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Meyer, Paul. Les derniers troubadours de la Provence d'après le chansonnier donné à la Bibliothèque Impériale par M. Ch. Giraud. Paris: Librairie A. Franck, 1871.

138,001- Engles

 

§ III.

Tenson d’En Engles et de ...

(1253 ?).

 

Le texte de cette pièce est incomplet et interverti. J’essaierai de retrouver l’ordre dans lequel se suivaient les différentes parties de la tenson, puis je chercherai à la dater.  Voici d’abord la leçon du ms. : A la cort fuy l'autrier del rey Navar.

Nous avons donc, selon la division du ms., cinq couplets, de 8, 9, 4, 5, 3 vers. Il est manifeste qu’un seul est complet, c’est le second, qui a neuf vers. La série des rimes est ababbaabb. Nous appliquons ce type à la première stance et nous voyons qu’elle a perdu une rime b, soit son quatrième ou son cinquième vers. Puis, sans nous occuper de la division marquée par le ms., nous réunissons en un couplet les huit derniers vers et nous y trouvons ababbabb, c’est-à-dire notre couplet entier moins une rime a, soit celle du sixième ou du septième vers. Revenons maintenant sur nos pas et envisageons le troisième couplet : il a quatre vers, et par l’idée comme par la forme, c’est un envoi (1). Nous reportons donc cet envoi à sa place, c’est-à-dire à la fin de la pièce. Mais alors, nous aurons, à la suite l’un de l’autre, deux couplets dits par le même personnage (l’interlocuteur inconnu d’En Engles), ce qui nous oblige à supposer à cet endroit une lacune d’un couplet ou de trois, selon que la pièce avait, indépendamment de l’envoi, 4 ou 6 couplets, ce que nous ne pouvons savoir, la seconde hypothèse étant toutefois beaucoup plus probable que la première. Étant admis que la pièce avait six couplets, on pourrait encore supposer qu’il en manque un à l’endroit où notre ms. place l’envoi, et deux à la fin. Mais cette hypothèse ne me paraît pas très-vraisemblable, parce que le dernier couplet a bien l’air de clore le débat. Voici donc quelle devait être la disposition de cette tenson :

 

1er couplet (v. 1-8). Je fus l’autre jour à la cour du roi Navarrais, qui est cour courte de toute courtoisie ; courte de prix et courte de donner, et plus courte que je ne saurais dire ; et elle est si courte qu’on n’y peut rien accourcir. De sa cour courte je prie Dieu de me préserver, car en sa cour il y a de tous biens disette ; c’est pourquoi je l’appelle toujours cour courte.

2couplet (v. 9-17). En Engles, à tort je vous entends blâmer le roi de Navarre, en quoi vous faites grande folie. Vous le blâmez de ce qu’il ne vous veut gratifier d’un don plus honorable que ne le comporte votre personne. Mais, s’il y a blâme, ne fait-il pas son devoir (2) ? Il est français et vous anglais, ce me semble, et le roi français ne doit pas donner aux Anglais, car la France prend chaque jour aux Anglais ; et comment donnerait-il, celui qui doit (3) prendre ?

(3couplet, et probablement 4et 5e, manquent).

4ou 6couplet (v. 22-9). Si vous vous décidez à vous en retourner là, En Engles, auprès du roi qui vous donna l’autre jour, je crois que je vous ferai doubler votre don : ne me menez pas en votre compagnie, car j’ai autre chose à faire, et je ne vous y suivrais pas. Et s’il vous faut [y aller] hâtez-vous de partir et prenez ce qui vous sera donné par le roi. Ne m’en donnez point une part, car je ne vous la réclamerai pas.

Envoi (v. 18-21). Roi d’Aragon, couronne de prix cher, je viens à vous pour réparer ma perte, parce qu’en vous est soulas et courtoisie, je viens à vous, sire, ma droite voie.

 

Maintenant, de quels personnages s’agit-il dans cette tenson, et quand fut-elle composée ? Des deux interlocuteurs, l’un n’est pas nommé, l’autre est appelé En Engles, et le v. 14 semble indiquer qu’il était en effet de nation anglaise ; mais cela peut passer pour un jeu d’esprit. Il n’y a pas d’apparence qu’aucun anglais ait jamais composé en provençal, et Engles, comme nom de convention, n’est pas sans exemple. Rambaut de Vaqueiras appelait ainsi, nous ignorons pourquoi, son premier protecteur, le prince d’Orange, Guillaume IV, dit del cornas (4) ; et un troubadour obscur, Peire de Durban, envoie une pièce à un personnage qu’il appelle « Amics Engles (5) ». Si nous devons nous résigner, quant à présent, à ne rien savoir des auteurs de cette tenson, au moins pouvons-nous, avec toute probabilité, identifier les personnages qui y figurent, et par suite déterminer la date de sa composition. Il nous faut trouver au même temps : 1° un roi d’Aragon cher aux troubadours, 2° un roi de Navarre qui les fait fuir, 3° un roi de France qui dépouille les Anglais de leurs possessions.

