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Meyer, Paul. Les derniers troubadours de la Provence d'après le chansonnier donné à la Bibliothèque Impériale par M. Ch. Giraud. Paris: Librairie A. Franck, 1871.

082,013- Bertran Carbonel

 

§ VIII.

Bertran Carbonel de Marseille.

(1280-1300 environ).

 

Ce troubadour est connu jusqu’à présent pour être l’auteur de 16 pièces lyriques et de 70 coblas esparsas, qui nous ont été conservées les unes et les autres par le ms. d’Urfé, le refuge ordinaire de la littérature des derniers temps (1). Il florissait dans la seconde moitié, probablement même dans le dernier tiers du XIIIe siècle. En effet, on voit par l’un de ses sirventes (cité plus loin) qu’il était contemporain de Guilhem Fabre, troubadour que l’on sait avoir vécu à la fin du XIIIe siècle (2). En outre, l’une de ses pièces lyriques (3) est adressée à un roi de Castille qui ne peut être qu’Alphonse X (1252-84). Une autre (Aisi com sel ques met en perilh gran) est envoyée « au bon, au large, au sage et au preux comte de Rhodez », dans lequel il faudrait, selon Diez (L. u. W., p. 587 n.) reconnaître Hugues IV (1227-1274). Mais je serais plutôt disposé à l’identifier avec Henri II (1274-1302), si souvent célébré par Guiraut Riquier, Serveri de Girone, Folquet de Lunel, au lieu que son père et prédécesseur, Hugues IV, n’est point connu comme protecteur des troubadours (4).

Deux autres pièces de B. Carbonel sont adressées à deux personnages désignés ainsi qu’il suit :

Al pus valen que anc portes sentura
Chanso t’en vai prezentar e formir,
A mon senhor de Berra, cui potz dir
Qu’ieu sostenc chant com el fai valor pura.
(Motas de vetz... Ged. 1077)

 

Chanso vay t’en lay on renh’alegransa
E lay on a de lialtat balansa
E lay on hom gent acuelh ses engan,
Al pros comte de Nelien dir aitan :
Quel sieu Bertrans l’a trobat drechurier
Per qu’el s’es dat al sieu fin pretz entier.
(Aisi com am...).

Je n’ai pas réussi à trouver quel était le comte de Berre du premier envoi. Quant au comte de Nelien du second, je crois pouvoir présenter une conjecture à peu près certaine. La forme de Nelien est assurément bizarre, et le ms. d’Urfé étant généralement peu correct, il est bien permis de la tenir pour suspecte. Je propose de corriger de Vellin ou d’Evellin, c’est-à-dire d’Avellino (ou da Vellino, selon la leçon la plus fréquente des anciens textes), et le personnage cherché serait en ce cas Bertrand III, de Baux, prince d’Orange et comte d’Avellino dans le royaume de Naples (1282-1335). Ce n’est pas là une restitution hasardée. Le petit-fils de Bertrand III, Raimon IV de Baux, comte d’Avellino, est mentionné deux fois dans la complainte sur la mort du roi et comte Robert († 1343), et est chaque fois appelé coms d’Evelli (5). Si cette conjecture est fondée, les personnages désignés dans les deux envois qu’on vient de lire, sont l’un et l’autre provençal. C’est probablement encore à l’un d’eux qu’est adressée une autre pièce, violent sirventes contre le clergé, dont l’envoi commence ainsi :

Al plus privat Proensal ses dubtansa
Que huei viva e de mais d’alegransa
Vai sirventes, a cel, on quar lai van
Miei sirventes, dir.......
(Per espassar...).

Quelle qu’ait été la personne désignée dans cet envoi, le troisième vers nous apprend que notre troubadour lui adressait ordinairement ses sirventes. C’est donc probablement le même personnage qu’a en vue la pièce Tan rics clergues vei trasgitar (Roch., Parn. occit. p. 242) adressée al mieu car senhor, mais nous ne pouvons deviner si ce seigneur est le seigneur de Berre ou le comte d’Avellino.

