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Gouiran, Gérard. L'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born. Aix-en-Provence: Université de Provence, 1985.

Édition revue et corrigée pour Corpus des Troubadours, 2012.

080,032- Bertran de Born

vv. 10-13.
Kastner (“Bertran de Born’s sirventes against King Alphonso of Aragon”, Modern Philology, t. 34, 1936-37, pp. 225-248) décrit ainsi la filiation d’Alphonse II : en 1081, Gerberge, sœur de Bertran, comte de Provence, mort sans postérité, épousa Gilbert, vicomte de Carlat et Millau, et lui apporta Arles et le sud de la Provence. En 1112, Gerberge transmit toutes ses terres à sa fille, Douce, lors de son mariage avec Ramon-Berenguer III, comte de Barcelone (1093-1130), à qui sa femme transféra peu après ses biens. Leur fils aîné, Ramon-Berenguer IV (1131-1162), père de notre Alphonse, hérita du comté de Barcelone et y joignit l’Aragon, lorsqu’il se fiança avec Pétronille, fille et héritière de Ramire II, qu’il épousa en 1150. Les biens de la branche cadette (cf. Deuxième partie. Chapitre I,) retournèrent à Alphonse en 1166, à la mort de son cousin, Ramon-Berenguer II. Comme on le voit, Bertran ne s’est intéressé qu’aux ancêtres les moins illustres d’Alphonse.
 
v. 11 : lai
Stroński (O. C. Folquet, p. 223) a montré que Bertran fait allusion à la forme ancienne du lai en littérature occitane, où la dernière strophe reproduisait la structure métrique de la première, alors que les strophes intermédiaires étaient de forme différente. Selon M. Richard Baum (“Les Troubadours et les lais”, Zeitschrift nº 85, 1969, p. 43), c’est “un genre lyrique à structure irrégulière, caractérisé par la répétition fréquente de certaines formules métriques et musicales, dont la fin peut reproduire la structure métrique ou musicale du début.”
 
v. 15.
Bertran conseille au roi de partir pour Tyr, c’est-à-dire pour la Terre sainte pour s’y tailler un domaine, comme l’ont fait bien des aventuriers, une fois que chacun des légitimes propriétaires des terres qu’il a usurpées les lui aura reprises.
 
v. 16 : debur
On ne connaît pas le sens exact de ce verbe pour lequel sont proposés les sens de “dessécher ; déconcerter” (S. W. t. III, p. 45), “verser, déverser” (Raynouard, Honnorat), “faire peur” (Diez), “effaroucher” (Stimming), “renverser” (Thomas), “emporter, balayer” (Appel), “jeter (à la mer)” (Milà y Fontanals), “effrayer” (Hamlin, Ricketts, Hathaway). Chabaneau se demande s’il ne s’agit pas du même mot que depurar : “Ce verbe serait ici à peu près le synonyme de purger. Se rappeler ce qu’on raconte des effets de la peur.” Ce sens a été adopté par Kastner et Martín de Riquer (Trovadores, t. II, p. 713). Pour le confirmer, on peut rappeler les vers que le manuscrit a insère dans la chanson nº 25: Ni feira a son segnior braias moillar per paor.
 
vv. 19-20
La Provence était entrée, comme on l’a vu, dans le domaine des comtes de Barcelone en 1182, ce qui explique don es issitz. Après l’assassinat de Ramon-Berenguer, Alphonse avait confié l’administration de la Provence à son second frère, Sancho. On a longtemps cru que Bertran prenait ses désirs pour des réalités, malgré la tornada d’une chanson où Peire Vidal dénonçait le lieutenant infidèle : Francs reis, Proensa·us apella Qu’en Sancho la·us desclavella E gasta·us la cer’e·l mel E sai tramet vos lo fel (éd. Anglade, nº 16, vv. 71-74). Dans une note à ce passage, M. de Riquer écrit : “Esta tornada, como ha demostrado Rita Lejeune, se refiere claramente a la alianza entre Sancho, conde de Provenza y hermano de Alfonso II, con los genoveses, sin duda de acuerdo con Raimon V de Provenza y en contra de toda la política del rey de Aragón, lo que para éste constituía una auténtica traición perpetrada por su propio hermano. Estos tratos se efectuaron hacia 1184” (O. C. Trovadores, t. II, p. 886). Une fois de plus, comme on le voit, le troubadour était fort bien informé.
 
