, sino F, vollada F. 28) no F. 29) qe·l R- F. 30) Lemozes e qe·l F, defendes F. 31) d’aqestas r- el fez F, qe F, F s’arrête après ditz. 32) Le copiste de K a écrit puoia comme I, puis a exponctué le u.

 

Chanson

Texte de base : K.

Dispostion des strophes:

DFIK
1
2
3
4
5
-
 
 
A
1
2
3
4
5
-
e
 
CbE
1
2
3
4
5
-
e
e’
Ca
-
2
6
3
4
5
 
 
M
1
2
3
6
4
5
e
 
R
1
3
2
6
4
5
 
 
Dc
-
-
-
4
-
-
 
 

 

Le vers 26 manque à CbE, les vers 22, 36, 37 et 54 manquent à Ca. M intervertit le vers 2 avec le vers 3, le vers 14 avec le vers 15 et les vers 36-37 avec les vers 38-39.

Lastrophe VI de CaMR est composée de six vers originaux et de cinq vers qui reprennent les vers 18 à 22 de la strophe II des autres manuscrits. Dans la strophe II de CaMR, où les six premiers vers sont les mêmes que dans les autres manuscrits, les vers 18 et 19 sont originaux, mais les vers 20 à 22 correspondent aux vers 31 à 33 de la strophe III des autres manuscrits. Dans cette strophe III, trois vers originaux figurent dans CaMR.

Les manuscrits ADFIK et CaCbEMR présentent des leçons différentes aux vers 52, 53 et 54, dans la strophe V.

Il est très difficile de tirer au clair les liens qui unissent les divers manuscrits ; le copiste de C en fournit un bon témoignage : il a noté à une page de distance une seconde version de cette chanson.

Deux ensembles se distinguent nettement : DFIK (v. 53), qui présentent une composition strophique commune, et CaMR où figurent en même temps une strophe supplémentaire et une version particulière du texte (vv. 18, 19, 20, 21, 31, 32, 33, 42, 43 et 50).

En ce qui concerne la première famille, on y relève les groupes ordinaires IK (vv. 6, 14 et 41) et DIK (vv. 30, 47, 48 et 55). D’autre part, les manuscrits A et F lui sont nettement apparentés : on peut ainsi trouver une leçon commune à DFIK, comme on l’a vu plus haut, ou AF (v. 19). Néanmoins, il n’est pas rare de trouver dans A des leçons qui figurent aussi dans le deuxième groupe de manuscrits : AM (vv. 3 et 27), AMR (vv. 5 et 10), AR (v. 6), ACaR (v. 29) et ACaMR (vv. 17 et 19).

Le comportement de CbE, qui sont probablement apparentés (vv. 18, 31 et 54), comme engage à le penser leur composition strophique commune, semble varier selon les strophes : dans les quatre coblas du début, ils suivent de préférence la première famille, comme le marquent les rencontres AFCbE (v. 20), CbIK (v. 21), EFIK (v. 28) et CbDF (v. 31), alors que leurs rencontres avec le second groupe restent sporadiques : CbEFM (v. 8), ER (v. 15), CaE (v. 30) ; au contraire, dans la cinquième strophe, les liens entre CbE et CaMR sont particulièrement étroits (vv. 45, 46, 47, 48, 49, 53 et 54). Il faut d’ailleurs noter que les tornadas parlent en faveur d’un lien entre Cb, E et M que confirme le vers 48.

La parenté entre Ca, M et R est étroite, et, si l’on rencontre le groupe MR (vv. 2, 4, 7, 11, 12 et 22), c’est parce que plusieurs vers manquent à Ca. En fait, à l’intérieur de cette famille, les liens les plus étroits unissent Ca à R.

Le vers 54 permet d’étudier les hésitations de E entre les deux ensembles de manuscrits. Au vers 53, on lit dans ADFIK :E·l vescoms defenda·l (defenda A, defenda·ill F) s’onor, alors que CaCbEMR proposent un autre texte. Au vers suivant, CaMR lisent : E·l vescoms de defendedor, ce que Cb suit approximativement avec e·l vescomte defendedor ; mais, si E lit bien comme Cb le cas régime vescomte, il va chercher la fin du vers dans l’autre famille : e·l vescomte defenda·ill s’onor, comme s’il avait eu le choix entre plusieurs traditions.

 

Notes:

(1) Benoît de Peterborough, Gesta regis Henrici Secundi, éd. W. Stubbs, Londres, 1964, réimp. t. I, p. 36. ()

(2) Opera citata, p. 319 : Anno sequenti Raymundus comes Tholosanus Lemovicae veniens, & coram rege Anglorum, & uxore filioque Richardo & principibus multis pro urbe Tholosana hominium fecit, praedictamque civitatem ex eorum beneficio recepit. ()

(3) Ibidem, t. I, p. 42. ()

(4) On trouve dans le “Chronicon” de Bernart Itier un acte mutilé ainsi libellé : «Anno gracie MCLXXII (Alienor, regina) et filio Ricardo et com (et regibus de Arragonia et de Navarra ... venerunt Lemovicas et per VIII dies in ca(stro Lemovicensi moram) fecerunt», Chroniques de Saint-Martial de Limoges, éd. H. Duplès-Augier, Paris, 1874, fol. 172 rº. II s’agit probablement de la période qui nous intéresse, mais il est impossible de savoir si com représente un comte et lequel. ()

(5) D’après les vers 43-44 de la chanson, on attendrait plutôt, le verbe auzir, mais la razon dit auson. ()

 

 

 

 

 

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