Le ms. Giraud contient deux pièces de Bertrand Carbonel, nouvelles toutes deux. La première se termine par l’éloge d’une dame Saurina, sur laquelle les renseignements me font totalement défaut ; l’envoi de la seconde est ainsi conçu : « Tenson, cours à Aubagne, et là tu apprendras sûrement où est le comte, et sans retard va lui dire que je le prie humblement de me payer; et ce faisant il agirait bien et gent ». Comme Aubagne dépendait de la principauté de Baux, je crois qu’on peut sans hésiter identifier le comte à qui s’adresse la requête avec le comte d’Avellino, Bertrand III.

Le même ms. renferme 20 coblas esparsas de B. Carbonel. 17 se trouvent parmi les 70 coblas du ms. d’Urfé qu’a publiées M. Bartsch dans ses Denkmæler der provenz. Literatur (6). Je publie ci-après les trois demeurées inédites.

Quelques mots maintenant sur le caractère de l’œuvre de B. Carbonel. Celles de ses poésies que nous a conservées le ms. d’Urfé, les seules que l’on connût jusqu’à ce jour, ne présentent rien de bien remarquable. Ses coblas esparsas sont des lieux communs de morale. Ses chansons amoureuses ne s’élèvent pas au-dessus de la médiocrité ; ses sirventes plus intéressants par le sujet, ne sortent point de la voie que parcourait avec bien autrement de force et de poésie, Peire Cardinal. Il paraît même avoir pris pour modèle son illustre devancier ; du moins il en était nourri : non-seulement il le cite (7), mais même il l’imite parfois. Ainsi, il est évident qu’il avait présents à l’esprit ces vers de Pierre Cardinal :

Atressi cum per fargar
Es hom fabres per razo,
Es hom laires per emblar
E tracher per tracio.
(Mahn, Ged. 748).

lorsqu’il a écrit le second des deux couplets qui suivent :

Joan Fabre, yeu ai fach un deman
A ton fraire, et a m’en bel espos.
G., dis ieu, per que es fabre vos ?
E respondec : Car ieu vau fabregan ;
D’aquel mestier que hom a, calque sia,
O d’aquel art lo vay lo mons seguen ;
C’aysi n’a faitz dretz adordenamen.
 
Doncx qui foudat fay per aital semblan
Dic ieu qu’es fols, c’aisil jutja razos ;
Et es tracher sel que fay trassios ;
Et es layres aysel que vay emblan :
Qui malvestat fay nulhs hom non poiria
Tolre lo nom del malvat sertamen ;
Perque fay bon renhar adrechamen.
(Choix IV, 286-7).

Les deux pièces que nous fait connaître le ms. Giraud offrent un caractère plus nouveau. Ce sont deux tensons entre l’auteur et son roncin. Si bizarre que puisse sembler un tel sujet, et si peu relevé, par comparaison aux tensons de l’âge précédent, il avait du moins le mérite de n’être pas rebattu. Il pouvait donner lieu à quelques effets inattendus. Et par le fait les récriminations mutuelles de Bertran et de son malheureux roncin, présentent dans leur familiarité quelques traits assez amusants. Malheureusement le texte de ces deux pièces est fort corrompu et je n’ai pas toujours réussi a le corriger.

L’idée de controverses entre un homme et un animal, pour être surtout fréquente dans les contes et la poésie populaires, n’est pas non plus sans avoir été exploitée au moyen-âge au profit d’une littérature plus personnelle. Il sera question plus loin (X, Davantal, n. 6) de couplets échangés entre le comte de Provence Raimon Bérenger IV et son cheval. En français on peut citer le « Plait de Renart de Danmartin contre Vairon son roncin (8) » et en catalan la Disputa del ase contra frare Enselme Turmeda sobre la natura et nobleza dels animals. Barcelone, 1509, 4° (9).