vv. 22-23.
Selon Kastner, tout ce que nous savons de la personnalité d’Alphonse II infirme les accusations de ces vers selon lesquels le roi se serait adonné à la gourmandise et à la boisson : sa continence lui valut même le surnom de “el Casto”. Mais, comme le montrent d’autres poésies de Bertran, s’engraissar fait partie des pratiques de ceux qui ne sont pas dignes du Pretz, et il fallait donc que ce fût le cas d’Alphonse.
Geoffroy de Roussillon, excommunié pour avoir arbitrairement répudié sa femme et en avoir épousé une autre, fut privé de ses biens et remplacé par son fils Guinard en 1162. À la mort de celui-ci, le comté de Roussillon revint à Alphonse à qui il l’avait légué. Il va de soi que Bertran ne s’intéresse pas aux détails de cette affaire qu’il se contente de dénaturer aux dépens de son ennemi.
 
vv. 24-27.
Vilamur en Tolsa est Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne). Thomas cite l’emploi du mot Tolsa, “Toulousain” dans des noms modernes comme Cuq-Toulza (Tarn) ou Gaillac-Toulza (Haute-Garonne).
Même si l’on ignore à quoi Bertran fait allusion, l’hypothèse de Kastner selon lequel, lors d’une des campagnes dont la Provence faisait l’enjeu, le roi d’Aragon s’était peut-être lié avec des vassaux mécontents du comte de Toulouse par des engagements qu’il n’avait pu tenir, de crainte de déplaire à son allié, le roi d’Angleterre, est intéressante, même si elle est un peu compliquée. On pourrait rappeler qu’en 1181 le roi d’Aragon était prêt à marcher sur Toulouse et que Bertran avait même composé un chant de guerre pour Raimon V. Or les chroniques sont muettes sur cette expédition qui n’a sans doute pas eu lieu : peut-être est-ce de cela qu’avaient sujet de se plaindre des vassaux du comte qui se seraient imprudemment rangés du côté d’Alphonse ; voilà pourquoi Bertran l’accuserait d’avoir manqué de courage.
 
vv. 28-29.
Ce roi est Alphonse VIII de Castille (1158-1214).
 
v. 30.
ABDFIK : eslais, C : essays, E : essais.
Levy (S. W. t. III, p. 231, eslais) a commenté ce passage en se demandant quel était le sens exact du mot eslais que Stimming 1 comprend au sens de “entreprise” et Thomas, suivi de Stimming 3, en celui de “exploit”. Kastner propose de lire essais en disant que essai ou assai présente assez souvent le sens de “exploit”, même s’il n’est pas répertorié dans les dictionnaires. Il cite à l’appui de son affirmation les vers 7043-44 de Flamenca : De Guillem de Nevers retrais Las grans proezas els assais, qui semblent probants (cf. la note aux vers 43-44 de la chanson nº 22). Mais le manuscrit de base indique bien eslais et je suivrai Martín de Riquer (Trovadores, t. II, p. 713) qui écrit eslais et le traduit par “ímpetu”.
 
v. 32.
Si Alphonse II lui-même et son père, Ramon-Berenguer, avaient bien dû l’hommage au roi de Castille, Alphonse II était dégagé de cette obligation depuis le traité de 1177. Bertran voudrait donc pousser le roi de Castille à revenir sur cet accord en considérant le Barcelonais comme un malvatz home, ce que l’on serait tenté de traduire par “vassal rebelle” ou “qui ne remplit pas ses devoirs”, mais malvatz n’est pas attesté dans un sens aussi technique.
 
v. 33 : rei tafur
Pour Thomas (p. 46), “le roi tafur est le roi des ribauds, & sa cour est ce qu’on a appelé plus tard la cour des miracles”. Stimming 3 (p. 172) a consacré à ce terme une intéressante note qui s’appuie sur l’article de Michael Schmitz (Rom. Forsh. 32, 608-612). Ce mot a été emprunté à l’arménien thaphur, “vagabond, dénué de tout”, probablement par les croisés pendant le siège d’Antioche, car les environs de la ville étaient peuplés de nombreux Arméniens qui apportèrent une aide chaleureuse aux croisés. Plus tard, le mot désigna les bandes indisciplinées de rodeurs qui suivaient les croisés et se composaient pour l’essentiel des restes dispersés de la troupe que Pierre d’Amiens avait conduite en Asie Mineure au début de 1096. À leur tête se trouvait un chevalier normand qu’on appelait pour cela le roi Tafur. M. Schmitz cite ainsi Guibert de Nogent (Recueil des historiens des croisades, Historiens occidentaux, t. IV, p. 242) : Erat praeterea et aliud quoddam in exercitu illo hominum genus, quod nudipes quidem incederet, arma nulla portaret, nullam ipsius prorsus pecuniae quantitatem habere liceret ; sed nuditate ac indigentia omnino squalidum, universos praecederet, radicibus herbarum, et vilibus quibusque nascentiis victitaret. Hos, quum quidam ex Northmannia oriundus, haud obscuro, ut ferunt, loco natus, ex equite tamen pedes factus, sine domino oberrare videret, depositis armis et quibus utebatur induviis, eorum se regem profiteri voluit. Inde rex Tafur barbarica lingua coepit vocari. Tafur autem apud gentiles dicuntur, quos nos, ut minus litteraliter loquar, trudennes vocamus, qui ex eo sic appellantur, quia trudunt, id est leviter transigunt quaquaversum peragrantes annos. C’est ainsi que ce mot pénétra dans la littérature occidentale, où on le rencontre d’abord dans la Chanson d’Antioche.
 