Le premier point ne peut être déterminé sans le secours des autres, car pendant plus d’un siècle, les rois d’Aragon, à partir d’Alphonse II, ont protégé les troubadours. Pour le second point, nous pouvons hésiter entre Thibaut IV, le chansonnier (1234-1253), et Thibaut V (1253-1270). Il ne peut s’agir d’aucun autre, car le roi de France, mentionné dans la pièce, est, à n’en pas douter, saint Louis. Dès lors, le roi d’Aragon à qui s’adresse l’envoi est nécessairement Jacques-le-Conquérant (1213-1276) ; mais le roi de Navarre, dont la cour est si peu brillante, est-il Thibaut IV ou son fils ? Les probabilités sont en faveur du premier. En effet, à partir de sa majorité (1256), Thibaut V ne résida guère en Navarre, et ne paraît avoir passé les Pyrénées que lorsque des affaires urgentes lui en imposaient la nécessité (6). D’autre part, un petit poème provençal, duquel il est à propos de dire ici quelques mots, contient des reproches tout à fait analogues pour le fonds, qui ne peuvent s’adresser qu’à Thibaut IV. Je veux parler de la nouvelle allégorique de Peire Wilhem, longtemps crue de Peire Vidal (7). Dans cette pièce, il est question d’un roi Alphonse de Castille (8), qui est assurément Alphonse X (1252-1284) et d’un roi de Navarre qui autrefois était joyeux chanteur, mais qui maintenant « chante de péchés (9) ». Ce roi est assurément Thibaut IV, dont les dernières poésies, celles qu’il composa après son retour de la croisade, ont presque toutes un caractère religieux (10). Nous savons aussi qu’il passa en Navarre  les derniers mois de sa vie (11), et c’est alors sans doute que Peire Wilhem et probablement aussi l’auteur de la tenson rapportée plus haut, se rendirent à sa cour et eurent lieu d’être peu satisfaits de sa générosité (12).

L’une et l’autre pièce auraient donc été composées à l’époque du dernier séjour de Thibaut IV en Navarre, c’est-à-dire environ dans les six premiers mois de l’année 1253 (13).

 

Notes :

1. On sait que l’envoi reproduit toujours les dernières rimes du dernier couplet (Diez, Die Poesie d. troub., p. 94 ; L. u. W., p. 101, n. 2). Ici, tous les trois couplets sont pareils, et leurs deux dernières rimes sont ar et ia qu’offre aussi l’envoi. ()

2. Ici, je ne suis pas très-sûr de ma traduction. ()

3. M. à m. « qui devrait », mais peut-être le conditionnel est-il ici et au v. 13 pour la rime ; au v. 29 querria doit être entendu au sens du futur. ()

4. Diez, L. u. W., p. 264. ()

5. Herrig, Archiv., XXXIV, 193 b. ()

6. Il y fit quatre séjours : en 1258, 1264, de nov. 1265 à déc. 1266, 1269. D’Arbois de Jubainville, Histoire des comtes de Champagne, IV, 365, cf. p. 372. ()

7. Voy. Bartsch, Prov. Leseb., p. XI ; cf. Bibl. de l’Éc. des Ch., 6, I, 178-9. ()

8. Lex. rom., I, 415. ()

9. Mas eras canta de pechatz. Ibid. I, 414. ()

10. D’Arbois de Jubainville, Hist. des comtes de Champagne, IV, 335-7. ()

11. Ibid., IV, 337. Il mourut le 14 juillet 1253 et était revenu en Navarre au commencement de cette année ou à la fin de la précédente. ()

12. M. Milá, tout en admettant que l’Alphonse de Castille, désigné dans cette pièce, est Alphonse X semble trouver un motif de doute 1° dans la mention des cinq royaumes d’Espagne (Lex. rom., I, 408), 2° dans ce fait que les règnes de Thibaut-le-Chansonnier et d’Alphonse X ne coïncident que pour une année (Trov. en Esp., p. 200, note). Pour le second point, la réponse est que la pièce est justement de l’année où ces deux règnes coïncident, ainsi qu’on vient de le voir; et pour le premier, on peut dire que malgré la réunion sur une seule tête des couronnes de Léon et de Castille (1230) les contemporains continuaient à compter, comme par le passé, cinq royaumes en Espagne (Navarre, Léon, Castille, Aragon, Portugal). ()

13. Notre confrère, M. d’Arbois de Jubainville, à qui j’ai soumis cette partie de mon mémoire, me propose un autre système qui peut également se défendre. « Je remarque, m’écrit-il, le passage où il est dit que « la France prend chaque jour aux Anglais » .Cette mention doit être antérieure au traité d’Abbeville (1259) par lequel S. Louis rendit à Henri III une partie des conquêtes antérieures (Art de vér. les dates, I, 585 a). Les événements auxquels elle semble se rapporter sont ceux de la guerre de S. Louis contre les Anglais, 1241-3 (ibid. 584 a). Le traité qui mit fin à cette guerre est du 7 avril 1243. Thibaut IV était en Navarre le 25 juin de cette année et y resta jusqu’en 1246. Peut-être pourrait-on dater votre pièce de l’époque, où Thibaut, en guerre avec les Anglais (Hist. des Comtes de Champ., IV, 329), devait être mal disposé à l’égard des poètes provençaux qui tenaient leur parti et « d’En Engles » par conséquent. Cette considération pourrait nous faire incliner à dater la tenson de 1243, ou environ, au lieu de 1253 ». Sans nier la vraisemblance de ce système, je ferai remarquer qu’après le traité du 7 avril 1243 et jusqu’en 1259, il y eut entre la France et l’Angleterre une simple trêve, non point une paix proprement dite, ce qui peut suffire à justifier le jeu de mots du troubadour ; et que d’autre part la date de 1253 a pour elle la coïncidence avec la nouvelle de Peire Wilhem qui ne peut être reculée au-delà de 1252 à cause de la mention d’Alphonse de Castille, et où la cour du roi de Navarre est de même représentée comme peu brillante. En tout cas, la différence qui sépare les deux systèmes n’est pas considérable. ()

 

 

 

 

 

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