 

Notes :

1. Les pièces lyriques y occupent les numéros 843 à 858 (voir à l’appendice la table de ce ms.), et les coblas les ff. 111 c à 112 b. — Raynouard, et d’après lui Diez, attribue à B. Carbonel 17 pièces : je ne sais s’il a compté les coblas pour une pièce, où s’il a connu une pièce autre que les 16 du ms. d’Urfé. ()

2. C’est Diez qui en a fait la remarque (L. w. W. 587), détruisant par là l’opinion de Papon (Hist. de Prov. II, 403), qui fait vivre ce troubadour vers 1200. Pour le dire en passant, Papon a eu tort de faire usage de la notice de J. de Nostre Dame sur Bertrand de Marseille (Les vies, etc., p. 189-91). Cette vie, qui paraît très-fabuleuse et qui renferme des vers certainement apocryphes, ne peut se rapporter, même de loin, à notre troubadour. ()

3. Plusieurs, selon Diez (L. u. W. 587) et Milá (Trov. en Esp. p. 197), mais je n’en ai trouvé qu’une (Aisi con sel qu’entr’els pus assajans) dont l’envoi soit bien explicite. ()

4. Il en serait autrement si on admettait avec Diez (L. u. W., 413), que Hugues IV est le comte de Rhodez, qui soutint plusieurs tensons (trois, à ce que je crois) contre Ugo de Saint-Cyr. Mais cette opinion est tout-à-fait inadmissible. Laissons de côté la tenson En vostr’ais me farai vezer (Mahn, G. 116), qui est pour nous obscure, et Seignen coms nous cal esmaiar, qui serait décisive (il y est question du routier Martin d’Algai † 1211) si elle ne paraissait composée de deux fragments de tenson mal à propos réunis par les copistes (voy. Mahn, G. 1144, et Grüzmacher, Arch. XXXIV, 185) ; il nous reste une troisième pièce ignorée par Diez, N’Ugo vostre semblan digatz (Arch. XXXIV, 185), où l’opinion de Marie de Ventadour est invoquée, ce qui écarte absolument Hugues IV. Il faut donc reconnaître dans l’adversaire d’Ugo de Saint-Cyr, non Hugues IV, mais son père Henri Ier (1208-1222 ?). C’est du reste le sentiment de Gaujal (Essais historiques sur le Rouergue, I, 51), et de D. M. Milá (Trov. en Esp., p. 368, n° 1), bien que, selon toute apparence, ils n’aient pas plus connu que Diez la pièce N’Ugo, etc. qui seule me paraît absolument décisive. ()

5. Denkmoeler d. prov. lit., 54, 2 et 56, 14. La première fois M. Bartsch écrit d’Evilli, mais à tort, la leçon du ms. étant la même dans les deux cas. Le même éditeur n’a pu identifier ce comte « d’Evelli », et certes une erreur sur ce point est bien excusable chez un philologue écrivant en Allemagne et n’ayant sans doute pas sous la main les histoires de Provence. Dans sa préface (p. IX, note), il demande s’il ne faudrait pas lire de Velli et propose le comte Charles de Valois (le frère de Philippe VI). Mais, outre que Valois n’a jamais pu devenir Velli en provençal, il est à supposer que l’auteur de la complainte ne se préoccupait à aucun degré de ce français. Le texte indique clairement qu’il s’agit d’un prince de Baux : « Avant de mourir, le roi [de Jérusalem, Robert] pria son héritier [André de Hongrie, époux de la reine Jeanne] d’aimer de cœur les Baussens, le nouveau comte et tous les autres : celui d’Evelli et tous ses adhérents. »

Ans que fenis, le rey, si con podia,
A son heres preguet mot caramens
Que los Bansenx ames totz coralmens,
Lo com novel e los autres trastos :
Cel d’Evelli e totz vos valedors.

L’auteur ne pouvait pas désigner plus clairement le prince de Baux, qui pouvait en effet être appelé « comte nouveau » ayant succédé à son père depuis trois ans seulement, lors de la mort de Robert. ()

6. M. Bartsch, donnant dans sa Chrestomathie provençale, col. 265-6, quelques coblas du ms. d’Urfé, y a joint les variantes du ms. Giraud. ()

7. Dans l’une de ses coblas esparsas, Bartsch, Denkmæler p. 7 ; voir la note de M. Bartsch sur ce passage, et cf. l’introduction aux Denkmæler, p. VI. ()

8. Fonds fr. 837 f. 342 ; publ. par Jubinal, Nouv. Rec. II, 23 ; cf. Hist.litt. XXIII, 459. ()

9. Publié en français, Lyon 1554. Voy. Torres Amat, Memorias, sous Turmeda. ()

 

 

 

 

 

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