v. 34 : atur
Levy (S. W. t. I, p. 99) cite ce passage et donne au mot le sens de “effort” à la suite de Stimming 1, “tension vers un effort”. Ce sens convient également à ces vers d’Amanieu de Sescas : Vos vey sobrar de sen Las del vostre ioven Per sobrebon atur (éd. Sansone, texte IV, vv. 661-663) et l’éditeur indique “impegno” dans son glossaire. Le sens de “entourage”, préféré par Thomas, Milà y Fontanals, S. Méjean (La Chanson satirique provençale au Moyen-Age, glossaire, p. 169), Hamlin (p. 249) et Martín de Riquer est rejeté par Levy comme assurément faux. M. Lecoy (O. C. Romania nº 94, p. 275) indique pour ce mot les sens de “courage, ardeur, énergie”.
 
vv. 37-42.
Voici le tableau que brosse Kastner (L. C.) à ce sujet : Avant de mourir, Sanche III García le Grand (1000-1035), dont le pouvoir s’étendait sur la plus grande partie de l’Espagne chrétienne, partagea son domaine entre ses quatre fils : l’aîné, García, reçut la Navarre, Ferdinand, le comté de Castille, le bâtard Ramire, le comté d’Aragon, et Gonzalo, les comtés de Sobrarbe et Ribagorza, qui passèrent à Ramire à la mort de Gonzalo. Par la suite, Ramire prit le titre de roi, devenant le premier roi d’Aragon, et eut pour successeur son fils, Sanche Ier Ramirez (1063-1094), En Navarre, Sanche IV García le Noble succéda à García, mais fut assassiné en 1176 par son frère Ramon et ses partisans. Alors, comme les fils du roi étaient encore des enfants et que l’ennemi était à leurs portes, les Navarrais durent se résoudre à élire pour leur roi Sanche Ier Ramirez d’Aragon, ce qui provoqua l’incorporation de la Navarre au royaume d’Aragon. Sanche Ramirez eut pour successeurs ses fils : Pierre (1094-1104) et Alphonse Ier le Batailleur (1104-1134). À la mort de ce dernier, les Aragonais placèrent sur le trône son frère cadet Ramire II (1134-1137), évêque élu de Roda, qui reçut le surnom de Moine, parce qu’il avait été élevé dans un monastère. De leur côté, les Navarrais, ne faisant pas confiance au Moine pour les protéger contre la Castille, en profitèrent pour récupérer leur indépendance en élisant à leur tête García Ramirez (le Garcia Ramitz de Bertran), un petit neveu de Sanche García le Noble. Dès lors la Navarre était indépendante et Sanche VI le Sage succéda à son père, García Ramirez.
Dans ces conditions, il est évident qu’il faut beaucoup de mauvaise foi pour accuser Alphonse II d’occuper indûment le trône d’Aragon. En effet, on ne voit absolument pas en quoi Ramire II le Moine peut être accusé d’avoir dérobé l’Aragon à García Ramirez. Peut-être Bertran part-il de l’idée que Navarre et Aragon devaient former un seul royaume. Or la séparation s’est consommée lors de l’avènement du Moine et désormais l’Aragon est entre les mains des comtes de Barcelone. Une fois de plus, la bonne foi ne paraît pas la motivation dominante de Bertran.
 
v. 41 : Alaves
Kastner avait fait remarquer que les Basques d’Alava supportaient mal le joug navarrais et qu’ils accueillirent avec joie la réunion de leur province à la Castille par Alphonse VIII.
 
v 45 : apostitz
Kastner pense que, par ce mot, Bertran accuse Alphonse d’avoir manqué à sa parole et fait allusion au fait que le roi d’Aragon avait rompu ses fiançailles avec Sancha de Castille et demandé la main d’Eudoxie. Je crois plutôt qu’apparaît ici pour la première fois l’accusation d’usurpation qui sera développée en 25. 39 (cf. note). Le sens de ce mot est donc “illégitime”.
 
v. 46.
Selon le même principe, Guillem de Berguedà (éd. Riquer, XIII, strophe III) annonce qu’il renonce, à cause d’une dame, Na Juziana, à dire davantage de mal du Marques avant de l’accuser d’un assassinat.
 
v. 49 : Berengier de Besaudunes
Le Besaudunes est la région de Besaudun (lat. Bisuldunum), aujourd’hui Besalú, en Catalogne. Ce comté avait été donné en 1162 à Pétronille par son mari Ramon-Berenguer IV. Si nous en croyons la razon, il serait ensuite passé à Ramon-Berenguer, frère d’Alphonse et gouverneur de Provence (1168-1181). Malgré la violence de la réaction d’Alphonse au meurtre de son frère (cf. Deuxième partie. Chapitre I,), Bertran n’est pas le seul troubadour à en accuser le roi. Giraut del Luc, qui lui aussi le traite de Reis apostitz (éd. Riquer, Trovadores, nº 99, v. 31) dit : Que·l fetz son oncl’e son fraire Justiziar e desfaire, Don fo pechatz e dolors (M. de Riquer, “El trovador Giraut del Luc y sus poesías contra Alfonso II de Aragón”, Bolet. R. Acad. Buenas Letras, Barcelona, t. 23, 1950, p. 234).
 
v. 51 : rencur
ADIK : recur, B : rencur, E : retur. Le vers manque a CE. Raynouard écrit rancur, qui ne se trouve dans aucun manuscrit, et traduit : “mais tout reproche ces mauvais faits”. Stimming interprète ce verbe par “stigmatiser, flétrir”, Thomas par “regretter, déplorer” et Diez par “faire des reproches.” Levy (S. W. t. VII, p. 27) se demande si ce passage appartient bien à la rubrique rancurar, et, à sa suite, Appel a adopté recur auquel son glossaire donne le sense de “nettoyer de nouveau, remettre de l’ordre” ; de même, Kastner propose de traduire recur par “nettoyer” et mas par “puisque”. Hamlin donne à recurar le sens de “blâmer”. Enfin, M. de Riquer, qui place un point-virgule après plagues, traduit ce vers par : “pero le recrimino sus malvadas acciones”. Je m’en tiens au manuscrit B, tout en traduisant mas par “puisque”, avec Kastner, car je ne vois entre les vers 49-50 et la suite aucune opposition qui puisse justifier une conjonction adversative.
 
strophe VII.
Lorsque le roi de Castille rompit le traité qu’il avait conclu en 1172 avec le roi d’Aragon contre Pedro Ruiz de Azagra, Alphonse II, sous l’effet de la colère, rompit ses fiançailles avec Sancha, la tante du roi de Castille, et demanda la main de la princesse grecque Eudoxie, probablement fille de l’empereur Manuel Comnène. Le mariage oriental fut arrangé et la princesse entreprit le long voyage avec une suite imposante et de nombreux présents. Mais, lorsque Eudoxie parvint à Montpellier, ce fut pour y apprendre que les deux Alphonse s’étaient réconciliés et que le roi d’Aragon avait épousé la princesse de Castille le 18 janvier 1174. Après bien des hésitations, la princesse grecque se décida à épouser le seigneur du lieu, Guilhem VIII de Montpellier. Elle ne reprit donc jamais la route de Constantinople et, douze ans plus tard, son mari la fit enfermer au monastère d’Aniane, sous prétexte d’infidélité.
Le seul autre troubabour qui fasse allusion à ce véritable roman, Peire Vidal, approuve, lui, la conduite d’Alphonse dont il était le protégé : E plagra·m mais de Castella Una pauca jovensella. Que d’aur cargat mil camel Ab l’emperi Manuel (éd. Anglade, nº 16, vv. 67-70).
Ainsi Alphonse II n’eut jamais l’occasion de dépouiller de ses trésors l’escorte d’Eudoxie, pas plus que la possibilité de renvoyer en Orient cette princesse, mais, même si l’on peut faire grief au roi d’Aragon d’avoir fait montre d’une légèreté coupable dans cette affaire de princesse lointaine, on se prend à admirer l’extraordinaire mauvaise foi de Bertran qui n’a d’égal que l’acharnement avec lequel il s’est attaché à rechercher dans la vie de son ennemi tous les événements qu’il pouvait lui imputer à crime.

 

 

 

 

 

 

 

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